c. 1513
René Thom est un grand mathématicien français ayant obtenu. Il développe des objets mathématiques compliqués; puis il étend ces derniers à différents modèles pour les modéliser.
En biologie, il définit les formes permettant de comprendre le développement et la maladie des êtres vivants.
Il s’intéresse aussi à la linguistique, en construisant mathématiquement la succession des mots dans une phrase.
Cette extension des mathématiques est ce que Thom appelle la «catastrophe». Il est le théoricien de la modélisation catastrophiste, qui le rendit célèbre dans le monde entier (le prix Fields). La théorie de la catastrophe se développe jusqu’en Amérique: on ne modélise pas seulement les êtres vivants et les formes du langage, mais réalité toute est catastrophiste. Thom parvient à une grande célébrité qui vire au ridicule : ainsi un auteur américain essaya d’expliquer par cette modélisation les processus conduisant à une révolte dans une prison. La théorie de Thom fut répandue dans toutes les universités américaines, avec une gloire absurde.
Désabusé par cette célébrité, Thom se retire de la vie brillante qui s’annonçait aux États-Unis et se lance dans un approfondissement de sa doctrine. Pour donner un vrai sens à la théorie des catastrophes, il faut la situer dans le plus haut niveau de la philosophie. Il dialogue avec Aristote et montre que celui-ci est son meilleur anticipant. Puis il demande à ses amis de son centre mathématique à l’IHES qui peut dialoguer avec lui sur Aristote, ce sera Bruno Pinchard. Un livre commun sort, et d'autres travaux réalisés ensemble s'ensuivent, par exemple autour de l'ouvrage de Bruno Pinchard,
La raison dédoublée.
Parmi les commentateurs de Thom, Michèle Porte, psychanalyste, propose une psychanalyse thomienne. Il faut aussi nommer un autre mathématicien, Jean Petitot, dont le niveau mathématique lui permet de comprendre les mathématiques de Thom. Il s’occupe notamment des problèmes de la vision (Les catastrophes de la perception) et de la théorie des neurones. L’œuvre de Thom connaît son apogée dans les années 1980, mais il est aujourd’hui une sorte de purgatoire. Thom fut l’objet de deux films, René, de Godard, et un dialogue filmé avec Lacan. Thom est bachelier en série scientifique en 1939, il habite à Montbéliard, s’enfuit en Suisse pendant la guerre et se réfugie à Lyon. Il y repasse un second baccalauréat en philosophie. En 1943, entré à la rue d’Ulm, il eut le choix entre les mathématiques et la philosophie - et choisit les mathématiques.
Bruno Pinchard:
René Thom était-il un savant ou un primitif ? Thom maîtrise les mathématiques, notamment la topologie, qui est la langue post-galiléenne de la science. Mais la force de cet homme est moins sa virtuosité que son caractère campagnard et son sentiment archaïque. Ce mathématicien hors pair habitait le monde d’une manière proche des sociétés archaïques. Il n’était pas un homme moderne. Avant de s'occuper des mathématiques, il s’intéressait d’abord à la nature, avec une connaissance profonde, en particulier de la géologie. Il parlait peu mais habitait l’espace d’une façon organique, comme un paysan habite son champ : silencieux, précis, solitaire, toujours en train de chasser (l’art de retrouver des traces et de pister l’animal visé ; et l’art de faire des pièges). Il pensait disposer d’une géométrie suffisamment avérée, celle du prédateur. Beaucoup de ses intuitions réveillent en nous l’homme primitif, c’est une mathématique qui nous ramène à la nature. Son motif profond est le rapport entre le prédateur et sa proie ; la restitution de la part de nature qu’il y a en nous tous.
Thom dit qu’il n’est pas exactement un mathématicien, ni un philosophe (celui qui propose une théorie de l’universel). Il est dans la frontière entre les deux, un «philosophe nature». La philosophie naturelle désigne les grands classificateurs du dix-huitième siècle (Buffon, Lamarck).
Mais la philosophie naturelle est aussi la Naturphilosophie, un monde qui s’est développé en Allemagne, la métaphysique de la nature développée à partir de Kant. C’est une réflexion magique sur la vie proche du romantisme allemand et qui cherche des forces dans la nature; comme Gœthe, travaillant sur les couleurs. Dans le prologue du Faust II, il dit que la vérité est la lumière ; mais si nous regardons en face le soleil nous tombons aveugles. La philosophie naturelle ne contemple pas le principe divin qui gouverne le monde, mas s’attache à la réverbération de la lumière dans la nature. Au lieu de regarder directement le soleil, Gœthe observe la réverbération de celui-ci dans l'eau d'une cascade.
L’œuvre de Thom est à la frontière entre Buffon et Gœthe. Son modèle est Cuvier, français (né aussi à Montbéliard), mais vivant à l'étranger (car il est protestant) et jouissant donc de la double connaissance française et allemande. Cette souche de la Naturphilosophie vient des philosophies de la Renaissance, de la théosophie allemande : Dieu ne se contemple pas seulement dans la prière, mais doit se connaitre dans la nature. C’est Paracelse et Boehme. Ceci enracine Thom en Allemagne, jusqu’à Schelling.
Comment être à ce point dans la science moderne et avoir des pères aussi en dehors du mouvement de la science contemporaine? Thom prétend que les sciences ne progressent pas uniquement à partir de la mécanique quantique et de la théorie de l’ADN. Il y voit des simplifications de la matière et de la vie. Ce sont des découvertes qui améliorent la technologie mais non la science entendue comme connaissance des formes.
La mécanique quantique conduit à la bombe atomique et à la décomposition des ondes donnant lieu aux téléphones mobiles, sans être un approfondissement de la connaissance de la matière.
L’ADN rend possible l’analyse des gènes, mais ne permet pas comprendre ce qu’est la forme d’un être vivant.
L’informatique est du côté de la technologie mais non de l’intelligibilité. L’informatique présente des statistiques mais ne permet pas de comprendre le monde; ce n’est pas les gestes théoriques décisifs.
Entre 1970 et aujourd’hui, on ne sait plus expliquer ce qui se passe dans la structure atomique de l’univers. On tente de soumettre la matière à des épreuves de fissions car il n’y a plus de théorie pour expliquer les faits. Et Thom intervient lorsqu’on tente de décrypter les génomes humains : on trouve certes des états figés, mais il nous manque les relations qui s’établissent. Même si nous parvenons à modéliser entièrement le cerveau, nous ne saurons pas faire entrer le paramètre de la vibration des neurones.
