Introduction
Sur la base d'une conception ouverte des significations de la raison, Bruno Pinchard veut procurer une intelligibilité nouvelle des grands corpus de l’humanisme. C’est alors qu’il découvre à Naples l’œuvre de Giambattista Vico (1668-1744) qui propose, sur la base de la Mathesis des modernes, un accès inédit aux substrats archaïques des conceptions rationnelles. C’était reconnaître dans la pensée solitaire de Vico une véritable «génération des dieux» qui pouvait s'étendre jusqu'à la modernité. Les principes de cette interprétation ont été exposés dans la thèse d’Etat, ainsi que dans l’ouvrage qui en a été tiré, La Raison dédoublée, Paris, Aubier, 1992. Ils ont été soumis à vérification dans le commentaire, en 1993, du premier grand livre de Vico, L’antique sagesse de l’Italie (GF). L’idée défendue est celle d’une structure double de la raison, qui associe à chaque événement un sens conceptuel et un sens mythologique. Cette hypothèse, qui inscrit une dimension spatiale irréductible dans l’activité de l’esprit, a donné lieu à une collaboration avec le mathématicien topologue René Thom, publiée en postface de la Raison dédoublée, sous le titre : «La Transcendance démembrée», qui résume l’intention de tout l’ouvrage. Un exposé synthétique de cette métaphysique du dédoublement a été proposé dans la Préface à la réédition de De l’acte de Louis Lavelle.
 
 
21 février 2011                                                                                                                       
Giambattista Vico est, un auteur central pour une civilisation donnée, un auteur dont on peut dire que c’est le Descartes italien et qui en France n'existe que par à-coups, sans avoir participé au panthéon des philosophes connus. Vico a été présent en France par une personne locale, Jules Michelet. C’est Victor Cousin qui voit en Michelet des dons éclatants, l'encourage à séjourner en Italie et à prendre en charge l'étude de Vico. Si l'on veut un regard sur la présence de Vico, il faut regarder les œuvres complètes de Michelet, volumes I et II. Le premier est le recueil des travaux du jeune Michelet sur Vico. Le second est donc une histoire romaine, qui n'est que l'application des vues de Vico sur l'œuvre et l'action du peuple romain.
 
          Il y a là une mise en œuvre puissante mais locale, le reste des œuvres de Michelet développe son œuvre propre et Vico disparait. Michelet s'est confronté à l'œuvre de ce Napolitain inconnu. Et il s'aperçoit que les Français ne pourraient pas le lire, car il écrit dans une langue si étrange et inhabituelle, plus proche du dialectique napolitain que d'un texte susceptible d'être livré brutalement et tel quel à la lecture des Français. Pour le dire autrement, jamais une œuvre comme celle-ci ne serait reconnue en France. Donc Michelet a traduit en un français fluide et élégant une partie des œuvres latines de Vico, étant entendu que son latin manifeste des irrégularités impressionnantes (même si au demeurant Vico est professeur de rhétorique latine). Puis Michelet affronte les œuvres italiennes dans cette langue baroque de Vico, qu'il a décidé de réécrire. Il traduit ainsi La science nouvelle dans une langue qui en garde le génie tout en lui donnant une limpidité étrangère à sa forme initiale. Puis, dans un troisième temps, Michelet compose une grande introduction sur la philosophie de l'histoire de Vico. Il a trop bien compris la leçon : ayant achevé sa percée au sein de Vico, Michelet est devenu historien puis poète ou prophète de l'histoire. La chose philosophique a été absorbée dans l'acte de devenir un historien effectif. Bref, la percée de Vico est locale, absorbée par Michelet, le Victor Hugo de l'histoire. Vico s'est aboli dans son triomphe : étant à la source de l'histoire romantique, il est absorbé par elle et n'en s'en remet pas. Après Michelet, il est cité de temps en temps comme fondateur de l'histoire moderne. Mais son œuvre n'apparait pas et il n'est lu que dans la version de Michelet, dans sa traduction dans un français souple qui ne restitue pas ce qu'il y a dans le texte original. On trouve ainsi des citations chez Chateaubriand. La complexité de Vico a été bien employée, elle féconde un dessin magnifique. Mais jamais elle n'est recentrée dans la puissance de son ontologie.
          Ensuite les choses ont tourné différemment sous la personnalité de la maîtresse de Lafayette. C'était une femme très à gauche d'une maçonnerie révolutionnaire qui se propose de tuer les rois. C'est une italienne, la comtesse Belgioso. Elle se rend compte que Michelet avait libéré un intérêt pour Vico, qu'il est un homme qui s'est mis au service de Vico ; mais elle vit aussi qu'il restait libérer ce qu'il en est de Vico. Elle traduit La science nouvelle, et son geste ne passe pas inaperçu. Restituée en français dans sa forme la plus précise, cette œuvre donne un magma presque incompréhensible.
        Sauf que Marx s'en sert et en tire des conséquences. Il lit la traduction de La science nouvelle par la comtesse Belgioso, et propose des analyses puissantes sur la convergence entre son œuvre propre et les intuitions de Vico. Il s'empare de Vico, et l'engage dans sa relecture de la vie sociale à partir des conflits de classes. Marx dit que Vico est le premier à avoir vu ce que la lutte des classes a de fondamental. Il suffit de lui ajouter l'auto-processus du concept hégélien pour que l'on obtienne une intelligibilité du fait social - auquel nous n'avons pas accès autrement.
         Or, comme cela s'est produit pour Hegel, on a vu naître tout un vichianisme de gauche qui s'enracine dans une princesse de gauche ayant transmis à un théoricien du monde ouvrier et 3qui créée un renouvellement dans la critique sociale.
           Mais il n'y a pas de Vico de droite. Certes, il est un philosophe catholique, qui fait reposer sur une substance absolue l'ensemble des étants. Mais son intérêt pour la divinité dans les sociétés archaïques le conduit à être accusé de paganisme, de panthéisme. Et la force de la révolution qu'il impose dans l'ontologie cartésienne est peu appréciée par les penseurs de la tradition. Car pour lui la vérité n'est pas une substance absolue, elle ne s'explique pas par la façon dont elle est cause du monde. Mais elle repose avant tout sur une catégorie qui devient nouvelle : le facere. Ce qui doit être posé au centre d'une connaissance du monde, ce n'est pas esse mais facere. Le critère de la vérité est un agir qui me rend participant d'une réalité qui est de part en part factitive. La réalité repose sur la prégnance du faire. Le mot capital dans la langue latine, celui qui rassemble ce savoir du monde, est le facere. Le caractère central de cet activisme est un critère constructiviste dans la vérité. Vico n'est pas empiriste, les états de choses sont portés par des agirs qui reposent sur la radicalité du facere.
          Les grands théologiens y ont vu un hommage au créationnisme ; mais en même temps ils s'inquiètent de voir que l'homme dispose d'une puissance qui n'est pas à l'ordre du jour dans une conception religieuse. Il y a, aux yeux de ces théologiens, un risque dans le fait de donner un pouvoir à la pensée humaine de construire un monde - ce qui est loin de l'adoration du monde et de la participation, par la prière, aux réalités créées et à leur Créateur. Ainsi, Balmès dénonce un auteur qui de fait est catholique, mais qui, dans les conséquences de son système, est diabolique : en développant la puissance du faire, il risque de soumettre l'ordre chrétien à une efficience de l'homme.
            Une première avancée du facere avait lieu chez Malebranche, qui dit que l'efficace fait l'ontologie. La notion d'une réalité du facere existe déjà chez Malebranche, qui laisse entendre que les causes secondes sont des positions dans l'espace-temps. Mais la causalité réelle appartient seulement à des principes universels, qui sont des lois imposées par Dieu. Seule l'efficace de Dieu rend les choses opérantes. La puissance divine réalise la causalité ; l'efficace est aux mains de Dieu. Mais si, chez Vico, la vérité se construit par un agir de l'homme, c'est un prométhéisme qui peut conduire à un constructivisme.
            Pris entre la condamnation de Balmès et l'intérêt de la comtesse Belgioso, Vico a une fortune précaire. Il n'existe pas d'étude d'histoire de la philosophie le concernant, il n'est pas restitué dans sa puissance. Ce sont les Italiens qui relancent Vico, mais pour de mauvaises raisons. Un mouvement nationaliste, visant à unifier l'Italie, cherche des philosophes. On se demande ce qui légitime l'orgueil des Italiens (la primauté italienne), et si ces philosophes sont entrés dans le concert des idées de l'Europe. Où est ce que l'Italie a été un peuple asservi? La réponse des nationalistes consiste à dire qu'il y a quatre génies, qui correspondent aux quatre moments de l'Europe : Dante, Bruno, Galilée, Vico. Vico anticipe Hegel, et quand l'Allemagne domine l'Europe, elle ne fait que développer les possibilités en germes dans l'œuvre de Vico.
 
            Les trois auteurs qui lancent ce mouvement sont:  
1.     Bertrando Spaventa, un Napolitain qui introduit et explique Hegel aux Italiens, et qui développe la thèse de la circulation des idées en Europe. Il défend aussi l'idée que l'Italie a été une anticipation des idées européennes. Vico serait ainsi un pré-hégélien, qui prépare la réception de Hegel en Italien.
2.     À la suite de Spaventa, le relais est assuré par Gioberti, qui essaie de montrer les rapports de Vico avec Schelling. Il fait de Vico un penseur de l'Absolu.
3.     Puis deux jeunes intellectuels font de Vico le principe et l'affirmation qu'il est le plus grand penseur de la modernité (chose qui n'arrivera jamais en France) : 1° Giovanni Gentile et 2° un historien de Naples, Benedetto Croce.
 