L’ennemi de Thom est le réductionnisme, qui croit que nous avons expliqué une réalité quand nous l’avons simplifiée. La justification de cette simplification est «c’est vrai parce que ça marche». L’objection de Thom est qu’il ne faut pas confondre la perfection de la technologie et la profondeur de la vie sensible. La réduction d’une chose en ses éléments donne un contrôle sur cette chose mais ne permet pas de comprendre ce qu’elle est.
Thom pense qu’il y a une quiddité de la chose, une essence ; la science compose la matière et non la forme. C’est produire un ensemble en puissance et non en acte, car l’acte est la forme (Aristote, Physique, II). Thom prend le parti du monde obscur et non du monde illuminé par la technique. Mais il estime que nous avons un moyen de produire une troisième voie, qui donne un contrôle herméneutique et non constructiviste, ce sont les pouvoirs que donne la géométrie. Cette dernière permet de comprendre comment des formes émergent dans l’univers.
Si nous voulons maintenir une forme de l’univers, c’est dans la géométrie la plus fine, la topologie, que nous la trouvons. Elle restitue pour l’intelligence ce que la technologie domine et qui cependant régit réellement la vie naturelle. Le vrai savant est le gardien de l’intelligible, celui qui trouve les formes géométriques du monde. Il reprend le dispositif central de l’école de Platon : que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. C’est le pythagorisme.
Expliquer n’est pas prédire. Ce qui distingue la science de Thom de la science commune, c’est que cette dernière prend pour but la prédictibilité, qui conduit à la probabilité. C’est ce que produisent les équations classiques de la mécanique. Le modèle catastrophiste n’a pas de prédictibilité. La forme géométrique reste libre dans sa réalisation ; on peut faire une bonne mise en forme d’un modèle qui ne se produira jamais. La prédictibilité engendre la probabilité ; pour Thom il faut distinguer cette dernière de l’imminence du modèle d’intelligibilité.
Thom propose des modèles d’intelligibilité qui ne rendent pas compte d’une statistique. Il n’est pas dans la prédictibilité mais dans l’explication : il ne dit pas ce qui va se passer, mais comment quelque chose va se passer si jamais ceci advient. L’événement est impénétrable ; c’est une pensée de la catastrophe qui garde le hasard. C’est une pensée de l’après-coup. Tout autour de nous est fragile et entre en catastrophe. Les modèles catastrophistes sont des systèmes très sensibles aux conditions initiales, qui peuvent mettre une réalité en bifurcation. Ce monde reste caractérisé par des flux énergétiques qui peuvent à tout instant se déchaîner.
Thom annonce le primat de l’espace. La théorie de Thom est spatiale, elle tend à transformer tout, même le temps, en espace. L’expulsion du temps le contracte dans le mystère de l’événement.
Le pythagorisme de Thom signifie qu’il y a une géométrie englobante et déterminante dans son œuvre, une géométrie qui n’est pas tridimensionnelle. Il y a autant de dimensions que de variables, nous devons faire des objets disposant de plusieurs plans qui s’articulent. Des lois strictes unissent ces plans, la théorie des catastrophes unit ces dimensions. Le mode de pensée est l’espace ; et c’est par construction d’un espace que nous venons à bout du caractère irréductible d’une forme. Les formes sont considérées dans leur rapport au substrat. Elles interviennent dans leur incarnation ou leur lien avec un substrat.
Ceci vient de Descartes : pour avoir un meilleur contrôle de la trajectoire des boulets de canons, il faut projeter le boulet dans un espace euclidien, avec une opération mathématique qui assigne à chaque point de la trajectoire du boulet une donnée dans l’espace-temps. C’est la fonction ou le repère cartésien. Descartes découvre la projection de l’axe temporel dans une trajectoire linéaire spatialisée. Les aléas de l’événement sont réduits à la trajectoire. C’est de là que naît le déterminisme. Nous disposons d’un espace calculable dans lequel le rapport cause / effet est assignable. Il y a un plan de spatialité à la nécessité qui lie une cause et un effet.
Ceci est radicalisé par Leibniz. C’est ce que Descartes appelle la res extensa. Ce sont des connexions entre l’intelligence et l’espace qui sont instaurées par Descartes. Thom appartient à la révolution cartésienne. Mais, pour obtenir ce triomphe, Descartes dut négliger les propriétés qualitatives des objets. Descartes abolit les qualités sensibles perspectives par les sens en faveur de la seule quantité repérable. L’univers qu’il construit est déterministe et quantitatif ; les qualités ne sont que des illusions des sens. Il se crée une antinomie entre Descartes et Aristote, entre la quantité et la qualité. La France porte cette rupture qui explique une grande part de ses révolutions intérieures.
Thom reprend l'exigence de projection spatiale mais tente d’étendre cette exigence jusqu’à restituer les qualités sensibles qu'Aristote met au centre de sa pensée. C’est une réinterprétation des formes sensibles dans la construction géométrique. Cette théorie qualitative repose sur des structures géométriques comme la théorie des fonctions ; c'est une tentative de synthèse de Descartes et Aristote.
Ceci est possible par les évolutions des calculs différentiels pour les faire entrer dans des calculs indéterminés. L’espace de Thom est suffisamment plié pour donner toute sa chance à une relecture du monde aristotélicien ; en restituant un monde qui n’est plus le monde abstrait de Descartes.
Quelqu’un se pose le même problème après Descartes ; c’est Leibniz. Il montre que Descartes fut trop léger au point de vue de la qualité du monde mais aussi au point de vue mathématique. Descartes oublie la force (accélération). Pour être fidèle aux phénomènes, il doit y avoir une opération qui calcule la dynamique de l’objet ; et donc il faut retrouver la force, qui ne peut pas être réduite à la quantité. La théorie des catastrophes est une nouvelle émergence du conflit entre Descartes et Leibniz.
Thom ne croit pas à la force mais doit faire entrer un concept dynamique, qui est le potentiel. Ce n’est pas une force, mais une figure, un élément de l’espace qui entre dans une tension entre deux termes. Ou bien le potentiel est stable, ou bien il est instable. Toute la philosophie française est faite contre la force ; le structuralisme n’est qu’un jeu de la langue, et non de la puissance. La structuration de l'inconscient comme un langage chez Lacan se distingue du caractère pulsionnel de Freud, et la pulsion est du côté de la force.
Thom géométrise la force au nom du concept de potentiel, stable ou instable. Soit le puits de potentiel est assez fort pour stabiliser l’instable. Soit à l’inverse le puits n’est pas assez fort et son contraire devient plus stable. On interprète les conflits dans le monde comme n’étant pas seulement des chocs ; il y a des attractions qui sont des capacités de stabilisation. Les points de catastrophe sont les bords des systèmes qui soit vacillent vers l’extérieur et vont vers le chaos, soit reviennent vers le puits de force initial.
3 février 2012
Thom développe une relation ambivalente avec l’espace. Ce géomètre veut approcher les réalités à partir d’enveloppements dans des espaces doués d’une structure mathématique forte. Ce poète de l’espace place l’avenir de l’intelligence humaine dans la fécondité de l’espace. Il se place dans la suite de Descartes, qui est le point de débat. L’espace doit-il être utilisé comme lui, ou faut-il mettre en cause l’usage des espaces cartésiens? Une chance et une inquiétude portent la référence de Thom à l’espace. Ce peut être un rebondissement de l’intelligence moderne caractérisée par le tournant linguistique de Wittgenstein et Russel, qui reconstituent des axiomatisations par le langage. Thom propose un tournant morphologique. Une morphologie est une forme qui se déplace dans l’espace. La construction spatiale est un réductionnisme, et Thom s’oppose à cette réduction. Il demande que sa spatialité soit ouverte vers un monde respectant les formes vivantes sans les réduire.
On renvoie au passage sur le morceau de cire. Descartes médite éclairé par une bougie, laquelle fond pendant qu’il écrit. Descartes joue avec la cire. Elle fond comme une eau le long de la colonne de la bougie, se répand au pied du bougeoir où elle se reconstitue et se solidifie. Si elle est tantôt un objet se tenant dans un bougeoir, tantôt un liquide, tantôt un amas, qu’est-ce que la bougie? Elle change de parfum au cours de la transformation. Pouvons-nous avoir un concept continu de la bougie au gré de ses métamorphoses? Un aristotélicien serait très éprouvé, car les Anciens considéraient les qualités sensibles comme la nature de l’objet. La fonte de la bougie perd ses propriétés, dans une sorte d’évanouissement du monde. Il devient une série de métamorphoses imprévisibles.
Soit je fais une erreur en m’attachant aux qualités secondes. Je dois considérer en revanche le volume que la bougie occupe dans l’espace. Ce qui importe, ce n’est plus la qualité mais la quantité de la bougie. La quantité sert de fil rouge à la métamorphose de la bougie. Et la quantité vient sous la forme de figures géométriques. Ce sont des positions dans l’espace ; la bougie n’est que la transformation d’une quantité de matière selon ses positions dans l’espace. C’est ce que Descartes appelle (quantité et figure) les qualités premières. Mais la bougie a changé de figure. Descartes répond qu’il y a une notion plus profonde que celle de métamorphose, celle de mouvement. Une réalité est composée d’une triade : quantité, figure, mouvement. Le mécanisme est une conception de la réalité où des quantités de matière formées selon une certaine figure s’entrechoquent par l’effet de mouvement. Pour concevoir l’unité de la réalité dans cette épreuve du morceau de cire, il faut un changement de paradigme, substituer aux qualités secondes des concepts plus fondamentaux qui assurent la permanence des objets dans le monde.
La raison pour laquelle je suis bouleversé par cette bougie qui fond est due à une attention due à la fonte de la bougie. Il y a donc la continuité du regard de Descartes. Pour que le problème de la permanence des objets, il faut qu’une permanence plus profonde se mobilise, celle de l’attention. Qu’est-ce qui me permet de soutenir la permanence de l’attention? Ce qui permet à l’âme d’être aussi continue, c’est la fonction de l’esprit lui-même, qui est une durée indéfinie que l’on appelle la conscience.
L’apologue du morceau de cire conduit à la réforme de la physique de la qualité en une physique de la quantité ; et à une nouvelle psychologie du sujet de la science. Le scientifique doit mettre en œuvre dans l’application de ses procédures de recherches une continuité de conscience qui repose sur la continuité de la substance pensante. Il n'existe que deux réalités corollaires et distinctes : la substance étendue et la substance pensante. Descartes fonde le sujet de la science, en faisant reposer le savoir de l’Occident sur une substance pensante qui s’appelle la subjectivité, le cogito.
La révolution de Thom implique-t-elle cette double réforme? Thom ne favorise pas une conception aussi claire et aussi parfaite que celle de Descartes. Thom ne laisserait pas tomber les qualités secondes de la bougie. Il tente de produire une géométrie suffisamment puissante pour qu’elle les prenne en charge. L’espace est toujours les espaces. Cette fécondité des espaces vient de la topologie, qui les articule et les lie. Thom ne réduit pas mais propose une attitude herméneutique, restituant toute l’individualité de l’objet étudié. Thom pense qu’il existe des substances individuelles qui sont dans des relations de conflit et non de choc. Dans le conflit il y a une énergétique entre les sujets, chacun étant pour l’autre un puits de potentiel. C’est un conflit entre des attracteurs et non un choc de matière à paroi rigide comme dans le mécanisme.
De même, la substance étendue de Descartes est une extension infinie grande comme le cosmos, avec des événements de chocs qui produisent des formes. Mais la matière cartésienne est un milieu homogène isotope où se créent des figures grâce au mouvement. Dieu crée un espace indéfini et y introduit du mouvement qui doit se répandre de partout. En s’incurvant, il crée un vortex ; et donc la première forme qui marque l’étendue est le tourbillon. Dans le monde de puits de potentiels, de conflits, l’espace n’est pas isotope, mais originairement habité par des singuliers. L’espace initial est irrégulier, habité de singularité, de points d'intensité inégale ayant tendance à se diviser. Son modèle est le démembrement, la dégénérescence des points. Le modèle est la famille : un ancêtre par division produit une ramification. Le démembrement des singularités engendre des tensions entrant dans des conflits latéraux - comme une famille qui s’entend mal. C’est une transcendance démembrée.
Thom veut restaurer la dualité aristotélicienne entre les genres et les espèces. Nous ne sommes pas seulement des tas de matière mais nous appartenons à une espèce. Pour Descartes, ces espèces ne sont que des phénomènes mécaniques. Le semblable est un produit hasardeux de l’onde qui pousse les quantités de matière dans l’univers. Les espèces sont réductibles à des procédures mécaniques ; ce sont des familles de compression parallèle. Thom essaie de restituer une généricité. Nous appartenons tous à des classes ; il y en a même dans les couleurs et les pensées. Déjà Aristote pensait qu’on pouvait étendre le modèle du genre et de l’espèce aux plus grands domaines de la pensée humaine, ce sont les catégories. Elles sont les genres suprêmes de la pensée, les plus grands étant la substance et l’accident. Thom essaie de restituer cette idée de genre jusque dans les lois de l’intelligence. Il emploie un modèle géométrique, avec le concept de canalisation. Un espace de genres est une sorte de tubulure dans l’espace géométrique qui contraint un certain nombre d’accidents à passer à travers elle. Dans l’espace des couleurs, une tubulure générale est le bleu du ciel, qui contient le prisme coloré. Il y a donc une classe variable des couleurs dirigées en genres et en espèces. Thom restitue au monde moderne une richesse de contours que Descartes faisait perdre. La pensée humaine est un système de tubulure de ce genre, des conflits s’effectuent entre des espaces de genres. Ces derniers se projettent sur le social et soumettent sans cesse à des tubulures génériques qui poussent dans des représentations plutôt que d’autres. Ceci conduit à une théorie des idéologies : elles sont des champs de secteurs organisés en champs génériques qui conduisent à des conflits. Les inconvénients surviennent sur les bords où deux espaces de genres entrent en conflit. Nous pensons par état de groupes, en lien avec l’entourage extérieur. Le puits de potentiel est le groupe. L’intellectuel fait remonter le puits de potentiel pour en créer des rivaux. En dernier ressort, ce qui commande l’univers, ce sont les formes géométriques. C’est un pythagorisme : les bassins attracteurs, les genres suprêmes, sont les grandes figures géométriques. Les dieux de Thom sont les catastrophes élémentaires, des formes géométriques dominantes.