            Benedetto Croce compose un manifeste : Vico est vrai, car il a imprimé une critique de la métaphysique qui conduit à la philosophie du vingtième siècle. Il est le témoin de la grande victoire de la pensée nationale italienne et libérale moderne. Vico affirme le primat fondateur de l'histoire, laquelle est le véritable centre du monde.
            Ceci revient à faire de Vico l'inventeur de l'historicisme. C'est une position selon laquelle l'histoire est la vérité du monde. Nous ne sommes que des mémoires qui devons historiciser toute réalité ontologique. Il n'y a aucun être, que des séquences de devenir. La clé du monde consiste à montrer que l'homme acquiert une spiritualité de plus en plus universelle, un spiritualisme qui est le fait de cet historicisme. L'histoire est au principe de toute réalité, donc la remémoration historique fait de l'esprit qui l'effectue le principe unificateur de l'humanité. L'histoire est le lieu où l'esprit s'effectue lui-même ; et l'Europe est fondée sur l'universalité de cet esprit (gagné par la réflexion sur l'histoire). Cette pensée est encore dominante jusque dans les années 1970 - 1980 : l'histoire va apparaître la clé de toute chose.
            On  fait de Hegel un historiciste, or c'est faux : pour le penseur allemand, la pensée se donne comme auto-réflexion de l'histoire, et ceci parce que cette auto-réflexion s'effectue selon une logique. L'histoire, chez Hegel, n'est qu'un moment des catégories logiques dont l'Encyclopédie est la sommation. L'Encyclopédie repose sur l'anneau logique et non sur l'historicisme. L'histoire est une présupposition, qui va évoluer dans son concept.
            Ne pouvant pas assimiler Hegel à cet horizon de l'historicisme, ces penseurs italiens ont essayé de faire l'opération avec Vico. Benedetto Croce fonde une école qui rencontre un triomphe : jusqu'à la fin du siècle, tout philosophe italien est historiciste.
            Pendant que Croce développe ses hypothèses, un autre philosophe, Giovanni Gentile développe ses thèses sur Vico et en fait un auteur qui appartient au mouvement des idées européennes. Il soutient que la force de Vico est de montrer que le noyau logique du système hégélien se retrouve dans les concrétisations dialectiques qui restent de la culture médiévale de Hegel; que Hegel est un grand idéaliste, qu'il croit à une ontologie dogmatique. Or il faut une critique de ces noyaux logiques, qui font entrer en mouvement même ces identités logiques. Il faut que l'entité logique elle-même devienne dialectiquement logique, que la logique elle-même devienne quelque chose de plus profond (car une dialectique reste figée). Il faut redescendre en-deçà de la logique, et atteindre une pure identité du moi.
            C'est une remontée à Fichte contre Hegel, car la logique hégélienne est une réification du moi dont il faut restituer la fluidité. Cette philosophie est l'actualisme : l'art de restituer des états subjectifs derrière des concrétions logiques. L'œuvre du moi est le faire, la faiblesse de Hegel est qu'il donne une autonomie au Concept - alors que celui-ci dépend de l'activité du moi. Cet agir originaire vient de Vico : le facere est une critique des entités fondatrices de la logique.
            Mais cela tourne mal, car l'actualisme ne peut être viable. Comment, de ces affirmations de l'agir du moi, rejoint-on la nature, l'histoire, la physique, etc.? Giovanni Gentile a une mauvaise idée et dit que le moi devient totalité à travers le truchement de l'État. C'est l'État qui fait que l'actualisme des sujets devient celui du tout. Or cette philosophie devient par là même celle de l'État totalitaire, qui promeut l'État en tant que puissance de totalisation. Mussolini s'en empare et en fait le programme de son parti. Giovanni Gentile devient donc le théoricien du fascisme. Les communistes, en 1945, assassinent Giovanni Gentile d'une rafale dans le dos.
            Mais la jeunesse des intellectuels communistes a suivi des cours sur Giovanni Gentile et restent marqués par lui. Cette génération actualisto-marxiste a cru de son devoir de revenir à Vico, qui était la condition d'une libération communiste de la société italienne. La génération de l'après-guerre a produit les premiers travaux de relecture calme de Vico, notamment Eugénio Garin et Paolo Rossi. Ce dernier défend l'idée que Vico a totalement manqué l'esprit de son temps, qu'il s'est enfermé dans la médiation de Rome avec une érudition archaïque. Vico formerait une pensé profonde, qui n'a pas suivi le mouvement des idées de son temps et a développé une puissance de pensée inégalée sur des informations d'archives dépassées.
            Garin répond à ceci, et dit que Vico est moderne car il annonce la libération du prolétariat. Tous ces auteurs ont publié à nouveau les œuvres complètes, et ont créé un centre de recherche à Naples qui s'exerce à restituer les trésors de la bibliothèque de cette ville.
            Un mouvement d'intérêt pour les manuscrits de Vico s’est développé jusque dans les années 2000, qui se demande, étant donné qu'il y a une mathésis universalis fondée par Descartes, quelle est la position de Vico par rapport à cette mathésis. Est-il une alternative absolue au cartésianisme? Or accepte-t-il la révolution de Descartes, en voulant seulement lui ajouter le devenir historique? L'œuvre de Vico n'est pas un anti-cartésianisme, mais l'extension de l'idée d'une rationalité du réel jusqu'à l'événement, au facere - mais un facere qui n'est pas une opposition au cogito.
            La thèse de Girard est que Vico a déterminé l'un des prédicats du moi ; et qu'il développe une science de cet agir humain. C'est pour cela qu'il parle de "science nouvelle", en allusion à Galilée. Les nouvelles sciences de Galilée s'étendent au mouvement des hommes, Vico est un astronome du mouvement des hommes. En ce sens, il appartient à la mathesis universalis, il est ce post-cartésien qui prend en charge la question de l'engagement dans le temps de l'action humaine.
            Cette histoire trouve son terme. On observe que, à l'occasion de ces phases du développement de Vico après la Seconde Guerre mondiale, il y eut des présences de Vico en France. On pense à Sorel, lecteur de Vico, qui invente, pour créer une accélération du socialisme, l'idée de la grève générale, qu'il appelle un mythe pour l'action. Sorel un marxiste qui, réfléchissant sur la méthode de Vico, en a fait un mythe par l'action ; et qui illustre cette puissance mythologique par le "grand soir". Ce mythe du grand soir vient de Sorel, qui obtient des grèves générales. - Mais ceci tourne mal, car celui qui a le plus réfléchi sur le mythe du grand soir est encore Mussolini. Ainsi, les chemises noires ne sont que l'application de la théorie de Sorel.
            Puis Malraux a quelque chose, dans Le musée imaginaire, de proche de Vico. Mais est-ce parce qu'il a lui-même lu Vico ; ou par Michelet? C'est celui qui correspond le plus à Vico.
            En termes historiques, nous observons que les trois personnes ayant étudié Vico sont des gens qui retirent Vico comme un souvenir d'un voyage à Naples - de telle sorte que l'on ne peut pas dissocier Vico de Naples. Il y a quelque chose d'incroyable chez cet auteur, c'est le fait napolitain. Ces trois auteurs sont Alain Pons, Bruno Pinchard, Pierre Girard. Naples est une entité tellement particulière qu'on ne peut pas séparer la ville de la pensée : aimer Vico, c'est aimer Naples. Il y a un mariage entre la pensée de Vico et Naples ; on en apprend plus sur Vico en lisant un roman sur Naples qu'en lisant un livre d'histoire de la philosophie. Alors que nos prédécesseurs étaient des activistes qui voulaient changer le monde, nous autres lecteurs de Vico, sommes devenus plus conscients de la précarité du monde et voulons le voir une dernière fois. Vico ne porte plus un dessein total de philosophie, mais la lecture que nous en faisons est réduite à sa plus réelle expression. Elle n'est plus liée à un projet idéologique, mais notre oreille est plus détachée pour rendre le message de Vico.
            ¨Percer cette obscurité est un vaste programme qui n'est pas donné à tout le monde, et suppose un grand amour des énigmes. Les études sur Vico rencontrent une certaine difficulté. On lira avec profit toutefois le livre de Remault, Les archives de l'humanité. Ce commentaire vise à établir que le concept de mémoire est organisateur, le facere est celui de la tradition homérique ; et la pensée de Vico est un héroïsme de la mémoire. C'est un auteur moderne en ce qu'il appartient à la jonction des actes de mémoire.
            Vico est né en 1668 à Naples, dans une ruelle où son père est libraire. Il meurt à Naples en 1744. Il n'est jamais sorti de Naples - si ce n'est deux ans où il est percepteur dans un château dans la campagne la plus reculée en Lucanie où il effectue une forte expérience de l'archaïque. Vico vit à Naples et développe un destin bien compris par James Joyce, qui est le grand vichien. Parce que Joyce a compris que Vico n'est pas avant tout celui qui a fait le renversement du critère de vérité ; mais sa vraie révolution est que l'être, c'est la langue. Entrer dans Vico, c'est entrer dans la puissance de la langue. Joyce prend au sérieux un événement de l'enfance de Vico : le jeune enfant monte sur une échelle et, en rangeant le foin, tombe et se fracture le crâne. Il est trépané au dix-septième siècle, la fracture ne s'est jamais bien refermée et lui a procuré des souffrances permanentes. Joyce montre un personnage qui monte sur une échelle et chute (Finnegan's weake). La capacité à parler la langue de Joyce est née de cette chute et de la brisure de la boîte crânienne. De même, Vico fait une brèche dans la mathésis, crée en elle une effraction. Il y a une mise en question des bornes de lamathésis universalis. La langue est l'inconscient lui-même, l'inconscient est structuré comme un langage. Vico est le premier à tenter de décrire l'inconscient de l'Occident, en reconnaissant qu'il est structuré comme un langage. Vico a cette conscience de l'auto-procession de la langue (ce qui est par ailleurs une thèse centrale chez Dante). Bref, on est plus proche de Vico en lisant Mallarmé que quand on lit les variantes du spiritualisme italien. Vico développe une enfance chétive, malheureuse, attachée à la libraire de son père - à l'époque où Naples est une capitale des deux Siciles, l'une des grandes bases du développement de la pensée des Lumières. C'est le développement de la culture de Paris, ce qui fait que Naples se passionne pour le cartésianisme. Puis ce jeune homme, voyant les difficultés de la vie de libraire, devient avocat pour défendre son père dans des mauvaises affaires. Il gagne le procès - mais va trop lire (car il est spécialiste dans les livres et les grands couvents, les grandes bibliothèques, lui demandent des expertises). Il développe un projet lié à ses études de droit : il est tenté de donner une nouvelle interprétation du droit romain ; et estime que, grâce à cela, il pourra obtenir une chaire de droit à Naples. Mais il a proposé une analyse du droit avec des princeps tellement insensé, qu'il n'a jamais réussi à gagner le concours et a raté sa carrière de professeur de droit. Il devient professeur de latin, répétiteur de latin, puis professeur de rhétorique. Il ne sort jamais de la ville. Ce garçon lit, médite et se fait connaître par une activité pour nous dérisoire mais qui marque sa période la plus glorieuse : la composition des discours de prix de fins d'années. Il a écrit aussi des oraisons inaugurales, qui sont des discours d'une lucidité et d'une vivacité stupéfiantes. Ceci culmine dans un dernier propos qui va devenir un texte publié en 1708 : La méthode des études de notre temps.
Dans cet ouvrage, Vico énonce son programme et il va être capable de réaliser : dire que l'Occident s'en va dans une fausse route ; que l'erreur de la civilisation qui vient est de croire qu'il n'y a de vérité que dans la certitude. Et ceci va faire de la population des gens avec des sphères de certitudes mécanisées et implacables, qui fonderont des experts autoritaires qui pour le reste de leur vie n'auront aucun critère de vérité. Car la vérité n'appartient pas à la certitude. Seules les langues anciennes sont en mesure de donner cet élément manquant, à savoir des schémas de vertu, d'intelligibilité, de valeur qui ne peuvent pas être trouvés dans la certitude. Il faudrait créer une rationalité de l'incertain, une logique du vraisemblable - qui vienne compléter les savoirs de la certitude que le cartésianisme a constitué.
            On renvoie aussi à Leibniz, Pascal. Vico a lu Pascal, quelques principes de Leibniz. Mais il cherche comment constituer cette logique, et pose une seconde thèse (dès 1707) : on ne peut parvenir à sauver le message des langues, que si on le construit comme un système. Il faut un système de l'esprit humain qui soit alternatif aux systèmes que Malebranche et Spinoza ont tirés de Descartes. Le discours est programmatique, mais impressionne par la fermeté du ton. Il est en mesure de proposer une révolution de l'intelligence.
            Vico écrit tard et trouve son épanouissement dans la première Science nouvelle de 1725. L'œuvre finale date de 1744, il y a dérivation du savoir avant de le constituer en ordre.
            Dans un premier temps, il propose son premier essai pour répondre à son programme d'une encyclopédie des sciences de l'incertain. Cet ouvrage est en latin, De antiquissima italorum saptienta, De la très antique sagesse des Italiens. C'est la première tentative d'énoncer le système par lequel l'esprit humain s'est établi un monde, avant que ne règne sur l'Europe le système de la certitude. La certitude apparait comme le vrai système. La thèse de Vico est que la pensée a toujours été systématique, mais il y a des systèmes antiques qui constituent plutôt l'inconscient des sociétés. Vico part à la quête de l'esprit humain qui provient des racines mêmes du caractère italien. C'est la volonté de trouver l'unité de l'Italie : il existe une sagesse italienne naturelle à l'italienneté, antérieure même à Rome ; et qui est les racines des savoirs antérieurs au latin puis qui ont transité en lui. C'est une méditation sur les origines de Rome. Cette entrée dans les profondeurs du temps est très napolitaine, elle marque l'idée de faire resurgir un passé oublié qui devient cause. Cet ouvrage est la première maturité de Vico et représente une première tentative de restituer le substrat de l'Occident, qui précède la conscience de soi que les Modernes ont.
            Sa grande découverte est qu'il n'y a pas une mais des rationalités. A coté de celle basée sur les sciences et les objets physiques, il existe aussi des rationalités du mythe, qui sont aussi rigoureuses mais qui pensent sans nous, à l'écart de nous-mêmes ; et nous déterminent sans que nous en ayons une conscience exacte. Il y a des structurations de la raison qui ne sont pas épuisées par les formes de rationalité dominante. Il existe des lieux dans le monde où la population maîtrise les procédures modernes de la réalité ; mais, dans les meurs et leurs rites, d'autres couches apparaissent encore. L'Italie laisse percer ce caractère archaïque de son psychisme, et en développe la puissante mentale réelle.
            Or Vico n'est pas satisfait de cette première œuvre, il en fait un autre volume que l'on a perdu. Mais, déçu par les limites de cet ouvrage, il en récrit un autre dix ans plus tard, De la constance du droit. La thèse est que ce n'est pas un savoir qui serait originairement italique. Vico entend donc demander au droit, dans ses phases les plus initiales, d'être la structure du savoir archaïque. Bref, c'est une tentative de réécrire à partir du droit le système de l'archaïque.
            Cet ouvrage annonce les œuvres futures, mais Vico n'est pas satisfait. Il ne trouve vraiment l'idée qui est la sienne qu'en 1725 : il écrit en un italien qui est un collage de latin, d'italien, de dialecte. Cette première Science nouvelle propose un troisième fondement : la langue. Vico n'est pas encore satisfait, car il trouve qu'il n'est pas encore descendu dans l'élément de la langue ; c'est en 1730 qu'il trouve l'ordre tel qu'il lui convient. Mais Vico voit des maladresses qu'il corrige en 1744 (sans que l'ordre ne s'en trouve changé). Il meurt la même année en rédigeant la dédicace. 