«Pour nous modernes, reconnaître une entité c’est pouvoir la localiser.»
«Les entités abstraites sont aussi des entités localisées, mais dans des espaces abstraits : les champs sémantiques qui en découlent sont alors dotés d’une véritable transformation continue.»
Dans les années 1980, une tension existe entre Thom et Prigogine. Les querelles entre les savants du monde physico-mathématique sont terribles. La force de Thom est de ne pas avoir à gérer de laboratoire. Il dut faire face à une forte agressivité. Il y a une gestion des qualités du monde à partir des tubulures. Ceci retrouve le pythagorisme, c’est-à-dire que la géométrie l’emporte sur la matière. Ceci est notable dans le Timée de Platon, qui explique comment les formes géométriques permettent d’expliquer et d’organiser tout le réel. Thom veut refaire le Timée. Ce serait décrire les processus de pures mathématiques qui sont au fondement des échanges physiques. Cette ligne est celle de Grothendieck. Il y a cette gestion mathématique de la physique.
Tandis que Prigogine pense l’inverse, la théorie de l’émergence. Elle remporte un succès absolu. Prigogine trouve que c’est une position fasciste de croire que la réalité est contrôlée par la géométrie. Il pensait que les formes viennent des turbulences de la matière considérée du point de vue thermodynamique. C’est l’idée de la fécondation dans la mer par foudre. La thèse de Prigogine est que les formes ne sont pas données, mais elles émergent. C’est la question de la génération spontanée. Thom répond qu’un corps des mathématiques rigoureux et rigide et puissant empêche de penser que les formes naissent seules ; Prigogine voit chez Thom seulement un résidu de platonisme. Prigogine utilise Isabelle Stengers pour lutter contre Thom : ils écrivent La nouvelle alliance. Il s’agit de s’allier avec la nature pour devenir des champs d’émergences, avec pour modèle théorique Bergson. Il définit la philosophie comme la pensée de l’élan vital. La matière est quelque chose de passif qui de temps en temps est traversée par une bouffée créatrice qui crée des mondes nouveaux et qui retombent en pluie froide. Une émergence est une bouffé créatrice vitale plus que géométrique, qui se restitue ensuite dans des sortes de durcissements.
Il y avait entre eux deux Mandelbrot, la théorie des fractales, qui se veut la synthèse. Il veut éviter le face-à-face. Le fractal est une structure itérative. La structuration initiale se répète à l’infini. La structure du fractale est celle de points de conflits dans la nature, comme la côte bretonne ou les alvéoles pulmonaires. Il n’est pas la peine de faire venir des formes depuis le ciel des Idées, car la matière est elle-même formelle. Et ce ne sont pas des émergences, mais de la matière formelle. Mais cette théorie a plusieurs hypothèses non soutenables, comme le fait que la fractalité continue à l’infini. Et le système itératif demande que le temps soit continu et régulier, ce que rien ne nous assure. Et enfin le fractal est un objet machiné, artificiel, non naturel. Donc la synthèse ne fonctionne pas.
Thom fait un pas en avant. Ayant reconstruit les généricités, il reconstitue l’arbre de Porphyre et il dit que la physique est partagée en deux voies. Soit on part de la physique atomique et on n’a qu’un calcul de probabilité, une moyennisation de la thermodynamique qui conduit à un nihilisme, soit il y a des tubulures génériques, et alors nous gardons le pouvoir de nommer les choses. Chez Aristote le langage humain désigne des réalités substantielles. Le langage a pouvoir de désigner des entités stables.
La théorie de Thom sauve le monde qualitatif, mais aussi la portée référentielle du langage. Dès lors la base du tournant linguistique - à savoir que le langage ne signifie rien - s’effondre. La philosophie linguistique se gorge du langage car elle ne dit que des mots. Or avec Thom le langage désigne les réalités, il faut donc un retour aux configurations réelles de la nature. Les Modernes vivent dans des systèmes chaotiques «qui excluent toute description linguistique possible des événements.» Contre ceci, Thom défend une permanence des objets donnant lieu à une fonction référentielle du langage qui a pour fonction de montrer des essences - comme chez Aristote. Ceci apparaît comme hyper-réactionnaire. Même dans la grammaire des mots, des procédures géométriques sont en empathie avec les procédures morphogénétiques de la nature. La grammaire mime dans sa dynamique la procédure spontanée de la nature.
On peut estimer que cette défense de la nature, du langage, de la portée référentielle du monde, appartient à une défense de l’humanisme. Le langage peut dire le monde, ce qui rejoint la Renaissance italienne. Thom retrouve le geste de Léonard de Vinci. Les essais de Thom sur la dynamique du monde et du langage se lisent comme les carnets de Léonard.
Vendredi 2 mars
Penser le monde depuis 1968 avec la réponse de Thom à Godard : le réalisateur prétend que la révolution maoïste pourrait ouvrir l’espace à toutes sortes de possibles pendant que le mathématicien préfèrerait identifier les impossibilités avant de célébrer les possibles.
Les mathématiques ne permettent pas de faire n’importe quoi avec l’espace. Dans la suite des nombres, des régularités font qu’on ne peut pas faire que certains passages obligés. La topologie a pour fonction d’examiner les puissances de l’espace et en montrer les contraintes. L’espace est irrégulier, non neutre, animé de propriétés qui sont autant d’obstructions quand on veut s’y confronter sans les contourner. Le possible n’est pas pour autant illimité. Il existe un nombre indéfini mais pas infini de possibles car les empêchements ressortent à la nature de l’espace. C’est le dialogue entre l’idéologue politique promettant un épanouissement multilatéral de nouvelles structures sociales et le mathématicien qui répond qu’il se faut tenir compte des contraintes propre à l’espace, soit-il celui social ou propre à la nature. Le film oppose deux pratiques de la politique au vingtième siècle.
La première, représentée par Godart pensent que tout est possible quand on a la force (inversion des flèches). Face à lui, Thom n’est pas simplement un mathématicien s’enfermant dans les abstractions de la théorie mathématique, mais il montre qu’il convient d’habiter le monde, dont la structure est rigide et stable. Il faut se convaincre d’obéir à ces contraintes plutôt que prétendre les subvertir.
C’est un débat idéologique entre un représentant du naturalisme qui présente la nature comme une limite au pouvoir humain, et un Godard qui est dans la volonté de puissance avec l’idée que l’être humain peut imposer sa loi aux choses. Dans cette débauche de l’intelligence de Godard, Thom n’est-il pas, en un sens quasiment providentiel, pour signifier qu’il existe des lois latentes ne pouvant être transgressées et devant être analysées comme dans une cartographie?
Le film devient non seulement épistémologique mais plus profondément politique sur la résistance du réel à l’interventionnisme que Godard manifeste. C’est une leçon, un jugement sur 1968. Lorsque Thom invente le cobordisme permettant de transformer un tube en deux tubes, il est dans l’ordre politique quelqu’un qui, par son sens du conflit, montre les tubulures faisant que les masses peuvent passer dans des endroits et non dans d’autres.
Le second film est le triomphe de Thom. La révolution est finie et la sagesse de Thom reste maîtresse des lieux. Les contraintes qu’il sollicitait se sont montrées déterminantes pour les espèces futures. Thom ne fait pas seulement des modèles pour des sciences politiques, mais il produit le concept local de Mai 68 lui-même. Ayant parlé comme il le fit en 1968, il procure une géométrisation des aberrations et des progrès susceptibles d’être réalisés en 1968.
Quelle serait la topologie thomienne des métamorphoses en cours de 1968? Est ce que Thom lui-même, dans les attracteurs qu’il dessine contre Godard pour montrer que tout n’est pas possible, les identifie en un assez grand nombre de cas?
Après 1968, il eut d’autres attracteurs : le mitterrandisme qui récupère les flux de 1968, et à partir de 1985 se produisit le progrès technologique avec l’introduction des ordinateurs dans chaque foyer. Il y eut des tubulures pour l’information. Thom ne veut pas du concept d’information mais celui de forme. Or ici Godard a gagné : la toile est formée des flux d’informations et non de formes. L’ordinateur n’a pas de contrainte. Internet n’est pas une topologie mais une métamorphose illimitée et irresponsable de toutes les informations. L’invention de la toile récupère-t-elle les signifiants flottants issus de la vague de 1968, des champs limites ou des bords? - Mais au lieu d’être contraints dans une loi topologique, ces signes furent soumis à la commutativité intégrale de l’ordinateur. Quelles peuvent être les résistances à cette nappe combinatoire (par opposition aux nappes topologiques) de l’informatique?
Le 11 Septembre, qui est le prochain attracteur, est impensable et inconcevable pour 68. Mais le durcissement du terrorisme dans les années 2000 est le retour de réalité aux délires combinatoires de l’informatique, la toile suscitant une fracture beaucoup plus dure qui oppose au monde virtuel le monde sur-réel de la destruction et de l’écroulement. Ce n’est plus une catastrophe mais un écroulement (ce que Thom appelle une catastrophe lissée), la chose s’abat elle-même.
Malgré le succès de Thom face à Godard, il ne pouvait pas prendre en considération les frontalités entre le terrorisme et l’informatique. Thom pense tout sauf le terrorisme. Peut-être entrons nous dans une ère post-catastrophique, même les régulations de l’espace proposées par Thom ne sont plus à la mesure de l’éclatement se produisant. Ceci ne revient pas à donner tout son droit à l’émergence, car il existe des structures archétypales et les échecs de l’Occident sont archétypes. Mais comment va s’écrire le logos ou la topologie de ces nouvelles structures?
L’autre issue, probablement fausse, est de dire que Thom s’est trompé, qu’il n’y a pas d’attracteurs mais que des instabilités généralisées. Or ce n’est pas évident car il y a bien des oppositions entre des structures stables et d’autres instables et nous ne sommes pas que dans des instabilités généralisées.
Comment interpréter des conflits topologiques dont les bords sont rigides (contre ceux de Thom, qui sont instables et régulateurs) et des espaces de déploiement qui, au lieu de se tenir dans des bassins, vont vers un écoulement infini?
Plus proche d’un mouvement de systole et de diastole et non d’une maîtrise de la topologie, la guerre, le déversement de bombes en Afghanistan n’est pas une topologie mais la tentative de se donner un contrôle aplanissant voué à l’échec. Le problème est d’arriver à penser des catastrophes plus rigides dans leur centre et plus tendres sur leurs bords, permettant de se tenir au niveau de la topologie politique.
On retrouve le paradigme (devenu dominant dans les sciences politiques et sociales dans les années 1990) du réseau d'identités liées par des liens faibles mais nombreux, qui font qu’il n’y a pas de forme apparemment, pas de topologie. C’est indéfini. Mais l’évolution du processus de Thom depuis le pli (un seul attracteur homogène sans différenciation) passant par une différenciation des attracteurs (queue d’aronde) jusqu’aux formes plus compliquées, des ombilics, montre que ce sont des formes dynamiques faisant intervenir un second système dynamique qui, pareille à une onde de choc, module le premier système.
Le monde des ombilics marque l’interaction d’un système relativement simple inter-étatique avec une onde de choc formée de réseaux qui, en multipliant leur connexion, deviennent une onde de choc déferlant sur les attracteurs. Ceci forme un couple énergétique sur lequel interviennent les attracteurs. Thom reste utile car il voit la forme, les ombilics, ce qui permet de penser les processus venant depuis les années 1990 : l’interaction des réseaux avec les formes plus stables que sont les États. Le processus évolutif n’est pas terminé.
On peut aussi voir les crises et les relations internationales avec les modèles de la turbulence : le plus simple est le tourbillon, qui est encore une forme, un vortex, perturbant un milieu qui entre en dépression, selon différentes modalités, avec un milieu plus ou moins visqueux, un vortex plus ou moins rapide, une densité du flux plus ou moins importante, etc. Par exemple Facebook dans le printemps arabe améliore la fluidité du milieu. Des modèles mathématiques peuvent aider à la réflexion avec des systèmes complexes, ce sont des outils puissants pour réfléchir en sociologie et en sciences politiques. Il s’agit de conjoindre des systèmes doubles pour les combiner par la rencontre d’un système mou et d’un système dur.