 28 janvier 2011
 
            Vico naît à Naples en 1668 et y meurt en 1744. Il écrit tardivement, n'ayant conquis son identité intellectuelle que vers 60 ans. Son premier texte est prononcé en 1707 et publié en 1708. Il s'agit d'une critique globale de la pensée de Descartes, à partir d'un point de vue enraciné dans la rhétorique considérée comme moyen de s'évader du règne de la certitude cartésienne. Vico est donc ainsi devenu le symbole de l'anti-cartésianisme italien et européen. Sa seconde œuvre, De l'antique sagesse de l'Italie, date de 1710. Elle réalise le programme annoncé dans le Discours sur la méthode des études de notre temps. Puis Vico donne des livres l'histoire, qui sont des commandes. Durant cette période, son projet philosophique, qu'il avait énoncé à 40 ans, se perd. Il est repris à partir de 1720 - 1722, lorsque Vico publie (en deux volumes) un livre sur les fondements de la jurisprudence, qui est une analyse de la philosophie implicite du droit romain. Cet ouvrage ne lui apporte pas la pleine satisfaction. Il n'a pas encore  établi son style.
            Ce sera chose faite lorsque, faisant un bon en avant, il publie la première Science nouvelle en 1725. Ce texte est la première perfection de son savoir. Il est rédigé en un italien qui est à la base non d'un renouvellement de la langue, mais de sa réputation d'obscurité et de son histoire. Vico a inventé une langue, il produit un renouvellement des puissances d'affirmation contenues dans la langue italienne. Le texte de 1725 est un grimoire publié à comptes d'auteur.
            Au moment où cette œuvre commence à être reconnue dans le monde, il y a à Venise une profonde compréhension de ses enjeux. Vico pense d'ailleurs que c'est à Venise qu'il peut être compris - alors que Venise n'avait aucune vocation à porter une philosophie aussi ciblée et portée à la commémoration de Rome. Venise était alors le port relié à l'Orient, cette ville appartenait à un projet mystique. C'est pourtant elle qui s'embrase pour cette première Science nouvelle. Vico se voit même proposé de produire une seconde édition aux frais de Venise.
            Mais, à l'évidence il s'aperçoit qu'il faut reprendre entièrement la structure de l'édition et 1725. Il rompt donc les contrats avec Venise ; et reprend (à nouveau à Naples) une seconde version de la Science nouvelle. Cette version date de 1730, et déjà elle présente les caractères de l'architecture que nous trouvons dans la dernière édition (1744). L'œuvre trouve son éclat, Vico la publie en lui ajoutant de premières annotations et ratures. Se pose dès lors la question d'une réédition avec ajouts et suppléments. Mais Vico, dans un ultime effort, décide de réécrire une troisième fois cette œuvre pour en dicter la dédicace en 1744, où elle part pour la postérité. Vico meurt en janvier et le livre sort en juin.
            D'un côté, Vico est un auteur contemporain des premières œuvres de Leibniz ; et, d'un autre côté, il publie son ouvrage à une époque où Kant travaille et annonce la révolution copernicienne qui sera la sienne. Vico est difficile à lire à cause de son enracinement dans un siècle classique, par le fait qu'il appartient à la tradition des cartésiens, et par le fait qu'il porte sur l'évolution du concept de Lumières. Comment un même homme peut-il être à la fois un homme des Lumières, et un homme de la métaphysique classique? Ceci explique d'une part à son obscurcissement rapide, et d'autre part le fait que Vico ait écrit son œuvre dans cette langue obscure. Cette dernière n'est que le reflet de la particularité du destin de son auteur.
            Vico est proche de l'éclair et de la fulmination, un ciel accumulé à la fin du dix-septième siècle. Puis il est la montée en puissance d'un orage qui ne déferlera qu'avec la Révolution française - dont il est un signe avant-coureur. Vico est, dans un langage proche de celui Hegel dans la Préface de la Phénoménologie de l'esprit, un signe ésotérique qui traverse un moment de l'Esprit quand il est en phase de maturation ; et il est l'un de ces prophètes qui arrivent à percer la figure équilibrée de leur âge pour annoncer que des fissures sont en train de poindre et qu'un âge nouveau de l'Esprit est à naître.
            Ce malaise en toute chose, cette positon de transition et de prémonition ; c’est aussi destin d'une ville. Naples est une ville qui reste une énigme. Il est stupéfiant de voir que cette ville vit au bord d'un volcan qui va la détruire. Elle n'a pas compris si elle vit dans l'Antiquité ou la post-modernité ; on y voit des maisons du centre historique délabrées et habitées venant de l'Antiquité. Ses lois sont celles d'un banditisme, et y règne une délinquance extrême. Et ceci cohabite avec une liste d'intellectuels à faire pâlir d'envie. Cette énigme stupéfiante prend place dans la vie même de Vico. Il a plusieurs enfants, dont un fils Genaro qui est un bandit. Alors que Vico lui-même est la vertu même, s'effrayant par son fils. Mais ce dernier, poursuivi dans la police, se réfugie chez son père ; lequel (qui est une figure de Naples) ouvre une fenêtre et permet à son fils de s'enfuir. Vico devient protecteur d'un fils injuste - ce qu'il se reproche au nom de la loi civile, mais justifie par l'amour de son fils. C'est un régime de justice feuilletée, pour l'État et du clan. Ces deux justices sont des voies séparées, elles se rencontrent éventuellement mais pas toujours.
            Une autre anecdote illustre ce caractère double. Vico meurt en janvier 1744, on le met dans son cercueil - et la confrérie de sa paroisse visse le couvercle et commence à soulever la bière. Puis arrive une autre confrérie, celle de l'université (laquelle lui avait refusé la chair de droit et l'avait humilié en permanence) qui veut s'emparer du cercueil. Celui-ci tangue, on se bat dans l'escalier de la maison de Vico : le cercueil se coince, on ne peut ni l'avancer, ni le reculer. On le rentre dans l'appartement et on attend la nuit pour enterrer Vico sous la protection du quartier,  sans être empressé par la superbe des professeurs de l'université.
            Un livre, de 1726, est la Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même. C'est un manuscrit étonnant, dont l'origine remonte à Leibniz : c'est lui qui a convaincu les vénitiens de procéder à une enquête sur les intellectuels qui faisaient l'intelligence de l'Italie (que Leibniz avait admiré lors de ses voyages). Leibniz demande une notice bibliographique pour que l'on puisse garder une carte d'identité intellectuelle de ces illustres gens. Vico est contacté et ses éditeurs vénitiens lui proposent de rédiger sa vie. Contre toutes attentes, et sans crier gare, Vico se révèle doué dans cet exercice. Ce texte est un ouvrage brillantissime et profond, écrit dans cette langue étrange quoique atténuée qui est le prorpe de Vico. Celui-ci ne cache rien, mais raconte sa vie de manière très humble et directe. Cette Vie permet d'exposer les souffrances, les affres, les colères de cet homme. Il y revient en 1730, le complète par un manuscrit qui ne sera ajouté au texte édité qu'après son décès. Il fait un panorama complet de ses niveaux intellectuels ; et développe à la fin un certain nombre de remarques qui sont une clé pour mieux approcher le De antiquissima.
            Vico fait des remarques sur la raison pour laquelle il ne se tient pas à l'édition de 1725 de la Science nouvelle, ce qui le conduit à la nouvelle édition de 1744. Le point critique porte sur la langue. Il estime ne pas avoir donné toute signification à la langue en 1725, c'est pourquoi il faut reprendre le projet. Dans De l'antique sagesse de l'Italie, il cherche, dans les mots anciens de la langue latine, les traces d'une ancienne civilisation qui donnerait son identité au peuple italien. La question de la racine des mots est posée au centre de son dessein philosophique, et c'est dans la détermination exacte de ce qu'est une langue que la révolution vichienne se joue. Nous avons affaire à un penseur de la langue : le grand appui des penseurs anti-cartésiens est de substituer, à la question de la certitude d'une mathésis de l'étende, la question de la signification ontologique des langues. Être anti-cartésien, c'est substituer à la question de la maîtrise de l'espace physique, la question des significations de la lange. Le point d'appui n'est plus un cogito mais un aio, "je parle" en un sens fort, la parole qui permet à un agriculteur de délimiter son champ. C'est un aio qui a une fonction de parole d'homme, qui a prise sur la terre. Cet aio agit sur l'espace - non sur l'espace abstraire de la géométrie, mais dans le tissu social (là où je dis : ceci est mon bien). Cet aio permet de formuler une première synthèse : non pas cogito ergo sum, mais aio ergo habeo, je parle donc je possède. C'est parce que je parle, que j'ai un bien dans l'espace social.
            C'est le problème de l'assise sociale de la clôture. On se rapproche de Rousseau : celui-ci, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, dénonce comme moment catastrophique inaugural où un homme installe une barrière et clôture son champ. Rousseau  a dû lire La science nouvelle, et s'adresse à Vico. Vico fait une généalogie du bornage des champs, et du partage des moyens de production. Et Rousseau s'est efforcé d'imaginer la puissance d'un homme non soumis à cette parole de partage social.
            Nous trouvons chez Cicéron, dans le traité sur La nature des dieux, une source de cet aio dans la figure d'Aius Loquens. Ce dieu est le parleur qui parle, ou plus précisément le diviseur qui parle. Et, stupidement, Cicéron fait remarquer que c'est seulement un dieu d'une rue de Rome, qui est accidentellement devenu un dieu déterminant. Cicéron tient ce propos dans une forme d'ironie envers le monde des dieux. Tandis que Vico ne s'étonne pas que Aius Loquens soit devenu un grand dieu, car il est celui qui incarne la parole comme partage des biens, qui est par là même à la racine du fait sociale. C'est le dieu du mythe social par excellence, la preuve d'une extraordinaire organisation du discours polythéiste.
            Vico a cherché, dans le fait de aio, dans le fait de la langue, l'assise ontologique qui permet de commencer autrement la philosophie. Son œuvre consiste à dire non "je pense", mais "je parle". Ceci se re-développe (après un temps de latence) dans les recherches de Umbold, Grimm ; jusqu'à ce que ceci prenne une seconde ampleur avec Saussure. Le souci d'une langue initiale, juridique, politique et sociale, traverse l'intégralité du champ de la culture occidentale. Et ceci sera repris, soit par des linguistes, soit par des romanciers qui cherchent à déterminer cet aio (dont Finnegan's weake est une tentative d'écriture).
            Vico, en 1725, a divisé sa Science nouvelle en deux parties. Selon un premier trajet, il montre qu'il y a des mythologies organisatrices des représentations sociales ; que, pour comprendre, le discours d'une société, il faut comprendre les mythologies qui le gouvernent. La deuxième partie de l'ouvrage montre, que dans les mythes eux-mêmes, on peut réaliser une archéologie des représentations fondatrices ; Vico assure que les mots présentent les vraies causalités du discours des sujets. Dans les mythes (ce qu'il appelle les idées) et les langues, le sujet cartésien (identitaire et cogitatif) est habité par des substructures qui articulent et précèdent son discours. Contre ceci, Vico procède a une dé-subjectivation du cogito par le pouvoir structurant de la langue et des mythes.
            Or Vico renonce à l'édition de 1725, car il voit qu'on ne peut pas séparer les mythes et les langues. Mais il faut trouver, au contraire, une co-appartenance des idées et des paroles. Tel est ce site que cherche la pensée qui veut comprendre les raisons des discours tenus sur un corps social donné. Il faut remonter à une idée de dessein de la langue et des mythes. Le talent de l'édition de 1730 est de produire, à la place de l'opposition idée / langue, deux moments qui prennent une totalité particulière. Le premier est une métaphysique poétique, qui est la cohérence des théologies du paganisme dans leur fonction de fondement des savoirs. Puis, dès que ceci est développé, Vico lui donne comme complément une logique poétique - en pensant qu'il y a complémentation entre la métaphysique poétique et la logique poétique. Il y a un facteur commun entre ces deux entités, à savoir le poème : il est cette réalité, encore cherchée en 1725, qui est la souche, le principe des principes organisateurs des savoirs sociaux.
            C'est l'agir poétique, qui, comme métaphysique et logique, donne lieu à un déploiement recouvrant l'ensemble des activités d'une société donnée, dans un nœud herculéen. Ce nœud désigne cette association de métaphysique et de logique reposant dans l'agir, et qui tient l'ensemble des agirs sociaux. Ceci intéresse Marx : remonter aux vraies causalités d'une société. Mais, pour Marx, c'est le travail qui est à la source de l'agir sociale. Alors que, pour Vico, le travail originaire est le poème : on ne travaille que dans un poème, en vue de la réactivation permanente du poème social.
            D'où notre question : quel est notre poème? Le problème de Vico n'est pas de ré-enchanter le monde par une poésie idyllique. Mais personne n'est en mesure de faire se lever un mythe pour lequel tout le monde pourrait travailler. C'est pourquoi Sorel tire de Vico l'idée d'un poème commun qu'il appelle le grand soir ou la grève générale. Or, chez Vico, le poème originaire est celui du partage des champs, du déchirement originaire, d'un sacrifice primordial. Ce n'est pas un mythe cosmogonique de justification, mais la constitution d'un discours qui porte à la langue la violence sociale. Ceci n'est pas sans rappeler Malraux : il cherche, dans Le musée imaginaire, une langue pour dire ; il a l'idée de faire émerger une langue qui dise dans un poème originaire la violence qui unit et oppose les citoyens dans un espace donné.
            C'est un bilan de la crise des sociétés actuelles. Quel est le lien minimal qui unit les hommes entre eux pour supporter les charges de la vie sociale? La charge devient de plus en plus lourde à force que la langue diminue, il ne reste que des figures paradoxales (les droits de l'homme, l'Autre, etc.) qui ont la faiblesse de ne pas enregistrer la violence sociale. Comment se représenter les forces destructrices et la violence du plan social? En disant qu'il faut accepter l'autre et être ouvert au multi..., on exige une éthique sans montrer la violence sociale. C'est pourquoi de tels discours sont mensongers. La perte de l'évaluation mythologique qui caractérise notre société était déjà sensible dès la pensée de Vico - bien avant la Révolution française. Il est celui chez qui la crise de l'Ancien régime se manifeste. Il savait que l'Ancien régime était perdu, mais a été le seul à le savoir.
            Est-ce que ce mythe dont nous avons besoin n'est pas le récit même qu'est La science nouvelle? Cette œuvre n'est-elle pas l'écriture du récit fondateur? Dès lors, par le seul fait que La science nouvelle ait été écrite dans cette langue prophétique, ceci signifie qu'elle constitue le lien entre les sociétés modernes. Et c'est elle qui est le poème. Ceci ferait de Vico un philosophe de l'histoire, mais aussi un géant fondateur de l'histoire : il ne serait pas tant l'instrument d'une découverte, que cette découverte elle-même.
          C'est ainsi qu'un degré de passion pour Vico est débordant, car il détient un savoir des sociétés ; et encore davantage il promet une re-fondation originaire de ce lien social. De telle façon que La science nouvelle constitue une sorte de mise en acte d'Aius Loquen, de ce dieu parole. C'est dans La science nouvelle qu'adviennent les sociétés contemporaines, l'œuvre même est le corps poétique à travers lequel les sociétés adviennent.
            Nous pourrions être tentés de rapprocher ce poème, cet aio, de la pensée de la langue chez Heidegger. Or, la Sprache et la Dichtung heideggeriennes sont des formes transcendantales vides, qui ne contiennent aucun énoncé. Alors que le propre de Vico est une pensée qui enregistre et ordonne des discours effectifs ; l'aio est une parole du partage des champs. On a une puissance du poème, d'abord programmatique puis qui enregistre les poèmes qui ont eu ce rôle dans l'histoire. Vico travaille avec des bases précises, sur des choses concrètes (à commencer par le partage des champs). Tandis que Heidegger ne se confronte jamais avec des sociétés concrètes, comme c'est le cas de Vico avec Rome. Vico prend en charge l'événementialité de Rome.
            Et, de plus, quand Heidegger veut déterminer davantage la Dicthung, il se sert d'Hölderlin : le débat n'est plus à placer entre Vico et Heidegger, mais il est préférable d'établir un lien entre Vico est Hölderlin : ce sont deux auteurs prémonitoires, aux limites de la folie. Là où Vico prend en charge Rome, Hölderlin se réfère à la Grèce antique. Il faut cependant apporter une nuance : lorsqu'il réfléchit sur l'histoire et les mythes, Hölderlin propose une théologie de l'histoire, il cherche des dieux en faveur d'un Salut à trouver sur la terre. Tandis que la pensée de Vico est une philosophie de l'histoire, qui prend en considération la vie organique des sociétés - sans Salut. C'est dans l'ordre politique qu'il faut réaliser le poème, et non dans celui du Salut. Pour le dire autrement, ce n'est pas une poésie tournée vers l'être, mais vers les charges politiques de la vie sociale. Vico est une poésie politique et non esthétique, ce qui permet de donner un sens politique à Homère, Virgile - et Baudelaire ou Apollinaire. Ceci les détache d'un projet magique, pour les mettre en rapport avec un projet politique.
 
Il n'est pas satisfait des livres du Diritto iniversale, car il y tentait de descendre de l'esprit de Platon et d'autres philosophes éminents jusque dans les esprits balourds et niais des fondateurs des nations païennes, alors qu'il aurait dû suivre un chemin tout à fait opposé ; faute de l'avoir suivi, il commit des erreurs dans certaines matières. Dans la Science nouvelle première, ce fut certainement dans l'ordre, sinon dans les matières, qu'il se trompa car il y traita séparément des principes des idées et des principes des langues alors que, par nature, ces principes sont unis. De plus, il considéra séparément des uns et des autres la méthode qu'il fallait suivre dans l'étude des matières de cette Science. En revanche, en suivant une autre méthode, il aurait fallu faire dériver progressivement ces matières de l'étude des uns et des autres principes. C'est ainsi qu'un grand nombre d'erreurs furent commises quant à l'ordre suivi.
Tout cela fut corrigé dans la Science nouvelle seconde.
Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, page 139
 
            Vico reconnaît que l'erreur du Droit universel est d'être une doctrine platonicienne ; qui part des principes de Platon et s'engage dans des esprits niais - mais ces derniers ont pour eux la grandeur. Le mode archaïque est brutal, pesant, simple - mais habité par la grandeur. Tandis que les modernes sont intelligents, subtils, abstraits - mais petits. Ce qui fait que nous autres modernes avons un esprit vif ; mais sans aucun sens de la grandeur. Il nous manque cette simplicité de la grandeur. Le général de Gaulle pratique la grandeur : c'est pourquoi, dans les esprit suractifs des professeurs de lycée, son œuvre est refusée car elle apparaît comme un militantisme. Pour comprendre cette grandeur, il ne faut pas partir de l'intelligence des modernes. Vico se reproche d'être trop intelligent dans Le droit universel - et donc nul.
            La grande découverte est l'unité de l'agir poétique, laquelle est la condition des représentations sociales. Il n'y a pas de séparation de la pensée et de la langue. Vico reproche au nominalisme (qui prétend que l'on pourrait substituer un mot à un autre pour désigner un même objet) d'être non un porteur de destin, mais une activité de type décadent. Vico recherche la réciprocité entre la pensée et la langue. La succession de la métaphysique et de la logique poétique permet de résoudre le problème de 1725. Le chapitre sur la logique intègre les acquis que la métaphysique, et les transpose dans l'ordre de la langue.
1.     La science nouvelle commence par exposer une gravure qu'elle commente, et qui est l'ouverture du système de Vico.
2.     Puis elle propose un tableau qui rappelle les faits de l'histoire qu'il faut interpréter.
3.     S'ensuit un ensemble de principes, qui sont les axiomes fondateurs de cette nouvelle herméneutique de l'histoire.
4.     Puis vient une construction de la méthode de l'ouvrage
5.     Et ce n'est qu'à ce moment que l'on commence par la métaphysique poétique, et où apparaît le poème comme comme synthèse de la pensée et de la langue.
               Le grande avantage de la Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même est qu'elle nous permet de comprendre que le traité de 1710 était déjà habité par des questions qui seront celles du système achevé. Et La science nouvelle est un traité qui se présente comme l'extension 1710 à une plus grande ampleur - mais sans rien qui soit étranger au point de départ.
            Tout est venu par la lecture de Bacon, qui engage Vico dans ses travaux. Bacon a écrit De la sagesse des Anciens, où il montre que les Anciens n'étaient pas si archaïques : derrière leurs mythes et leur théogonies, il y a des sciences cachées. Il faut décomposer ces mythes pour voir quelles sont les structures des sciences d'une époque donnée. Il faut repartir de cette origine, et dévoiler la rationalité de la sagesse des Anciens. Ceci intéresse Vico et exige sa critique, car la pensée de Bacon suppose que, derrière le mythe, il y a des systèmes rationnels voilés - mais ceci témoigne d'un non respect pour un autre statut de l'humanité (dans les espaces mythiques). C'est une projection des Modernes sur les Anciens ; Bacon se montre peu perspicace en voulant aligner toutes les civilisations sur sa propre modernité. Bacon porte un projet de colonisation du monde archaïque, par la jeune science fière d'elle-même des Occidentaux. C'est un alignement sur la position éthnocentére de la lecture critique et moderne. Et, sous prétexte de creuser le fait antique, Bacon le perd à jamais.
            Face à ceci, Vico veut écrire un contre-ouvrage, pour montrer que les Anciens pensaient totalement différemment de nous ; et qu'ils soutenaient des thèses totalement étrangères. Si les auteurs antiques avaient dit la même chose que les Modernes, ces derniers se contenteraient d'une redite qui légitimerait la mort du latin et du grec. Mais, si l'on veut redécouvrir une ethnologie de nous-mêmes dans ces langues, il nous faut cette capacité de nous interroger sur notre certitude. Il faut une pratique de l'archaïque pour se demander si, derrière nos principes rationnels du droit, il n'y a pas un tissu originaire qui reste actif et détermine en profondeur nos décisions. Vico gagne cette pensée en opposition à Bacon. Il veut inventer l'étrangeté de l'Antiquité, la radicale altérité des souches proto-italiennes et proto-romaines. Sur la même terre, se sont succédées des sociétés qui sont en fracture les unes avec les autres ; et qui obéissent à des princeps dont seule la langue se souvient. La langue porte la mesure de cette altérité, tandis que notre conscience y est fermée car nous sommes tous modernes - sans savoir que nous venons d'autre chose. Être cartésien ne suffit pas, mais nous ne savons pas user du matériel symbolique qui affleure à ce moment. Nous visons cet afflux de l'archaïque sur le mode  du refoulement et d'une nécessaire médication de ce dernier. Ainsi, la psychanalyse est l'irruption de l'étrangeté des sociétés qui nous constitue, et nous avons des poussées de Méditerranée primitive qui nous habitent. Mais comme ceci est insupportable pour notre modernité, nous faisons des nœuds qui sont des symptômes ; et nous tombons malade de notre origine.
 