La restauration du pouvoir référentiel des mots : l’un des grands acquis de la théorie des catastrophes est de donner à la langue son pouvoir de désignation. Les mots accompagnés des formes adéquates retrouvent une puissance référentielle : ils ne signifient pas seulement des mots mais désignent des choses. Thom retrouve ce pouvoir référentiel ou déictique des mots, cette dimension de désignation de la réalité, un pouvoir de monstration.
Pour les philosophes contemporains tout est question de langage. C’est une déification du pouvoir des mots. Or avec Thom le monde qui était habillé de mots redevient meublé de choses. Avec ce pouvoir de restitution des choses dans le langage, Thom appartient à une tradition ancienne des arts de la parole, la rhétorique, celle de Cicéron : un art de splendeur verbale ayant pour vocation de faire voir aux citoyens la réalité des situations le pouvoir des mots. La rhétorique donne un sens de la réalité, elle est au service du vrai, alors que la sophistique reste dans l’illusion.
Deux grandes époques de rhétoriques en Europe existent : les Grecs et les Romains. Cicéron, redonna tout son pouvoir de démonstration et d’ameublement du monde à la parole. Il dut se dégager de la sophistique mais aussi des philosophies trop abstraites ou trop transcendantes qui nous font perdre les urgences sociales.
La pensée du Moyen-âge est plutôt une sophistique ou une logique fascinée par la fécondité des rapports entre la sophistique et la croyance religieuse. Ceci donne lieu aux systèmes scolastiques. Jusqu’à ce que Pétrarque, lassé des querelles stériles de la scolastique et des édifices logiques de la théologie, redonne au langage, non seulement des chimères logiques, mais une puissance de vision du monde et une capacité à désigner la réalité vivante. Il visite les vieilles bibliothèques et retrouve les œuvres de Cicéron. Il crée l’école du cicéronianisme. L’un des spécialistes de ce dernier est Marc Fumaroli
(L’âge de l’éloquence). La Renaissance à partir de Pétrarque est un retour non de métaphysique mais d’abord de rhétorique, c’est le pouvoir créateur de la rhétorique qui est à l’œuvre partout, les lettres, l’architecture (Alberti), la politique (Machiavel), la musique (Monteverdi). Une rhétorique du dessin s’exprime par les ombres, qui, avec Léonard de Vinci, sont des accents mis sur un geste, une accentuation rhétorique du dessin.
Descartes rompt avec ce mouvement : certes la rhétorique montre des choses, mais désormais il faut les calculer. C’est le refus des qualités occultes et la destruction des formes substantielles. L’époque de Descartes marque la fin de la tradition rhétorique, même si Pascal est encore un tenant de la tradition rhétorique contre la tradition analytique de Descartes.
Thom apparaît comme une nouvelle résurgence des pouvoirs de la parole : il appartient à une tradition humaniste (par opposition à Descartes ou Galilée) qui est une forme de résurgence du cicéronianisme en tant que reconnaissance des formes du monde. De même qu’il y a des obstructions dans l’espace, il y en a aussi dans les mots. C’est pourquoi Godard fait des gribouillis car il est face à la réalité rhétorique. Il y a un humanisme de Thom, avec une proximité entre les travaux de Thom et les carnets de Léonard, autour d’une tradition de monstration du monde.
L’apologie du logos
Le denier livre de Thom,
Apologie du logos, exprime défend cette idée. Dans l’ouvrage qui cherche à défendre la parole, Thom veut pratiquer l’apologie comme les orateurs défendant une cause : il porte donc un dessein rhétorique semblable à Pascal quand il désirait écrire l’apologie de la religion chrétienne.
En réalité Thom serait un primitif, moins mathématicien qu’un orateur qui défend le monde et les choses telles qu’elles se manifestent. Cet auteur médaillé de mathématiques ouvre son ouvrage par une référence à la magie éditée chez les hermétiques. Logos est à la fois raison et parole, ce mot commence le prologue de l’évangile selon Saint Jean. Thom reprend l’idée de fondement du monde dans une parole. Eudoxe avait des zones en dehors de la calculabilité simple par des nombres réels, il les appelait les aloga, ce qui donne les irrationnels. Il y a une bifurcation entre d’un côté le logos comme objet mathématique, comme rapport, comme proportion et de l’autre côté la raison, le discours, la parole, le Verbe.
Comment les Grecs purent-ils accepter que leurs concepts soient si ambigus? Polakos légoménon est une expression d’Aristote, Métaphysique, G, 3. C’est ce qui se dit en plusieurs sens. Les Grecs aiment la richesse de leur mot logos, celui de leur civilisation, et jouent sur toutes les résonances de ce mot ambigu. La richesse de leur civilisation repose sur l’ambiguïté du logos. Le projet de Thom est de restituer la polyvalence du logos pour enrichir le concept de «raison» chez les Modernes. Dans un arc-en-ciel, la lumière est divisée selon les couleurs fondamentales du spectre. On passe continuellement de l’une à l’autre. Thom transforme le logos en un arc-en-ciel dont il établit toutes les nuances et les traverse de tonalité en tonalité.
L’œuvre de Thom se situe au carrefour des deux sens du mot logos et utilisent la puissance de ces deux dimensions, dont celle de désigner les choses dans la nature. Les mélanges entre ces deux aspects du logos sont l’intention de notre auteur et constituent son travail propre. Thom montre le caractère formel des mathématiques, en prolongeant le cercle Bourbaki (une théorie des catégories pures, avec des formes de structuration des corps du réel mathématique selon des substructions élevées et sans sens). Il n’existe ni objet, ni intention - aucun référent, pas de sémantique, seulement des pures opérations. Le sens est à la fois le référent, et l’intention mise dans le mot. Référent et sens sont les effets naturels de la langue, alors que dans les mathématiques il ne se trouve qu’une généricité ou une opérativité. Le mot n’est pas seulement un souffle d’air, mais c’est un acte de la volonté qui impose une idée (l’intention) dans le son. Tout mot a un référent et un sens ; ce sont les effets de la langue.
Seul le point, c’est-à-dire Dieu suivant la tradition, pourrait avoir un sens. Dieu se signifie par la lettre i, c’est-à-dire un trait qui porte un point, ce dernier étant ce qui porte toute l’unité du monde. Thom accorderait une sémantique du point, mais un triangle ou une sphère n’ont pas de sens. Alors tout l’imaginaire de la spéculation mathématique se porte sur le point. Les conjectures de Thom présentent avant tout une nouvelle géométrie du point, tout en restant conscient du vide du point. Tout le reste n’est que le formalisme mathématique.
La langue, l’autre sens du logos (celui des avocats), est plus simple dans sa structure que les équations mathématiques. Compte tenu des nos phrases, nous ne pouvons pas les faire marcher toutes seules ou automatiquement, il faut les gouverner. Alors que dans les mathématiques on peut multiplier un syntagme efficace, dans la langue il n’y a ni multiplication ni généricité, ses répétitions qui sont la manifestation de l’instinct de mort selon Freud. La répétition est le ralentissement de la création et le refroidissement de l’anthropique. Aucune relation de multiplication n’existe dans la langue comme il y en a dans les mathématiques.
Si la syntaxe est pauvre, le lexique est riche. Au départ nous sommes face à des objets complexes qu’un mathématicien peut tenter de contrôler par la générativité des mathématiques, mais dont la fécondité se paie de la pauvreté sémantique.
Ou alors on peut tenter de contrôler la complexité du monde par une pauvreté syntaxique enrichie pas une richesse infinie du lexique.
Les avantages des mathématiques et ceux de la langue sont inversés : l’un désirant la richesse de l’autre, le projet de Thom est d’imbriquer les deux.
Zénon, né en Italie, disciple de Parménide, montre que l’espace est infiniment divisible et conduit à la théorie du continu (labyrinthe du continu). C’est le paradoxe de la tortue: si l’espace est infiniment divisible, si l’on fait partir une tortue et que l’on demande à un lièvre de la rejoindre, le lièvre n’arrivera jamais à rejoindre la tortue. Or c’est le cas dans l’expérience. Comment expliquer que le lièvre, qui est un être fini, puisse franchir un espace virtuellement infini. Comment des entités finies remplissent un espace infini? C’est le problème de la composition du continu. Zénon s’en sort en concluant que le mouvement n’existe pas, que tout est immobile.
La richesse des objets mathématiques vient de ce qu’ils sont fondés sur la répétition. Les concepts ont des définitions d’une complexité variable et ils ne peuvent pas être réduits à une norme unique. Le concept clé est l’intentionnalité. Mais comme Thom veut réduire les concepts de la philosophie à son propre système, il montre que l’intentionnalité n’est pas seulement une volonté de sens, mais une détermination géométrique, une singularité.
L’intentionnalité est le vecteur de sens que la volonté humaine place dans un mot (individualisation sémantique). Il existe des conflits entre les intentionnalités. La complexité du concept est réduite à des conflits entre des frontières pendant que la complexité mathématique tient non à des conflits mais à des opérations des répétitions (multiplications).
L’intentionnalité fonctionne sémantiquement dans le langage, elle est représentée par des mots qui jouent leur valeur en fonction des moments dans la syntaxe. Les pivots syntaxiques sont le sujet, le verbe et le complément. En échange, les mathématiques sont dépourvues de conflit. Comme il n’y a dans les mathématiques ni intentionnalité, ni syntaxe, ni individuation, elles sont dépourvues de conflit. Thom fait une théorie sémantique et non mathématique du conflit car il faudrait pour cela une loi générative du conflit.
Les mathématiques sont un système de répétition, la syntaxe est un système de conflit. Comment ces deux côtés du logos se rencontrent-ils? Le vide des mathématiques, indépendant des conditions sémantiques, est bien fait pour rendre compte des conflits de la syntaxe. Inversement, la phrase est extrêmement bien faite pour dramatiser les mathématiques en prêtant des intentionnalités sous les objets mathématiques. La théorie des catastrophes est un ensemble d’équations neutres, souples, mues par une générativité qui leur est propre, et destinées à s’adapter en profondeur aux conflits de subjectivité ou de volonté décrits dans la syntaxe. Si elle voulait se théoriser elle-même, la syntaxe est tellement passionnée, tellement sémantique, qu’elle donnerait lieu à une guerre d’extermination entre les sujets. Les mathématiques, par leur indifférence ou leur neutralité, apportent la paix de l’intelligence au monde des passions résumant la vie du langage. Inversement, la passion du langage, le conflit d’intention vivant en lui, libèrent les mathématiques de leurs abstractions et leur donnent une vie qu’elles ne peuvent acquérir seules. Les mathématiques aident à la théorisation devant laquelle échoue la langue.
L’idée est de se libérer des incohérences propres du subjectivisme inhérent à la géométrie et utiliser l’expérience de la vie pour donner une mise en œuvre à la puissance des mathématiques.
Le logos est éclaté entre deux types de représentation de la vie: métaphysique (reposant sur le langage et la sémantique) et géométrique (la forme visible dans l’étendue).
Thom pense un mode frontalier entre les deux sens du mot logos tendent à se confronter, et il propose une modélisation de leurs interfaces. Ainsi il réconcilie l’unité du logos comme le faisaient les Grecs (par exemple par la proportion ou l’analogie). Logos veut dire proportion et raison. Chez les Grecs, la théorie au contact entre les deux est l’analogie : elle est une proportion dans l’intelligence. Le point de suture entre deux proportions (mathématiques et la théorie de la connaissance donnée par la raison) est l’analogie. La théorie des catastrophes joue la même fonction que la théorie de l’analogie dans la philosophie médiévale. La catastrophe est l’un des styles ou des pratiques de la théorie de l’analogie.
Le sens s’est aujourd’hui retiré dans les marches, dans les confins, loin des formes organisatrices. Nous retrouvons ici la question des bords mous. Nous sommes contraints à une morphologie des marches et non des entités centrées. Plus on avance dans la philosophie et dans l’histoire du monde, plus on arrive dans des confins - ce qui rend la théorisation de plus en plus difficile.
Vouloir et étendue sont les deux faces du logos. Vouloir est l’intentionnalité, étendue est la répétition. Schopenhauer est aussi une recherche d’une connexion entre le vouloir et l’étendue. En résumant l’Occident à la connexion entre le vouloir et l’étendue, nous pouvons retrouver Schopenhauer, mais aussi Kant et Descartes. C’est une façon intense de résumer l’Occident.
L’Occident apporte à la Chine une connexion rigoureuse entre le vouloir et l’étendue. La Chine s’intéresse pour sa part peut-être à une connexion entre la mutation et l’étendue - au sens des changements que le Tao gouverne. À l’inverse des Chinois, les Occidentaux ne sont pas des êtres de mutation mais de volonté.
L’œuvre de Thom cherche à approfondir le logos au lieu d’y renoncer en faveur du chaos. C’est une extension du logos face aux tentations du chaos.