Cependant la lecture de Bacon de Verulam De sapientia veterum, traité plus ingénieux et savant que vrai, porta Vico à chercher les principes de cette sagesse plus loin que dans les fables des poètes. Incité à le faire par l'autorité de Platon qui, dans son Cratyle, a recherché les mêmes principes dans les origines de la langue grecque, et poussé par une mauvaise disposition, dans laquelle il était déjà entré, à l'égard des étymologies des grammairiens, il s'appliqua à chercher ces principes dans l'origine des mots latins. En effet, il ne fait aucun doute que le savoir de la secte italique fleurit de bonne heure dans l'école de Pythagore, plus profond que celui qui s'établit plus tard dans la Grèce même.
Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, page 82
 
            Vico est dans un au-delà, un plus loin : il cherche dans Naples le poème plus ancien que le poème visible.  Ceci rappelle Platon qui, dans le Cratyle, cherche une histoire du monde à travers les mots. Platon traverse l'épreuve de la langue, en votant à la fin pour la théorie des idées. Mais il reste qu'il a donné un exemple de pensée approfondissant les pratiques du langage.
            Vico cherche à aller plus loin que les concrétions habituelles. Il vise à trouver, dans le latin, une voie pour remonter vers ce plus loin qu'il cherche. Le latin (bien qu'il ne soit pas une langue aléatoire) juxtapose les mots d'une façon monumentale, avec un caractère de menhirs levés : les mots se conjoignent sans être entourés de l'article. Le latin n'est certes pas souple, mais il est puissant. De telle sorte que c'est en travaillant le latin qu'on va le plus loin dans l'histoire des représentations. Dumézil, dans La religion romaine archaïque, montre que les mots latins nous donnent les représentations qui sont les plus proches avec les pensées de l'Inde, de l'Islande et des pays celtes. Cette strate indo-européenne est plus manifestée par le latin que par le grec. Vico est un nationalisme latin : dénoncer la langue par la médiocrité de la pensée qu'elle donne est une mauvaise appréciation. Certes le latin est plus difficile à ouvrir, mais il y a une radicalité italique à laquelle il convient d'accéder - aux dépens des Grecs. Certes les philosophes latins sont plus rares que les Grecs, mais le pythagorisme est cette pensée qui sommeille dans le latin. Il faut reconstruire, à partir des racines du latin, un pythagorisme italique antérieur à la philosophique grecque.
            Nous renvoyons à Proclus, qui réfléchit le début du Parménide de Platon. Il affirme que ce texte expose l'économie de la pensée méditerranéenne. Platon fait venir à Athènes Parménide et Zénon, qui sont des italiens, pour y rencontrer des philosophes qui viennent de Ionie. Ainsi, la philosophie développée dans le Parménide est la rencontre  à Athènes entre des philosophes venant d'Italie et de Turquie. Reprenant ce commentaire de Proclus, Vico ajoute son point de vue : si Platon doit faire appel à Parménide et Zénon, c'est parce qu'il reconnaît le droit d'aînesse de l'Italie sur la Grèce. Ce sont les italiens qui les premiers ont ouvert les grands champs du savoir. Et ceci, on le sait à travers la langue. Le travail de Vico est la quête d'une origine et d'un poème originaire. Celui-ci n'est pas porté par la philosophie grecque, mais doit être cherché dans une langue portant une sagesse que le projet conceptuel ne saurait aliéner.
            Puis Vico résume des éléments de son texte De l'antique sagesse de l'Italie ; et fait un bilan de son rapport avec les langues.
 
Mais l’aversion que Vico avait commencé à ressentir à l’égard des étymologies des grammairiens, était un signe que dans ses derniers ouvrages il trouverait l’origine des langues en les rattachant à un principe de nature commun à toutes, sur lequel il établit les principes d’une étymologie universelle pour toutes les langues anciennes et modernes. Le peu de plaisir qu’il prenait à la lecture du livre de Bacon, qui cherche la sagesse des anciens dans les fables des poètes, fut un autre signe que Vico trouverait à la poésie, toujours dans ses derniers ouvrages, d’autres principes que ceux que les Grecs, les Latins et bien d’autres depuis, lui ont jusqu’à ce jour supposés. À partir de là il établit d’autres principes mythologiques d’après lesquels ces fables avaient uniquement une signification historique relative aux premières et très anciennes républiques grecques, grâce à quoi il explique toute l’histoire fabuleuse des républiques héroïques.
Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, pages 88 & 89
 
        Le travail étymologique vichien ne consiste pas à chercher des filiations grammaticales entre les mots. Mais il s'agit de restituer la mentalité de l'époque où ces mots étaient parlés. Pour le dire autrement, l'étymologie est le moyen de restituer un stade du savoir humain, dont les mots témoignent, mais qui ne se résume pas à eux. Vico veut restituer des époques, il s'agit de penser l'âge de l'Esprit qui correspond à ces langues. C'est ce qu'il appelle un principe de nature, et qui devient la structure de la pensée archaïque en général. C'est sur ce plan que se situe le poème originaire : il témoigne d'une mentalité fondatrice pour toute l'humanité. Il s'agit de se tourner vers toutes ces sociétés qui ont eu ces moments. C'est une étymologie qui vaut pour les langues anciennes, mais aussi pour les modernes. Vico la trouve dans son interprétation d'Homère, dont il invente la lecture archaïsante.
           En remontant vers ces mentalités constitutives, Vico découvre peu à peu que ce nous appelons "mythe" n'est que le chiffrage (l'écriture) la parole d'une vie politique. Le problème qui s'exprime à travers les mythologies est une conscience politique. Le dernier mot du mythe n'est pas le mystère, mais le politique - ce qui fait le regard propre de l'œuvre de Vico. D'où son côté de Janus.
• Si l'on se dit qu'il a montré que tout ce qui a été vécu comme poésie est du politique, c'est une forme de désenchantement du monde propre aux Lumières.
•   Mais s'il nous dit que tout ce que nous vivons comme politique est poétique, c'est alors une pensée romantique.
 
           
            Ces deux aspects exigent un contenu dans son œuvre. L'idée que nous allons défendre est davantage liée à la seconde hypothèse : la politique est seule chose qui compte, à condition de lui reconnaître son pouvoir poétique ; et de savoir que la politique est un débat qui s'effectue à l'intérieur d'un poème commun.

 04 février 2011                                                                                                                                                                                          
 
          Le film de Rossellini, Voyage en Italie, exprime le désarroi qu'un couple d'étrangers ressent en arrivant à Naples, et l'intensité de la ville. Le couple représente la civilisation cartésienne, il incarne la maîtrise de la res extensa. Absorbées dans la vie napolitaine, les deux subjectivités cartésiennes autonomes vont devoir subir une crise initiatique à l'intérieur de la ville.
           C'est ce que propose Vico : montrer que le sujet cartésien, étroit et dominateur, se voit obligé d'élargir sa conception du sujet ; pour être à la mesure d'une expérience dans une ville aussi portée aux extrêmes. C'est ce que nous avons vu apparaître à propos des langues et des idées, à savoir la nécessité de créer un cogito de la langue, avec une dimension historique (c'est-à-dire politique) à la mesure de la question posée par la ville de Naples.
           Tout ceci appartient au choc que les deux héros ont dans le film, qui est une présentation de la guerre qui s'établit entre le sujet cartésien et le sujet vichien. Rossellini montre que les deux sujets cartésiens ont besoin de ce sujet napolitain et vichien, du poème de la ville, pour se réconcilier et trouver une issue à leur vie personnelle la plus intense.
 
            Vico est là pour rendre viables les apories dans lesquelles nous a jetés le sujet cartésien. Les lignes dans l'espace que trace le sujet cartésien sont syncopées par une situation concrète qu'il ne parvient pas à cerner. Telle est l'expression de l'impuissance du sujet cartésien. Le sujet cartésien est celui de la planification d'une res extensa du pouvoir et de la montagne afghane, en vue d'un contrôle de l'espace-plan de la mathésis. Mais, en réalité, il y a toujours un nouvel attentat qui vient anéantir ce projet. Vico a fait l'effort de résister à l'établissement de cette mathésis, à l'espace plan du cartésianisme. Il s'est efforcé de nier le caractère de res extensa de la maîtrise, et de proposer des alternatives (qui ne sont toutefois pas des nihilismes).
           Mais il y a d'autres relais, Vico a demandé à quelque chose de plus profond que la res extensa, c'est-à-dire au poème, la capacité de trouver les points d'organisation de cette matière humaine incandescente qui résiste à la modernité.
            Mais une question demeure. Comment est-il possible, et comment a t-il été donné, à Descartes, la capacité d'anticiper cette domination de la mathésis, de l'avoir comprise? Pourquoi ce français a t-il eu la première charge d'illustrer la nouvelle construction de objet de l'Occident - au point qu'elle a dominé de façon totale et trouve aujourd'hui sa limite? Que s'est-il passé en France pour qu'un homme solitaire eut la capacité de comprendre comment allait s'organiser la mathésis - et ce de façon aussi précise et anticipatrice?
            On peut répondre que la France, ayant souffert d'un tel chaos pendant les guerres de religion, entre dans une phase de reconstruction. En conséquence, il fallait un architecte qui conçoive une alternative à l'extension des subjectivités ivres d'elles-mêmes que sont les sujets religieux. Descartes répondait lui-même à une circonstance, à un poème conflictuel du social ; et il a tâché de trouver une alternative radicale à ce projet conflictuel.
            Mais il reste que la mathésis est mondialisée, que nous sommes des grains de poussière dans cet ensemble, plus dépressifs que créateurs. Ce projet de réponse au poème du conflit par un ordre trouve son triomphe dans l'ordinateur. Nous sommes dans une situation bouleversante : nous n'avons aucun concept pour trouver les contestations qui s'effectuent à l'égard du pouvoir de cette mathésis, laquelle arrive à son degré le plus total. Le comble de la mathésis produit une révolution qui libère des subjectivités erratiques et difficiles à identifier. Le comble de la mathésis conduit à la négation de la mathésis ; et cet écrasement des sources de notre pouvoir nous jette dans une angoisse illimitée qui se marque par le ridicule des marches en avant et en arrière des services diplomatiques. La télévision essaie de reconstituer un espace cartésien, mais il court derrière l'événement de façon pathétique. C'est Descartes perdu dans un tourbillon non maîtrisable par sa théorie du choc.
            La crise du monde cartésien dans la Naples du dix-septième siècle est un signe prémonitoire de ce que nous vivons, dans une résistance aux principes cartésiens - résistance qui demeure un défi.
            Bacon qui ne comprend rien au scénario mythique, car il passe son temps à montrer que les mythologies disposeraient de la même mathésis que la nôtre. Ceci revient à réduire les mythes à la représentation que nous avons constituée contre eux. Ils ne seraient qu'un langage figuré qui distribuerait la même puissance que la nôtre.
            C'est contre ceci que Vico se révolte et essaie de montrer que le monde archaïque - loin de répéter les mêmes attendus - propose une résistance incommensurable à la science moderne. Mais, s'ils sont des réalités totalement étrangères aux nôtres, comment pouvons-nous rejoindre la langue et les mythes? Comment passer par-dessus le récit de cette étrangeté? Comment concilier des espaces absolument hétérogènes? Telle est la problématique de Vico, dans une critique de Bacon et des interprétations modernistes de la mythologie.
            Puis Vico montre l'effort que représente le fait de s'arracher à la logique cartésienne moderne pour rejoindre une logique archaïque. Et il souligne quels sont les obstacles qui nous empêchent d'accéder aux pensées originaires. Tout notre être, modernisé et ré-ordonné par les espaces de la modernité, fait obstacle à cette reconquête de la logique de l'archaïque.
 
Toutes ces considérations renversent tout ce qui a été dit sur  les origines de la poésie depuis Platon et Aristote jusqu'aux modernes, Patrizzi, Scaliger, Castelvetro ; nous avons montré en effet que c'est le défaut de raisonnement chez l'homme  qui a donné naissance à une poésie si sublime que malgré les secours, qui vinrent plus tard, des philosophies et des arts poétiques et critiques, ou plutôt à cause d'eux, aucune autre poésie n'est apparue qui la surpassât ou même l'égalât. De là vient le privilège par lequel Homère est le premier de tous les poètes sublimes, c'est-à-dire des poètes héroïques, aussi bien par le mérite que par l'âge. Cette découverte de l'origine de la poésie détruit la croyance dans la sagesse inégalable des anciens, que l'on a tant désiré découvrir, depuis Platon jusqu'à Bacon de Verulam, dans son De sapientia veterum, car cette sagesse était la sagesse vulgaire des législateurs qui fondèrent le genre humain, et non pas la sagesse absconse de grands et rares philosophes. En conséquence, comme on a déjà commencé à le voir à propos de Jupiter, toutes les significations mystiques de haute philosophie données par les doctes aux fables grecques et aux hiéroglyphes égyptiens se révéleront aussi déplacées que paraîtront naturelles les significations historiques qu'ils devaient tous les deux naturellement posséder.
Vico, La science nouvelle, § 384, pages 162 & 163
 
            Ce paragraphe constitue le bilan d'une longue analyse. Vico montre que l'effort qu'il vient d'accomplir en vue de la reconquête d'un espace mythique produit une génération de la poésie. C'est une sorte de poémogonie qui explique comment se déploie ce principe poétique si étranger aux espaces modernes de la maîtrise. Quand on accède à cette génération, on rencontre un désarroi, du fait que ce qui existait sous le nom de "théorie poétique" ne vaut plus rien.
            C'est ici que s'effondre pour Vico la poétique de la Renaissance, les interprétations du fait poétique à la Renaissance par Le Tasse (La Jérusalem délivrée), Patrizzi, Scaliger et Castelvetro. Car ceci n'a plus aucune valeur aux yeux de Vico : ce ne sont que des variantes de la théorie de l'imagination, laquelle prétend que tout poème est organisé par un concept. De telle sorte que, le poète, avant de rédiger son œuvre en vers, se doterait d'un concept exprimé en prose. Dans cette théorie de l'imagination, le poète a un concept premier, et comprendre le poème requiert de le réduire à ce concept.
            Or, selon Vico, les substrats mythiques ne sont pas ainsi réductibles à une quelconque rationalisation. C'est ce qui engendre l'effondrement de la poétique de la Renaissance.
            Puis Vico en vient au problème central : ce n'est pas tant la manière dont le mythique se distingue du contrôle de l'espace, mais de savoir ce qui résiste au concept, d'isoler l'autre du concept. La crise du mythe va plus loin : en mettant en cause l'idée que le concept ne peut pas s'assurer une maîtrise du fait mythique, on renonce à Platon et Aristote. En effet, Platon répète sans cesse qu'il ne faut pas confondre d'une part le mythe superstitieux et d'autre par les mythes vraisemblables que lui-même produit. Dans ces derniers, un organon permet de faire agir le logos. Ainsi, Platon revendique un contrôle rationnel qui permet de donner une interprétation logique des mythes. Quant à Aristote, il soutient qu'une œuvre d'art repose sur un mythe qui lui-même n'est pas une construction hasardeuse, mais la construction d'un scénario possédant des règles et obéissant à un concept organisateur aussi rigoureux que celui qui gouverne la constitution d'un être vivant, la structure du ciel ou un système politique. En somme et dans la lignée de ces deux philosophes grecs, toute œuvre d'art repose sur une théorie, comme celle des trois unités (qui est l'héritière de la conception conceptuelle de l'art issue d'Aristote).
            Bref, la crise que Vico a assénée à Descartes se propage et va jusqu'à ébranler le rationalisme occidental fondé par Platon et Aristote. Car Vico découvre qu'il y a des principes irrationnels du fait poétique, ce qui entraîne un gouvernement irrationnel des hommes. Et ce dernier est la condition pour constituer le caractère sublime de la poésie archaïque : elle nous saisit car elle est l'émergence d'un continent non rationnel, lequel nous jette dans l'incertitude lorsque nous voulons le concevoir. Les théories de l'art, les poétiques et savoir critique constitué depuis Platon et Aristote s'effondrent ; car tout ceci est gouverné par un privilège accordé au concept. Or ce dernier rend aveugle à la nature du fait.
            Cette question se pose chez Homère. Sa sublimité est-elle le fait d'être un rempart au projet rationnel? Ou bien représente-t-il une sublimité hétérogène à un gouvernement rationnel du monde? La grandeur d'Homère est de présenter un monde néolithique antérieur à l'extension des principes de la raison - principes repérables depuis Platon et Aristote.
            Du même coup, une autre illusion s'effondre : l'idée que les Anciens disposaient d'une sagesse immense mais cachée, ésotérique. Ainsi, la Renaissance pensait que le poème archaïque d'Orphée contenait l'intégralité du savoir que Platon aurait pu découvrir. Selon Vico, ceci est une illusion : car alors on prête à Orphée la sagesse de Platon. Or la sagesse de Platon est dialectique, tandis qu'Orphée témoigne d'un état de la connaissance non gouverné par cette rationalité conquérante. C'est ainsi Bacon qui s'est le plus trompé, au sens où il n'est que la version ultime d'un platonisme arrogant.
            Or Vico assure qu'il n'y a aucune sagesse cachée dans les mythes, ils ne sont qu'une sagesse vulgaire des législateurs ayant fondé les premières sociétés humaines. Ainsi il faut reprendre notre lecture des textes archaïques, et reconnaître que les significations mythiques qu'on leur prêtait n'existent pas. Car ceci n'est qu'une projection, qui est d'un ridicule achevé, des savants. Le sommet de ce malentendu réside dans l'interprétation des hiéroglyphes et des pyramides. On pensait que les pyramides étaient des symboles sacrés contenant une sagesse universelle. Ainsi on en faisait les dépositaires du fait universel ; alors qu'elles sont une forme d'organisation du fait social hétérogène à toute rationalité. De fait il y a dans ces monuments une sagesse, mais sur un mode naturel et non sur un mode initiatique.
            La sagesse des nations tient au fait qu'elles reposent sur des logiques non rationnelles. Par là même, Vico découvre un monde irréductible aux constructions de la tradition conceptuelle. Que faire, dès lors, de ce monde non conceptuel, qui nous saute au visage et qui nous défie? Vico a précisé la crise intellectuelle que tout ceci représente pour un chercheur.
 
Afin de compléter l'établissement des principes que nous avons adoptés pour cette Science, il nous reste dans ce premier livre à raisonner sur la méthode qu'elle doit utiliser. En effet, puisqu'elle doit commencer là où commence la matière dont elle traite, comme nous l'avons proposé dans les Dignités, il nous faut aller la tirer, avec les philologues, des pierres de Deucalion et de Pyrrha, des rochers d'Amphion, des hommes nés des sillons de Cadmus ou du chêne dur de Virgile, et, avec les philosophes, des grenouilles d'Épicure, des cigales de Hobbes, des simplets de Grotius, des êtres jetés dans ce monde sans aucun soin ni aide de Dieu dont parle Pufendorf, lourdauds et sauvages comme les géants appelés los patacones, qui se trouvent, dit-on, près du détroit de Magellan, c'est-à-dire de polyphèmes d'Homère, dans lesquels Platon reconnaît les premiers pères dans l'état des familles (telle est la science des commencements de l'humanité que philologues et philosophes nous ont donnée!). Notre raisonnement doit commencer avec le moment où ces êtres commencèrent à penser humainement, et, dans l'état d'horrible sauvagerie et de liberté bestiale sans frein dans lequel ils se trouvaient, il n'y avait pas d'autre moyen pour domestiquer la première et contenir la seconde, que la pensée terrifiante de quelque divinité, dont la crainte, comme il a été dit dans les Dignités, est le seul moyen assez puissant pour ramener au devoir une liberté devenue sauvage. De là vient que pour retrouver la façon dont cette première pensée humaine est née dans le monde païen, nous avons rencontré d'âpres difficultés qui nous ont coûté vingt bonnes années de recherche, et nous avons dû descendre de nos natures civilisées jusqu'à ces natures entièrement féroces et horribles, qu'il nous est totalement refusé d'imaginer et qu'il nous est seulement permis de comprendre à grand-peine.
Vico, La science nouvelle, § 338, pages 134 & 135
 
 
            Pour entrer dans cette radicalité de l'archaïque, c'est toute l'histoire de la vie même de Vico qui est en cause. Une vie antérieure a été nécessaire pour concevoir qu'il existe des logiques alternatives - poétiques - à celle de la raison. L'organon n'est pas les catégories de la raison, mais celles de la poésie. Mais il faut souffrir pour ça, et la mauvaise voie consisterait à tenter d'imaginer ce qu'étaient les êtres archaïques. Car tenter d'utiliser l'imagination pour percer l'hermétique des poètes archaïques, ceci nous place devant une tentation d'erreur. Car cette imagination, dont on fait usage, est de part en part traversée par notre rationalité. Nous croyons faire preuve d'imagination, mais elle est un sous-produit mesquin de notre rationalité, de notre activation conceptuelle quotidienne. Notre imagination est construite à partir d'une conscience marquée par l'alphabet, car même le poète doit écrire sous la dictée de la grammaire. Tandis que les illettrés ont une représentation de l'espace qui n'est pas contrôlable ; et les écrivains imaginatifs sont tenus par cette soumission perverse de l'alignement des lettres sur un carré de papier. 
            La voie de l'imagination est celle de l'erreur, car elle nous asservit au projet conceptuel. C'est un asservissement car on ne voit pas la liaison entre deux pouvoirs qui semblent opposés - mais qui en réalité sont solidaires car tenus par le régime alphabétique de l'écriture.
          Comment accéder au monde archaïque? La seule faculté qui soit assez bâtarde pour accéder à ces pouvoirs, c'est la rationalité elle-même. Il s'agit de désigner l'autre de la raison, mais c'est la rationalité elle-même qui est capable de produire sur elle-même un acte critique. Cet acte critique est une expérience des limites de la raison, et il peut nous aider à reconstruire l'état archaïque. Au fond, c'est la raison qui nous libère de la raison, en nous dévoilant des structures poétiques qui sont latentes mais inaccessibles à l'imagination. Et pourtant, ces structures sont déterminantes dans la vie politique.
            Cette mise en cause de l'imagination a été au centre de la psychanalyse. Ainsi, Lacan distingue le symbolique, l'imaginaire et le réel. Le symbolique est l'inconscient en tant qu'il est structuré comme un langage. Le réel est un impossible. Et l'imaginaire est tout sauf la capacité de pénétrer soit dans le réel, soit dans le symbolique. Mais l'imaginaire est le fantasme du sujet par lequel il se forge une complétude et que tout lui dénie ; et qui lui donne l'illusion d'un sujet intégral (alors que l'expérience de la vie lui enseigne qu'il est en pleine dépossession). L'imaginaire est le produit d'un symptôme qui, loin d'entrer dans la faille constitutive des sujets, dénie plutôt cette castration - en produisant des projections du surmoi qui ne mettent jamais en question l'angoisse du sujet.
           Face à ceci, Vico produit une philosophie inattendue et essentiellement anti-imagination ; par des hypothèses qui visent une pensée de la langue. Il prouve ainsi que, pour accéder à l'archaïque, il vaut mieux une logique poétique, qu'une logique de l'imagination. Ceci reprend le thème des auteurs classiques, qui sont tous des critiques de l'imagination et des défenseurs de la souveraineté de la raison.
            Le motif de Vico n'est pas de construire une universalité de la raison, mais de mettre en cause l'auréole de la raison. Il se situe dans une ligne de la raison pour critiquer la raison - ce qui anticipe la pensée de Kant. En d'autres termes, il y a une immanence de la critique de la raison à elle-même.
            Le signe que les partisans de l'imaginaire sont dans l'erreur, c'est que, quand ils veulent imaginer, ils engendrent des images infiniment petites : ce sont des êtres minuscules. Alors que, quand un archaïque se déploie, c'est le Vésuve qui entre en éruption. On pense, chez Shakespeare, au personnage de la reine Mab dans Roméo et Juliette. Elle est un elfe qui vit dans une coquille ; et à ce titre elle incarne les Modernes : au maximum, ils engendrent des elfes dans des coquilles de noix. Les Modernes produisent des reines Mab, alors que la moindre image chez Homère est tellement éruptive qu'elle nous est difficilement compréhensible. Le sublime est le seul lien que nous gardons avec ces conceptions archaïques. Et là encore nous retrouvons la pensée de Kant, qui a sondé l'effraction que le sublime produit dans la représentation.
            C'est une illustration des pouvoirs d'une critique de la raison, qui se méfie de l'imagination et préfère des vecteurs portés par la raison elle-même. C'est une critique de l'imagination chez le sujet qui veut accéder à Homère. Car ce dernier est une logique poétique du sublime.
            Comment est-il possible de concevoir cette archaïsme de la poésie? Il faut commencer par une métaphysique, pour comprendre le monde archaïque.
 
C'est à partir de ces premiers hommes, grosses bêtes [bestioni] stupides, insensées et horribles, et que tous les philosophes et philologues auraient dû commencer à raisonner sur la sagesse des anciens païens, autrement dit à partir des géants, dans le sens propre que nous venons de donner à ce mot (le père Boulduc, dans De Ecclesia ante legem, dit que les noms des géants dans les livres saints signifient "hommes pieux, vénérables, illustres", mais cela ne peut s'entendre que des géants nobles qui fondèrent, par la divination, les religions des païens et donnèrent son nom à l'âge des géants). Et ils auraient dû commencer par la métaphysique, puisque cette dernière cherche ses preuves non pas dans le monde extérieur, mais dans les modifications de l'esprit même de celui qui médite, car, puisque le monde des nations a certainement été fait par les hommes, c'est à l'intérieur de ces modifications qu'il aurait fallu, comme nous l'avons déjà dit, chercher ses principes ; et la nature humaine, dans ce qu'elle a de commun avec celle des animaux, a pour propriété de ne pouvoir connaître les choses que par la voie des sens.
Vico, La science nouvelle, § 374, page 156
 
            Vico parle d'une métaphysique sentie et imaginée. Il y a certes une assise imaginaire, mais mais la façon dont nous y accédons part d'un cogito rationnel. Ce dernier nous fait concevoir la possibilité de cette imagination, mais non sa réalisation. - C'est pourquoi l'on ne peut pas procéder à l'aide de facultés extérieures, mais seulement par la plus haute des abstractions qu'est la métaphysique. Même en concevant l'archaïque, nous devons reconstruire cette sensation à travers un acte de médiation purement métaphysique.
            Descartes retrouvait le principe général des facultés dans une connaissance métaphysique de la substance purement spirituelle. Quant à Vico, bien qu'il reprenne ce dessein cartésien d'intériorisation, il découvre cependant qu'il existe des actes de sensation que nous ne pouvons pas répéter, qui échappent à notre contrôle et qui relèvent de strates de la pensée auxquelles nous n'avons pas accès. C'est un cogito de la dépossession, un moi qui découvre des possibilités inactivables et qui sont la source d'intelligibilité des traces linguistiques disponibles dans la bibliothèque. C'est un cogito qui montre au sujet les limites de son autonomie ; dans l'idée d'un monde fait par les hommes.
 