C’est ainsi que Thom arrive à la conclusion qu’il peut avoir une intelligence du monde magique. C’est dans les sciences occultes que se jouent les principales découvertes des points-clés. Pareille à Freud qui observe avec une attention soutenue des phénomènes comme le transfert, la « parapsychologie » ou un ensemble de zones qui semblent interdites à la rationalité saine mais qui en réalité peuvent se montrer structurantes. Donc loin de s’opposer, les lettres et les sciences se réarticulent. Le Moyen-âge classait les sciences en sciences mathématiques et sciences littéraires. Il opposait le trivium et le quatrivium. Le savoir est complet par le septénaire. Le trivium est composé de la grammaire, de la logique et de la rhétorique. Le quatrivium est composé de l’arithmétique, de la musique, de l’astrologie, de la géométrie. Ces sciences s’articulaient pour former le septénaire de la science. C’est ce dernier qui est restitué par la théorie des catastrophes et qui essaie d’articuler les catastrophes mathématiques et les intentionnalités de sens du langage.
vendredi 09 mars 2012 (cours de Clément Morier)
Le logos est doté d'une ambiguïté, il contient en germe plusieurs voies. Au cours du développement et de l'histoire de la pensée, il y eut un dédoublement entre les opérations mathématiques sans l'ontologie sous-jacente pour ne garder que l'opérativité du réel. Le sens et la substance furent repris par la langue, pauvre dans la syntaxe mais riche en vocabulaire. Le formalisme mathématique est précis mais simple, alors que la langue n'est pas précise. Il existe une zone de dialogue entre ces deux fleuves de la connaissance. Tom essaie de ramollir les sciences dures (abandonner la prédiction pour la seule explication). C'est remonter du quantitatif au qualitatif, par une opération de plongement. L'enjeu des deux fleuves du logos est aussi de durcir les sciences par l'appel aux contraintes de l'espace. C'est tenter de retrouver la topologie, qui s'intéresse aux points qui restent les mêmes quand les choses se métamorphosent. Les mathématiques du vingtième siècle s'intéressent plus à la forme qu'à la calculabilité.
Nous cherchons à comprendre le modèle des catastrophes. Le quantitatif part d'un objet pour ensuite trouver une loi. Mais la décomposition de cet objet arrive à la tautologie. Telle est la démarche du réductionnisme. Tandis que le qualitatif part d'une émotion ou d'une idée qu'il tente de canaliser pour en faire une forme ou une œuvre. Le qualitatif et le quantitatif travaillent en sens inverse, mais ce faisant il crée un accroissement du savoir. La topologie et la psychologie (Jung) dressent des ponts entre ces deux rives du quantitatif au qualitatif.
Il existe deux failles de catastrophes, deux types de processus évolutifs. Le premier part du pli, qui est un état stable qui ensuite entre en instabilité jusqu'à la destruction du système. Thom parle d'une chaudière, dans un état stable, puis on la pousse jusqu'au point où elle explose.
Ce pli se métamorphose en une queue d'aronde. Au milieu du fleuve se trouve une zone où les deux attracteurs peuvent échanger. C'est la zone de catastrophe. C'est une famille de processus évolutifs. Il existe deux états stables et la possibilité de quitter le système.
La seconde famille part d'une fronce, la fusion de deux plis. Ainsi quand on quitte un pli on retrouve une autre stabilité. L'image est celle du changement de vitesse en voiture, c'est une manœuvre de survie. La catastrophe désigne le changement d'attracteur dominant dans un système progressif. Un saut s'opère sur une continuité. Mais il est impossible de sortir du système.
Cette fronce se métamorphose en la morphologie du papillon. Un troisième attracteur apparaît. Soit un prédateur excité par la faim. Il se déplace et soudain voit sa proie. C'est une catastrophe de perception. Alors qu'il était sa propre proie, soudain il devient prédateur. Ensuite il mange sa proie, et cherche un lieu de repos pour la digestion. Puis le cycle recommence.
Il y a trois paramètres : l'excitation structurale, le potentiel énergétique et la fonctionnalité. Ceci conduit à la fonction biologique, à quatre phases. La première est celle de préparation, de l'ordre d'une contrainte structurale ou d'une mise en ordre structurale. On arrive à une zone où le potentiel devient utilisable. Ceci conduit à la seconde phase, celle de l'action. Vient une troisième phase, en sens inverse, de relaxation structurale. Les interactions jadis rigides se déstructurent. C'est ici que se situe le journalisme. La quatrième phase est celle du bilan et de l'investissement des nouveaux moyens.
C'est une extériorisation de quelque chose. Il y a aussi un aspect intérieur : l'observateur ne voit rien, mais pourtant quelque chose se produit. À partir de quelque chose d'infirme et d'amorphe, on crée quelque chose avec des bords. Ce sont en sociologie les trajectoires qui donnent les identités à des bords. Aristote montre aussi que l'acte est le bord de la puissance. Ce n'est qu'au bord de la puissance que je peux faire un acte, comme le tailleur de pierre qui opère sur la statue.
Hannah Arendt voir deux étapes dans toute réalité politique, l'agir et le penser. Elle distingue l'appartenance et le retrait. L'appartenance est la prise de position, dans une perspective de destruction de la métaphysique. La fonctionnalité est l'agir dans une pensée de la pluralité en tant qu'elle est organisée. C'est le rôle de l'acteur, qui mobilise ses moyens en vue d'une fin. La théorie des catastrophes permet d'unir et de faire dialoguer des gens qui ne s'entendent pas. L'inverse de l'appartenance est le désengagement, la mise en retrait. C'est ce qui permet par exemple à Hegel de penser la Révolution.
Les trajectoires peuvent se moduler, par exemple par l'apprentissage qui est une fonction. L'apprentissage est une structuration, jusqu'à un point limite. Ceci marque un progrès, qui prend le risque de l'automatisme. L'usure est le raccourcissement de la troisième phase, la relaxation, qui entraîne un décalage de la future phase 1. Telle est l'amorce du cercle vicieux de la fatigue.
La fin de ce modèle conduit à un plateau qui évite la destruction du système, une dernière chance en somme. C'est le stress en biologie ou le dilemme de sécurité dans les relations internationales. Ce nouvel attracteur est réactionnel, lié à une situation de survie du système, et transitoire. C'est l'idée de sacrifice, une poche à compromis (et non une zone de dialogues), qui engendre une longue période de relaxation pour reprendre le cours normal.
Ainsi la théorie des catastrophes permet de comprendre ce mécanisme, par exemple de comprendre la nécessité de la phase de relaxation, voire subir un deuxième deuil. Mais de telles phases de relaxation sont-elles réalisables?
Tout ceci engendre un problème sur le temps : celui de préparation de l'action, celui de l'action (chronos), celui du temps de diffusion (relaxation, oubli, deuil, pardon, sacrifice, etc.), celui réfractaire à l'action (aion) de l'économie et de l'investissement. Il existe des moments : celui possible de l'action, puis l'instant opportun (kairos), puis l'évaluation du réel, enfin la reprise.