Maintenant, afin d'éprouver si les propositions énumérées jusqu'ici comme éléments de cette Science peuvent donner forme aux matériaux préparés au début dans la Table chronologique, nous prions le lecteur de réfléchir à tout ce qui a été écrit sur les principes de n'importe quelle matière dans l'ensemble du savoir divin et humain du paganisme, et de vérifier s'il y trouve rien qui entre en contradiction avec ces propositions, que ce soit avec toutes, avec plusieurs, ou avec une seule ; car être en contradiction avec une seule serait l'être avec toutes, puisque chacune s'accorde avec toutes les autres. Il est certain qu'en faisant cette comparaison, le lecteur s'apercevra que ces écrits sont tous des lieux de mémoire confuse, des fantaisies d'une imagination déréglée, et que rien de cela n'a été enfanté par l'entendement, qui a été entretenu dans l'oisiveté par les deux vanités que nous avons énumérées dans les Dignités. En effet la vanité des nations, dont chacune veut avoir été la première au monde, nous décourage de trouver les principes de cette Science chez les philologues ; d'un autre côté, la vanité des doctes, qui veulent que ce qu'ils savent ait été éminemment compris depuis le commencement du monde, nous fait désespérer de les trouver chez les philosophes. Aussi, pour cette recherche, devons-nous faire comme s'il n'y avait pas eu de livres dans le monde.
Vico, La science nouvelle, § 330, pages 129 & 130
 
            Vico, en approfondissant un acte métaphysique, reconstitue un certain nombres de possibles. Les possibles réalisés sont ceux qui correspondent à l'âge des hommes. Mais il y a des possibilités que je ne rejoindrais jamais, mais qui permettent d'accéder à des mondes qui n'existent plus (et que je ne peux pas avoir l'illusion de rejoindre par un don). Mais nous pouvons construire la possibilité de ce monde archaïque. Dans la conception de cette possibilité, nous nous rendons compte qu'il y a bien une humanité héroïque (archaïque) qui repose sur cette possibilité que nous ne pouvons réaliser. C'est alors une crise personnelle : le cogito n'est pas celui de la maîtrise, mais je vois en moi des états que je ne peux réaliser. Il y a en moi une grandeur qui me dépassera toujours.
            Deux grands obstacles se dressent à nous lorsque nous voulons accéder à ces pensées. Le premier est la pédanterie, l'arrogance, la présomption. Il faut distinguer deux types de présomptueux. 1° On commence par les savants qui, contrôlant les bibliothèques, ont ce drame de penser que tout ce qui existe a été écrit. Ils ne connaissent pas l'état psychique d'avant le livre : ils savent tout ce qu'il y a dans la bibliothèque, sans connaître les états antérieurs. Tel est le présupposé de ceux qui font des livres, ce qui est au fondement de l'humanisme européen, lequel est sans extérieur par rapport aux lecteurs. Pour le dire autrement, il faut craindre la bibliomanie, car celui qui en souffre n'est pas descendu assez profondément en lui pour connaître des états psychiques antérieurs au monde des livres. 2° La seconde présomption est celle des gens qui sont persuadés que leur nation est le meilleur des mondes, et qui par là même croient avoir la clé de toutes les autres formes d'événements. Telle est la dangerosité du nationalisme, lequel est encore pire en matière de religion : il suffit de quiconque croie en Dieu et vive en un lieu, pour croire que le Dieu qu'il adore ici est son seul horizon, et ainsi il rabat les formes différentes par rapport à son Dieu. C'est étendre son délire religieux national à toutes les formes de religiosité sur la terre, réduire à la solde unique de son Dieu personnel l'ensemble des phénomènes sacrés existant sur la terre - et ainsi ne jamais connaître l'évolution propre des dieux des autres pays.
                 Ici, Vico n'est-il pas en train de décrire l'ethnocentrisme de l'Occident? Certes il ne le dit pas en ces termes, mais c'est ce que nous retrouvons dans le genre des projections néfastes de notre imagination moderne, et de notre orgueil religieux national. Nous sommes constamment dans des systèmes de projections ; ce qui fait que la norme ultime de l'âge de l'humanité devient la norme ultime des autres âges. Et ceci entraîne que nous ignorons les autres strates d'hétérogénéité du vécu. C'est le propre de l'illusion du continuum de l'humanité - tandis que l'homme vichien est espacé dans des âges hétérogènes.
 
            Par là même, Vico reprend la distinction de Varron. Ce dernier discerne trois phases dans la religion romaine. 1° La religion fabuleuse appartient aux temps obscurs. 2° La religion héroïque ou patricienne appartient aux temps aristocratiques. 3° La religion des hommes appartient au temps monarchique et républicain.
            La première religion est celle que nous prêtons aux Égyptiens, elle appartient à un âge des héros fondateurs. Puis le second âge est la religion propre à la domination des patriciens ; c'est celui de l'aristocratie, des guerres de religion et des conflits sociaux réglés par cette dernière. Enfin, la troisième religion est celle de propres contemporains de Varron, c'est-à-dire un âge réglé par un droit qui respecte les êtres humains et qui appartient à un temps historique.
            C'est aussi ce que Vico cherche à développer : nous vivons dans la sphère du temps des hommes, mais il existe un âge de géants qui se partageaient entre 1° un temps fabuleux dont nous n'avons qu'une appréciation hypothétique, 2° un âge des héros qui correspond à une grande aristocratie, dont la religion n'est pas seulement celle des patriciens romains mais qui est l'essence du Moyen-âge européen.
            En effet, dans la féodalité, ce sont les castes dominatrices qui sont puissantes - non parce qu'elles possèdent des terres, mais parce qu'on leur attribue le pouvoir religieux. C'est parce qu'elles sont l'autorité sacrale que ces castes vont pouvoir exploiter les terres - au nom de leur supériorité religieuse. Telle est l'essence de l'aristocratie : elle est composée de rebelles qui, au lieu de se détruire, reconnaissent leur appartenance à un même clan (parce qu'ils ont autorité sur les représentations religieuses). Les grands seigneurs possèdent les terres et les monastères. Ce sont les castes qui dominent le pouvoir symbolique, qui est la garantie de leur pouvoir. Les seigneurs ont créé une domination du symbolique - et non par la force.
          Les aristocrates romains régnaient par le pouvoir de prendre les auspices, par la divination. Tandis que les plébéiens n'avaient pas le droit de tirer les auspices majeurs. De même, au Moyen-âge, il n'y a aucun rapport entre la religion des seigneurs et celle des cerfs ; la religion du petit peuple n'a aucune communauté avec celle superbe des seigneurs.
            Et, à chaque fois que nous arrivons à 3° l'âge des hommes, se produit une catastrophe qui régente ce que Vico appelle le ricorso. Ainsi, à la fin de l'Antiquité, il y a une barbarie de la réflexion : les hommes sont alors tellement sophistiqués qu'ils se détruisent les uns les autres et en viennent à détruire le système. Tout va alors dans le chaos et conduit à l'invasion des barbares. Ce dernier est le retour de l'âge des dieux ; à savoir l'époque jusque vers l'an 1000 dont nous savons presque rien? Ceci est suivi de l'âge des héros : il s'étale donc de l'an 1000 jusqu'à Louis XVI. Tandis que l'âge des hommes, qui commence avec la Révolution française, engendre une nouvelle barbarie de la réflexion : les Lumières ont engendré la Terreur.
            Ensuite un nouveau cycle revient - sans que ce soit un retour exact des trois âges, car le rythme s'amplifie. La barbarie de la réflexion est cette intelligence du crime, qui conduit à un nouveau temps obscur. Ceci n'a rien à voir avec la barbarie de l'origine. Cette triade permet de déchiffrer la campagne française, dont les paysages témoignent 1° du temps fabuleux des menhirs et des dolmens, 2° des grands châteaux typiques du monde du blason, et 3° de la tentative de réduire l'inégalité foncière de l'âge des héros (inégalité fondée sur domination militaire) vers des mondes de l'égalité devant le droit.
 
Mais dans cette épaisse nuit de ténèbres qui recouvre l'antiquité première, si éloignée de nous, apparaît la lumière éternelle, qui ne s'éteint jamais, de cette vérité qui ne peut d'aucune façon être mise en doute : ce monde civil a certainement été fait par les hommes, et par conséquent on peut, parce qu'on le doit, trouver ses principes à l'intérieur des modifications de notre propre esprit [mente] humain. Et quiconque y réfléchit ne peut que s'étonner de voir comment tous les philosophes ont appliqué leurs efforts les plus sérieux à parvenir à la connaissance du monde naturel, dont Dieu seul, parce qu'il l'a fait, a la science, et comment ils ont négligé de méditer sur le monde des nations, ou monde civil, dont les hommes, parce que ce sont les hommes qui l'ont fait, peuvent acquérir la science. Cette absurdité est venue de la misère, relevée dans les Dignités, de l'esprit humain, qui, immergé et enseveli dans le corps, est naturellement incliné à sentir les choses du corps et doit faire un effort trop grand et trop pénible pour se comprendre lui-même, de la même façon que l'œil corporel qui voit tous les objets extérieurs à lui a besoin d'un miroir pour se voir lui-même.
Vico, La science nouvelle, § 331, page 130
 
            C'est le cogito de La science nouvelle. Dans la nuit du temps fabuleux, il y a une lumière : la certitude du cogito en dehors de tout doute. Or pour Vico la première des vérités de l'homme n'est pas une pensée mais un faire : l'homme a fait le temps politique. Il est un sujet qui donne lieu à une équation qui n'est le cogito ergo sum de Descartes, mais facio ergo mundum est. Tel est le passage du facere à l'esse, du facio au mundum est. Ce passage de la subjectivité à l'objectivité est par ailleurs caractéristique, dans la Phénoménologie de l'esprit, de l'interprétation hégélienne de l'Esprit.
            Vico annonce qu'il existe un monde où l'âme humaine agit avant de penser. Mais ceci n'exclut pas que nous retrouvions, dans notre pensée, les éléments pour interpréter ce monde. La grande découverte de Vico est, contre Descartes, que les éléments de l'esprit humain ne se réduisent pas aux attitudes théoriques. Mais l'attribut pratique, poétique, devient premier ; c'est le fait comme production. Le sujet humain est d'abord producteur, nous pouvons renverser les rôles dans l'âme humaine. L'effet de cette production n'est pas de se créer soi-même, mais de créer l'espace politique. Ainsi, La science nouvelle est une science du sujet social, fondée sur la découverte de l'attribut du faire parmi les propriétés de l'âme humaine.
 
18 février 2011
 
            Vico nous donne à lire un grand poème des nations une légende des siècles précédant l'œuvre de Hugo. Tout le dix-neuvième siècle cherche à vérifier ou à répéter l'entreprise de Vico ; et notamment la France a hérité de ce dessein. Il nous appartient d'entrer dans le point de vue napolitain, et d'être capable de de trouver des prolongements qui soutiennent ou développent l'initiative de Vico.
            Nous avons lu, dans le paragraphe 331 de La science nouvelle, une réponse à la question de la construction du monde humain, autour de deux points forts.
* Cette réponse vichienne est en rivalité avec le cogito cartésien. Ce cogito ne se réduit pas à la première personne, mais s'étend à toute la communauté humaine. Le cogito devient uncogitamus, lequel a permis à l'humanité de se construire un monde qui est à la mesure des nécessités naturelles et de la difficulté d'une construction mythique de la connaissance. Nous avons affaire à un cogito politique, qui trouve sa théorie dans la puissance mythique de l'esprit humain.
* Cette structure du politique n'est pas vue par les sciences humaines. Ces dernières ont pour fonction d'étudier les savoirs du politique, mais elles manquent cette puissance latente du mythe constitutif. Les sciences humaines nous barrent la voie de l'origine à cause de leur conception rationalisante du politique (interprétation réduisant les mythes à des sciences ; ou limitation des mythes à des simples besoins ou rites agraires ne rendant pas compte de leur puissance d'autorité religieuse et sociale) et de la limitation de l'herméneutique du monde humain au monde des livres.
 
 
            Alors que Vico propose une remontée à quelque chose de plus profond, à une métaphysique de l'esprit humain. Cette dernière nous pose problème : elle nous encourage à chercher en nous cette puissance mythique, et elle nous invite à chercher des états pré-rationnels dans la psyché. Nous avons un psychisme de Modernes, lequel est reconstruit par des pratiques de calculs qui ne nous donnent aucun accès immédiat et direct avec les états mythiques. Nous sommes dans la situation d'hommes tardifs, ce qui ne nous permet pas de pratiquer la fantaisie très vigoureuse des peuples de l'origine. Il nous manque le moyen pour revivre les états mythiques, étant entendu que ces derniers ne se peuvent trouver que dans la reviviscence d'aspects psychiques. Je dois les reconstituer comme des hypothèses, lesquelles deviennent les nœuds explicatifs des vécus des peuples de l'origine (qui me demeurent inaccessibles). 
            C'est une pensée de la barbarie, mais nous n'avons pas accès à une pensée barbare. Nous ne pouvons pas nous-mêmes nous exercer à cette pensée barbare, nous ne pouvons pas déchaîner en nous cette sublimité du mythe originaire. - Mais nous pouvons à tout le moins, dans notre étroitesse, envisager la forme du mythe qui convient aux hommes tardifs : c'est la totalisation. Nous pouvons espérer produire un savoir qui rassemble, dans des énoncés coordonnés, les âges archaïques et les âges modernes, en un dessein encyclopédique.
            C'est alors une encyclopédie qui retient l'histoire des hommes ; et qui comprend, comme son moment nécessaire, l'âge héroïque des aristocraties dominantes, lesquelles participent à une mythologie du blason. Et cette encyclopédie rassemble aussi un âge obscur (ou divin) où les hommes sont les interprètes des dieux, et connaissent une vie mesurée non à l'aune de la finitude, mais dans le dialogue avec les dieux. Et ce dialogue ne se limite pas au monde païen : ainsi, on peut se demander si Moïse ne fait pas également partie de ce temps mythique. C'est une encyclopédie triplement enrichie par une évaluation des puissances latentes du psychisme, et qui est donc triplement politique - dans la mesure où elle permet d'intégrer le nous de la communauté. L’élément politique n'est pas tardif, il est fondateur : le cogito est un cogitamus, c'est un cogito du nous des hommes ensemble. Les vérités qui en découlent sont des vérités de la communauté, ou communauté politique - civile. Il ne s'agit pas de développer une action politique, mais de prendre en considération l'économie interne des sociétés. Les États politiques liés aux mythes sont en perpétuel mouvement, et supposent une production mythique intense pour faire face à la vérité des expériences.
            Et ils subissent des métamorphoses, lesquelles font que les mythes s'engendrent les uns les autres. Il y a non seulement une métaphysique, mais aussi une logique, un vocabulaire de l'esprit archaïque. Ce ne sont pas seulement des mots qui se succèdent, mais des phases des mythes parfaitement ordonnées. L’un des moyens de reconstituer cette logique du mythe est de reprendre les douze déités majeures du panthéon romain : ce ne sont pas tant douze dieux réunis ensemble dans un panthéon fixe, mais un enchaînement.
-  La religion de la foudre conduit à un nouveau rapport à la sexualité : cette dernière n’est plus vécue librement dans une forêt, mais la foudre oblige les êtres humains à s'accoupler dans des lieux de protection.
-  D'où une seconde phase, la religion des mariages qui est sanctionnée par Junon : elle est une conséquence inévitable de la considération mythique de la foudre comme principe du pouvoir jupitérien.
-  Et, de même, il est intolérable de voir les cadavres en état de putréfaction. Ceci entraîne une demande mythique pour rendre le cadavre supportable et faire un travail de deuil. Ainsi naît une religion des Enfers (une religion de Pluton) qui reconstruit l’assise de la psyché humaine face à l'épreuve du deuil. La première inquiétude des hommes ne porte par sur le Salut humain ou l’immortalité de l’âme, mais sur le fait qu'on aime mettre les ancêtres dans un même cimetière - car la généalogie devient alors lisible.
            On passe de l'idée de dieu, à celle d’ancestralité où l’on montre sur la terre un arbre généalogique matériel qui exprime notre propre origine. D'où l'idée que la terre où sont enterrés mes ancêtres est celle sur laquelle j'ai des droits. Ceci donne lieu au sentiment du terroir, où la lisibilité des tombes sur la terre devient le droit que j'ai de me revendiquer autochtone, né de la terre. C'est une grande pensée du cimetière, qui est une sorte de carte visible de l'habitation de ma terre par les générations (et les phénomènes d'appropriation qui en découlent).
            Il y a des états hallucinatoires du rapport à la terre, ce qui ne passe pas par un raisonnement. Je fais tellement corps avec le sang qui se trouve lisible sur le sol, que j'ai un vécu qui constitue cette terre comme mienne dans une forme pré-rationnelle. Au-delà du devoir et des questions morales, on est possédé par cette construction mythique de l'expérience. C'est les croisades : on y va pour libérer le tombeau du Christ sans réflexion sur la valeur, mais par mythe absolu. Il s'agit de déceler l'élan que Vico appelle conatus, l'effort qui fait que ma nature est métamorphosée et envoyée dans une action au nom d'une logique mythique. C'est une forme d'hallucination qui m'associe, à titre préréflexif, à mon objet. Je ne vois jamais les objets comme tels, je les vois dans les mythes - sans séparation du sujet et de l'objet.
            Pour Malebranche, on voit les corps dans l'étendue intelligible, dans le fond de l'espace. Et cette étendue intelligible n'est rien d'autre que la relation que Dieu entretient avec les corps : c'est voir en Dieu les corps ; un objet est placé dans un espace qui est le fond de ma représentation, qui est la divinité elle-même. De même que, chez Malebranche, il y a une vision des corps en Dieu ; chez Vico, il y a une vision des corps dans le mythe. Je vois les corps dans Jupiter ou Vénus. Une chose est un événement qui n'est identifiable qu'à partir d'une logique mythique, je n'ai qu'un rapport halluciné à la chose par la pré-compréhension du mythe sur la réalité.
            Mais cette conception conduit les peuples à s'opposer les uns aux autres, puisqu'ils sont pris dans des logiques de mariages et de sépultures qui les opposent. Mais, pire encore, les logiques mythiques opposent les classes sociales entre elles, et l'équilibre d'une société repose sur des mythologies qui inscrivent la domination dans cette pré-compréhension mythique. Ce sont des sociétés qui reposent sur la divination, laquelle est coupée en deux, entre 1° des classes sociales qui s'attribuent des auspices majeurs (avec des aigles) et qui donnent lieu à une appropriation du pouvoir religieux, et 2° des plèbes qui n'ont accès qu'à des auspices mineurs. Les plèbes ont aussi un rapport à l’avenir, mais ceci ne leur donne pas le droit à une véritable religion, ni à l'exercice du pouvoir. La société repose sur cette lutte des classes, qui est une lutte entre les auspices, entre les mythes. Les classes sociales vont au conflit en permanence, et ne peuvent pas se séparer les unes des autres à cause de ce conflit - car elles veulent brandir la forme d'auspice qui leur est propre.
            Aujourd'hui, on parle de la lutte pour la reconnaissance : c'est par exemple la fonction de l'habit, qui classe l’adolescent comme ringard, pauvre... Nos auspices ne sont pas reconnus. Ce sont des formes de vêtements qui s’expriment dans la cour d'école (qui est un lieu de supplice). On interprète ceci comme une lutte pour la reconnaissance dans une société démocratique qui oblige à prendre des symboles. Or, pour, Vico ce sont des espaces de l'injustice constitutive, qui naissent de la contrainte de la nature. Il ne s'agit pas de jouer dans l’espace démocratique du marché son identité en achetant la marque qui convient, car ce serait un espace neutralisé. Mais l'espace primitif est la divination, le contrôle de l’avenir et du risque.
            On ne pratique pas la divination de la même façon si on est aristocrate ou plébéien. L'aristocrate a affaire à des oiseaux plus puissants, et il peut en conclure à la domination sur les plèbes qui ne disposent pas de la divination d'auspices aussi forts. Vico découvre, à Naples, une telle injustice sociale à l'intérieur même de la ville ; et il a cette idée que tout tient socialement, car tous les habitants sont liés par le nœud herculéen, par la participation à une même mythologie. Sauf que les uns jouent les rôles dominants et les autres des rôles asservis : il y a un consentement psychique avant un consentement politique à la domination.
            C'est une analyse de l'idéologie : non en termes de valeurs, mais en termes de luttes de poésies. Vico reprend les concours de chant : il y discerne des vieilles pratiques avec un enjeu à mort. Le chant consistait à exhiber ses auspices : car chanter (étymologiquement) veut dire «prédire l'avenir». C'est pourquoi les sirènes qui chantent chez Homère ne sont pas prises d'un goût musical, mais elles pratiquent la divination. Les concours de chant à mort se retrouvent dans la Bible, où les prêtres font des tours de magie pour se distinguer : le sort de la domination est en jeu dans ces concours.
            Pour Vico, ils reconduisent au mythe d'Apollon et Marcyas : Apollon est le dieu de la lumière de la domination auspiciale des aigles et des régnants, Marcyas est le prolétaire bachique.  Ils se lancent dans un concours de chant : Marcyas, par sa musique, offense Apollon - qui lui arrache la peau en guise de punition d'avoir voulu rivaliser avec lui. L'écorchement de Marcyas est la vengeance d’une classe dominante sur un plébéien qui ose mesurer sa divination à celle d'Apollon. Dante, pour sa part, voit dans cet épisode que tout homme qui entonne un chant de l'ampleur du paradis risque sa peau ; il risque, par la violence de l’inspiration, d'être hors de lui, d’être écorché. Dante donne une interprétation mystique, mais Vico ne le comprend pas comme ça. Dante, en ayant ce vécu mystique, cette conception extatique du poème, ne fait que revivre l’antagonisme créé profondément par le corps social (comme dans les concours de chants).
            Derrière les expériences religieuses, mythologiques et esthétiques que l'on peut avoir, on revient à des traumatismes archaïques - qui (contre ce que dira Freud) ne sont pas issus de blessures de l'enfance, mais qui remontent à des traumas du corps social archaïque, des traumas sociaux qui laissent des complexes qui ne cessent de revenir. Car, dans la lutte pour la reconnaissance, on tombe dans la coupure entre la nature et la culture. La souffrance est énorme, dans ce rapport au trauma de l’origine.
            Les sociétés modernes cherchent à se libérer de cet atavisme, dans les discours de la confiance en soi, dans le discours de l'homme moderne capable de créer ses propres valeurs qui guériront ses malheurs. Mais ceci est l'écume du cogito dans le cogitamus. Car alors on se retrouve dans une aliénation mythique au moment ou l'on prétendait s'en échapper. Normalement, dans le dessein des sciences, la rationalité est un moyen de se libérer de cette économie du mythe. Et la pratique alternative au mythe est la totalité, le fait d'avoir une conception organique total du corps social pour comprendre la violence de ce corps mythique.
            Ce sont de nouvelles façons de lire le corps poétique ; la poésie n'est ni acte esthétique ni religieux, elle est d'abord une tyrannie sociale reposant sur des génies (mais qui est loin d’être le lieu d'une jouissance esthétique ou de connaissance). Car pour Vico le poème est d'abord la détermination du site révélateur de ma psyché. Se dresse un monde que l'on connaît par l'histoire antique, un champ de la culture méditerranéenne antique qui manifeste ses lois et repose des problèmes aisément interprétables par ces lois.
            Et, d'autre part, on rencontre des auteurs qui deviennent assez transparents à l'aide de ces catégories. Balzac et Proust sont redevables de ceci : quand, dans Du côté de chez Swann, le narrateur voit Madame de Guermantes priant dans la chapelle de son château et étant illuminée par la lumière qui tombe du vitrail, il en fait une expérience personnelle capitale, car il reconnaît l'aura des aristocrates. Elles ne la sauvent pas seulement par la violence, mais elles ont un charme inexplicable - et seule la religion semble capable d'expliquer le pourquoi de leur autorité. Les aristocrates tirent de la religion la noblesse d'esprit qui les entoure. Et le narrateur passe sa vie à chercher à entrer dans le salon des Guermantes, pour bénéficier de cette lumière associée à cette aristocratie. Tandis que les Verdurin ont de l'argent qu'ils ne transforment pas en émanation spirituelle qui leur donnerait un droit sur la culture et les biens. Alors que les Guermantes sont dans un écoulement social qui fait que toutes les valeurs mythiques se voient tomber à terre.
           Madame de Guermantes est belle de ce que Vico nomme une «beauté civile», elle a une beauté politique : étant agenouillée près du vitrail, elle manifeste son lien avec le mythe de la divination, elle est en train de révéler que c'est le mythe auspicial qui constitue la puissance de son autorité. Tandis que les Verdurin n'ont qu'un auspice mineur, un pouvoir symbolique minimal qui n’a pas la force de constituer une nouvelle culture et qui se voit entraîné dans le culte de la matérialité. Madame Verdurin ne peut pas faire face à la puissance du mythe comme tel car elle n'a pas accès par le mythe au mythe ; le triomphe des Verdurin est une progressive dé-mythologisation des mythes constitutifs de l'aristocratie française.
         Balzac nous explique comment les pouvoirs de l’Ancien régime sont métamorphosés par l'argent développé par la Révolution - laquelle a constitué un renversement complet des valeurs, une sorte de chute permanente du nœud initial. La perspicacité des auteurs permet de décrire une sorte de légende de la chute des mythes, l'âge du roman est l’écriture par des hommes de l'effritement progressif de cette construction mythique de la société.
            Cet effritement est une délivrance, et ici Vico appartient aux Lumières. Et en même temps dans la société des Lumières se crée une atroce nostalgie de cette beauté qui a disparu ; on cherche en permanence  de l’aura car cette dernière tombe. On est soit tyrannisé par l'aura et on la déteste, soit on tombe dans le désenchantement et on fait n'importe quoi pour créer de l'aura.
        Ainsi, le cinéma cherche à produire de la beauté civile à partir d'un manque constitutif, étant donné qu'il y avait pas d'aristocratie aux États-Unis. Les Américains ont inventé une fausse aura, la star d'Hollywood, qui est une restitution de Madame de Guermantes dans une langue démocratique - quoique sans y impliquer de la même façon l'ensemble des ressorts mythiques qui forment la base de l'orde social.
      L'œuvre de Vico produit les éléments premiers pour une consciente de la dialectique de la démystification ou de la démythologisation. Tous les jours notre corps est sommé par ces problèmes, notre intimité la plus prégnante est liée à ces éléments. Dans les sociétés archaïques, le corps est scarifié pour porter dans la peau la respiration même du corps. C'est une angoisse moderne que de chercher à savoir comment porter les mythes qui nous dévorent, conjoint au fait qu'aucun mythe n’a d'autorité totale sur moi.
            Vico prend une image : la prégnance du mythe sur les corps a été figurée dans celui de Prométhée enchaîné sur le rocher et à qui l’aigle de Zeus mange le foie. Le foie qui renaît sans cesse le condamne à une souffrance éternelle. C'est le foie de la divination rongé par l’angoisse de l'auspice, nous sommes tous des Prométhée et nous voyons l'angoisse du mythe nous traverser en permanence, nous dévore sans nous tuer et sans nous guérir.
 
L'homme à cause du caractère indéfini de l'esprit humain, lorsqu'il en vient à tomber dans l'ignorance, se fait lui-même la règle de l'univers.
La science nouvelle, §120
 
            Nous n’avons pas de prédétermination de notre esprit, il est libre - mais ceci est plutôt une liberté négative. Il n'a de règle que l'infini, et aucun critère pour se déterminer lui-même. On a tant besoin de partager des mythes, car ce sens commun est ce qui détermine progressivement la liberté infinie que j'ai. Car, sans ceci, je n’aurais pas où fixer mon esprit, je suis asservi à une puissance d'infini. Et il n'y a que la régulation sociale qui me définirait positivement. L’homme qui n'a pas cette norme sociale est une sorte de vagabond : pouvant adhérer à tout, il ne se détermine plus à rien et devient le malheureux qui erre sur la surface de la terre.
            C'est une allusion au mythe de la chute, à tous moments où l’on échappe à la rationalité qui permet de déterminer l'esprit. Quand on perd cette rationalité, en participant à la chute de l'esprit humain, on se fait soi-même règle de l'univers. Telle est la révolution copernicienne de Vico : quand je ne peux pas me déterminer, je construis le monde à partir de moi même, je fais tourner le monde autour de moi. Cette constitution subjective est première. L’homme au centre de l'univers est l'acte mythique par excellence : non le transcendantal, mais la révolution copernicienne est l’appropriation du réel par le mythe.
            Il peut y avoir aussi une couche de rationalité, on peut pratiquer la divination et être agrégé de physique, on peut mettre en œuvre des méthodes et tirer le tarot. Dans les deux cas, on opère une révolution copernicienne : en ramenant les choses aux catégories de l’entendement, ou en disposant d’une liberté infinie que l'on essaie de régler par des rites. On constitue l'expérience à partir de rites qui sont des variantes de mythes.
            Vico ajoute par ailleurs une catégorie loufoque. Il a essayé de mieux caractériser la configuration de ce qu’il avance : il y a des traces dans la mythologie elle-même de cette propension de l'humanité au mythe. Cette trace qui dévoile l'être profond du sujet pris dans la société mythique est ce que l'on appelle le géant. Pour le dire autrement, un homme mythique est un géant. C'est pourquoi on ne peut plus partager l'imagination des hommes mythiques, car il faudrait partager leur gigantisme.
            Vico pense, en examinant les traces dans le poème, qu'il devait exister des populations plus grandes que nous sommes. Parfois l’on trouve des os qui laissent penser qu'il y a eu des peuples plus grands que nous. Vico dit que les raisons pour lesquelles nous sommes petits vient que nous n’évoluons pas dans nos excréments, nous sommes une terre peu fertilisée et à cause de ceci nous devenons petits. Nous avons le malheur d'être civilisés et d'être des vêtus de couches. Il faut être merdique pour être un grand mythologue, ne pas avoir peur de la fange. Vico tente cette hypothèse qu'il y aurait eu des hommes antérieurs à nous, que les fondateurs sont des êtres disproportionnés.
            Et il reste que ce sont des géants de l'âme. Il y a deux types de géants : les géants poètes qui ont porté l'assise mythique de l'âme, et le géant de l'esprit, qui revit la dramaturgie gigantale des poètes de l'origine au temps des hommes. Le géant de l'esprit est l'athée, celui qui reprend la position que les titans ont eu contre Zeus. Ce sont ceux qui errent à la surface de la terre, ils sont foudroyés par l'Église comme Athéna a foudroyé les géants. Mais géants et athées incarnent cette grandeur. Nous interprétons ces géants de l'esprit comme étant la dimension d'une source infinie en nous, qui se transforme en une création de mythe qui aura la même puissance que la révolution copernicienne.
            On renvoie aux tableaux de Nicolas Poussin, qui peint des géants. Orion aveugle marchant vers l'aube. Orion est un géant qui a voulu violer une déesse. Il a été puni par les dieux qui le rendent aveugle. Il doit marcher vers l'Est, car, quand il aura rejoint le soleil levant, il recouvrera la vue. Il a un ami qui est sur son épaule et le guide dans la nuit. Ce viol initial est à la fois cette chute dans l’ignorance qui réveille notre nature latente, et nous portons sur nos épaules le surmoi. Mais nous sommes une force qui va et porte en elle la mythologie des dieux. L'âge des géants est fini. Hercule est le médiateur entre les classes sociales. L’injustice est médiatisée par un héros qui se sacrifie pour qu'il y ait une unité : c'est le nœud herculéen. Hercule a été cherché Cacus, qui jouissait sans limite ni repos ; et Hercule fait le lien en allant tuer le noble et libérant les êtres simples de la terreur que leur occasionne la proximité du géant.  Les ogres, les cyclopes, sont des géants mythiques qui portent des auspices et terrorisent les gens de passage en imposant une loi aristocratique. Des héros humains cherchent à libérer les hommes du joug de cette aristocratie mythique. Polyphème se fait aveugler par Ulysse.
          Vico note que ceci veut dire que le géant qui règne, cet être de la domination nue de la terre au nom du mythe, est quelqu’un qui a son château au milieu d'un cercle de terre, et les propriétés s’enroulent autour du château. L’œil unique de Polyphème est la répartition agraire de ses champs et la dominion qu’il exerce. Hercule y enfonce un pieu rougi, les plébéiens s’emparent du château, le vident de son propriétaire et se mettent à sa place. C'est la circularité des terres et la domination par un château central.
             Si les maisons anciennes portent un oculus, ce n'est pas simplement pour laisser entrer la lumière, mais c’est le symbole par lequel le paysan manifeste la rotondité de ses champs autour de son pouvoir central. C'est une mythologisation de son rapport à la terre. Souvent les maisons qui ont ces ronds possèdent également une clenche sur laquelle est entouré un serpent. Ce serpent en cercle représente les forces de la terre, et la circularité du domaine. C'est pourquoi les domaines sont encerclés d'arbres, de haies afin de signifier que toute personne qui franchit la haie est en passe de mourir : il n'est qu'un client, et à ce titre soumis à un droit de vie et de mort. La propriété est ronde pour que l’on puisse dominer entièrement toute la propriété.
            Dans l’ancien temps, ce n'était pas des haies mais des lances, sur lesquelles on crucifiait les esclaves lors de la révolte à Rome. Le rapport à la barrière résume le sentiment de propriété. Ce ne sont pas les prolétaires mais les géants qui entourent ainsi leur jardin. Seuls des Ulysse peuvent les vaincre. Ceci renvoie aux Nibelungen de Wagner
            La pensée vichienne est certes exagérée, mais ces exagérations permettent de décoder des signes que l'on ne voit pas. Il ajoute cette image excessive  : il y a deux types de logique, rationnelle et mythique. Cette logique mythique repose sur des principes qui ne sont pas des concepts, car sinon les géants seraient des hommes. Ce qui tient lieu et place des concepts, c'est un caractère fantastique : une entité qui a à la fois une valeur de singularité et d'universalité.
            Soit un bébé qui joue dans son parc et brandit sa poupée, et la nourrice dit que ce sera un César. Vico explique que César est un caractère fantastique. Il s’agit certes d’un homme qui a existé, mais un César est un mouvement psychique par lequel j'universalise un singulier pour en faire un genre qui va me permettre de classer des éléments. On classe une singularité dans un genre fantastique, qui n'est lui-même qu'une singularité élevée à l'universel.
            Il y a donc deux types de généricité : 1° une logique qui repose sur des concepts, 2° et des genres fantastiques. Ces derniers sont des genres imaginaires permettant de classer le réel non à partir d’universaux, mais de singularités élevées au rang d'universaux. Les hommes fantastiques transforment une singularité en une fonction d'universalité. Vico met en évidence le genre fantastique, qui permet de comprendre la singularité visée par mon analyse. Il faut que je reconstitue la logique pure du mythe dans son excès pour interpréter les fragments qui viennent dans la vie courante quand je dois interpréter ma singularité.
          Ceci va jusque dans les noms : les Clermont-Tonnerre sont une famille notable de la région lyonnaise dont on peut expliquer le nom. Sur une montagne donnée tout couverte de forêt, l’humanité commence quand on ouvre une clairière - d'abord par la foudre qui tombe et allume un feu qui produit la clairière. Les hommes occupent ce point dominant, puis bénéficient de cette position pour regarder les oiseaux et donc les auspices. On interprète la foudre comme un signe de Zeus qui donne le droit de tirer les auspices, puis de devenir astrologue et de gouverner la société. La famille Clermont-Tonnerre porte dans son nom une histoire mythique, et qui porte ce nom est porté de la grandeur de ce mythe et le porte dans son écusson.
            La bague est le concerté de la noblesse et du terroir, elle est la concentration des éléments symboliques donnant un droit par rapport à une terre. Le blason devient un code ou un rébus qui concentre les éléments mythiques par lesquels on exerce une tutelle sur une terre. Ceci vaut aussi pour les familles «de Beauchesne» : un paysan devient riche, le roi lui confère un titre de petite noblesse. Ce paysan a un beau chêne et s'appelle donc Beauchesne.
            Tout ceci prend en France un côté dramatique lorsque le roi Louis XVI est tué par les géants plébéiens. Ceci a un créé un déséquilibre. Le sang du roi a obligé à créer d'autres mythes pour comprendre comment on a pu avoir le droit de tuer un roi. Mais on a tellement honte, c'est une honte mythique ; on instaure un régime présidentiel qui recrée un roi et une cour centrée autour de l'Elysée.
 
            Les Français passent leur temps à tuer des rois et en faire un autre pour conjurer la souffrance de l’indéfini de son esprit. En France la noblesse s'est effondrée, peu de nobles possèdent leur château. Ceux qui ont des châteaux sont les bourgeois qui ne savent que tondre le gazon et non monter les chevaux. C'est un pays qui vit ceci, d'où le culte de De Gaulle ou de la culture - qui donne du patrimoine à tout le peuple, qui n'est rien d'autre qu'un patrimoine aristocratique dont on pense qu'il appartient désormais au peuple. Les pays qui n’ont pas connu la révolution admirent la France qui a eu le courage de tuer son roi ; et les étrangers ne voient que des petits nerveux désespérés de ne plus avoir d’aristocratie.

 25 février 2011                                                                                                                                                                                          
          
Nous avons dessiné une vue d'ensemble de la pensée de Vico dans sa phase la plus mûre, c'est-à-dire dans La science nouvelle seconde ou troisième. L'écriture de Vico est dense et répétitive, exposée selon un ordre si complexe qu'un effort singulier est requis pour reconstituer cette mythologie. La pensée vichienne repose sur deux éléments moteurs, en commençant par la théorie des trois âges.
            Selon cette dernière, toute proposition propre à l'âge de l'humanité contient derrière elle un ordre acquis aussi bien dans l'âge antérieur (âge des héros), mais aussi dans l'âge des dieux. Ainsi, tout objet symbolique se trouve tissé dans la succession de l'âge héroïque et de l'âge obscur. De telle sorte que, nous qui sommes dans l'âge de l'humanité, vivons dans une réalité subordonnée, composée d'une écriture de l'écriture de l'écriture. Ces trois écritures viennent complexifier les attendus mythologiques dans lesquels nous évoluons.  La puissance de déchiffrement des symboles sociaux suppose une pratique des livres et un accès à la puissance plastique de l'humanité avancée afin d'en recomposer les chiffres successifs.
            Cette puissance de construction à plusieurs étages nous invite à ne pas oublier l'autre grande dimension de la mythologie, qui s'exprime dans les affrontements sociaux et les luttes pour la reconnaissance, c'est-à-dire pour la puissance de la divination. Les classes dominantes sont dotées d'un droit à prévenir l'avenir en leur faveur, elles s'attribuent de manière exclusive le droit des auspices majeurs. Ces derniers tranchent le droit des populations. Pour le dire autrement, c'est parce que les nobles tranchent de telle façon la divination de la terre, que les plébéiens héritent de morceaux qui vont constituer leurs champs. Les classes les plus humbles cherchent quant à elles à obtenir la reconnaissance de leurs propres auspices. Elles luttent sans merci afin que les auspices mineurs soient reconnus par le seigneur du lieu et de l'heure. En conséquence, on s'aperçoit que la société vichienne anticipe les analyses de la lutte des classes que l'on trouvera chez Marx - à ceci près que, chez Vico, ce ne sont pas les rapports de production qui constituent le moteur de la lutte sociale, mais la reconnaissance par l'autre de mon droit superstitieux sur l'avenir. Cette bataille repose sur de pures vanités, dans la mesure où personne n'est assurée d'avoir les preuves de la vérité de sa divination.
            L'homme est tellement angoissé par la nature, qu'il est sans cesse en train de se projeter vers l'avenir à l'aide d'un droit qu'il se donne sur celui-ci ; et ce droit s'appelle la divination. En somme, les sociétés sont structurellement superstitieuses et possédées par le jeu avec les symboles de l'avenir. D'où il découle que la divination n'est pas une activité parmi d'autres, mais elle constitue la base de l'anthropologie vichienne. Autrement dit, la divination est de part en part le ressort de notre rapport au temps et à la nature.
            Vico tire cette idée de sa lecture de la Bible, et du fait que l'un des interdits qui détermine la particularité du peuple hébreux est celui qui porte sur la divination. Avant même d'avoir un Dieu unique (Yahvé n'étant initialement que le dieu dominant et non encore le dieu unique), l'interdit de la divination et du culte des idoles est à la fois singulier et révélateur. Les juifs sont les seuls peuples du monde à ne pas fonder la loi sociale sur la divination ; le partage entre les païens et les juifs est celui entre les devinants et les non-devinants. Les juifs, en ayant dominé cette propension à la divination, témoignent, par cette exception absolue, de leur caractère de peuple élu. On ne peut pas imaginer un peuple qui, spontanément et sans raison, engendrerait une telle exception (qui est cette renonciation à la divination).
            Cette idée de la divination repose aussi sur la vie napolitaine profonde, sur la capacité qui croise le fait de jeter des sorts et la pratique de la divination. Pour Vico, nous sommes des êtres jetés dans le monde ; et, dans l'angoisse de ce monde, nous produisons des actes divinatoires. En d'autres termes, d'une part nous sommes jetés dans le monde ; et d'autre part nous jetons en même temps des sorts sur le monde en le soumettant à la construction superstitieuse que nous faisons du temps. Tout homme est à la fois jeté dans le monde, et il est pour lui-même ce sorcier qui jette des sorts - lesquels constituent le caractère mythologique de son horizon.
            Cette reconstruction de la société comme structure divinatoire générale montre par une preuve inversée qu'il y a bien un dieu qui s'est révélé prioritairement au peuple juif, puisque ce dernier, contre toute raison naturaliste, contre toute structure du fait social, en vient à résister à cette anticipation angoissée de l'avenir dans la divination. Au fond, être juif, c'est ne pas être devinant. Le partage entre les païens et les juifs tient au fait que ces derniers préfèrent la thora à la divination.
            Mais, en même temps, et dans la mesure où il a besoin d'informations historiques, Vico ne peut s'empêcher d'aller chercher dans la Bible certains traits qui, malgré tout, manifestent des restes d'idolâtrie et qui appartiennent au plus authentique paganisme. L'épisode du veau d'or montre que le peuple juif a la tentation de revenir aux idoles. Moïse, le maître de ce peuple, est pour sa part inspiré par Dieu : redescendant du Sinaï, il laisse tomber les tables de la loi qui se brisent. Et ceci le conduit à remonter en recomposer d'autres sur la montagne. Telle est la fulguration du fait juif dans les sociétés modernes. Par la suite, Élie lutte avec les mages pour prouver la supériorité de son dieu. Dans ces deux épisodes, le caractère d'exception du peuple juif tend à diminuer.
            Ceci entraîne la possibilité d'une double interprétation par Vico du judaïsme. Soit le peuple juif est non divinatoire du fait de son élection, ce qui témoigne d'une providence de Yahvé sur l'histoire du monde. Ainsi, en protégeant les juifs, Dieu monterait qu'il y a une providence sur le monde. Soit Vico avait découvert un principe critique des sociétés si fort et dangereux, qu'il a essayé de protéger le judéo-christianisme, en mettant d'un côté les païens divinatoires et de l'autre les judéo-chrétiens.
            Mais, dès que Vico donne un exemple de cette sorcellerie, il prend des exemples aussi bien chez les écrivains païens que dans la Bible. La Bible est ainsi loin de s'arracher à l'ensemble divinatoire, ce qui ferait que le monothéisme n'est qu'une divination particulière. Vico tient un principe si universel des sociétés, que même le judaïsme y est soumis. Ceci nourrit l'interprétation vichienne des âges obscurs, des noyaux initiaux des familles qui rangent leurs tombes dans les cimetières sur la terre entourée de lances et d'arbres. Toute cette interprétation philologique vient du Livre des rois, qui est l'un des livres primordiaux de la Bible et de l'histoire du peuple juif. Par conséquent, dans l'alternative présentée ci-dessus, il faudrait privilégier la première voie, selon laquelle Vico tient jusqu'au bout la différence entre les juifs et les païens. Ce qui fait que les juifs ont dû assumer les grands combats anti-mythologiques, ceux du désenchantement du monde, car ce peuple est contemporain de l'Antiquité la plus superstitieuse et la plus divinatoire.
            Mais, avec l'arrivée du Christ, l'enjeu n'est plus de lutter contre la superstition. Car les sociétés anciennes elles-mêmes ont produit leur autocritique, par exemple chez Cicéron (De la divination). Le déclin des cultes antiques a fait baisser la tension divinatoire. Le Christ n'a donc plus face à lui le problème de la divination comme objet unique et spécifique. Quant au christianisme, il est une suite du judaïsme et n'apporte aucune innovation à l’égard à la divination.
            Mais il faut reconnaître que, quand le Moyen-âge est revenu en Europe, les superstitions ont refait surface avec d'autres formes, issues du judéo-christianisme. Il s'est produit une forme de re-mythologisation du christianisme lui-même.
            L'un des points saillants de la pensée de Vico est la théorie des géants porteurs de mythes. Dans les églises des villages que Vico a fréquentées, il a remarqué que le Christ Pantocrator est peint sur les murs avec une démesure gigantale. Ceci le conduit à dire que les peuples qui ont porté cet âge du christianisme étaient à nouveau porteurs de mythes, et la puissance divinatoire était le principe de constitution (même si ceci était au sein d'une structure chrétienne divinatoire). Par exemple, la famille Clermont-Tonnerre, dont nous avons déjà fait mention, appartient au judéo-christianisme et affirme dans son nom même les signes divinatoires que l'on trouvait dans les sociétés païennes. Ainsi, dans le judéo-christianisme, on trouve un mélange instable de dénonciation de l'idolâtrie et d'éléments irrépressibles revenus du culte de la terre venant croiser les influences juives pour restituer des montages mythologiques.
            Ce thème du Christ-géant se retrouve chez Rabelais, dans le Pantagruel, qui est un géant porteur de mythes et du Christ. Cette confusion entre les géants gaéliques et le donné biblique vient croiser la révélation évangélique ; et tel est l'évangélisme de Rabelais, à savoir un retour à la doctrine de l'évangile redoublée d'un matériel mythologique issu de l'Antiquité païenne la plus élémentaire. Rabelais est un nœud d'interprétations : d'une part il témoigne d'une lucidité parfaitement chrétienne et hébraïque concernant le néant de la superstition ; et d'autre part, en faisant porter cette critique de la superstition par des géants, il restaure une puissance mythologique à l'âge christique lui-même. S'agissant de Rabelais, on lira avec profit l'ouvrage de Mireille Huchon, Rabelais, qui tente, en se basant sur des éléments épars, de raconter la vie de cet homme telle qu'elle émerge de ce qui reste de lui ; c'est un ouvrage très savant qui dresse le bilan de toutes nos connaissances à propos de Rabelais.
            L'œuvre de Vico étend son modèle jusqu'aux limites des civilisations que Vico connaissait de son temps ; ce modèle s'étend sous la plume même de Vico jusqu'en Chine et au Japon, mais aussi au Mexique. Seul le judaïsme resterait le point irréductible de cette conception mondiale de La science nouvelle - quoiqu'il semble parfois que ce modèle est si puissant qu'il s'empare du judaïsme lui-même, et finit par plaquer ce fait biblique sur les autres interprétations de la religion.
            De telle sorte que nous disposons d'une structure parlante permettant d'aborder tous les faits sociaux, mais aussi la question du désenchantement du monde ou les théologies des années 1930 qui voulurent libérer le christianisme de son fond mythologique. S'agissant de cette théologie, Bultmann va dans ce sens, qui consiste à attester que, même après deux mille ans, on n'a pas compris le christianisme. Car il a été saisi par des puissances de l'imaginaire qu'il faut expurger. En d'autres termes, il s'agit de dé-paganiser le christianisme, en montrant qu'il est une destruction systématique des attendus mythologiques des hommes. Si l'homme est par nature mythologique, il n'en demeure pas moins (pour ces théologiens) que l'enseignement du Christ donne le dessein d'une désintégration des attaches mythologiques qui restent dans notre humanité. Déjà Luther avait commencé cette dé-mythologisation en refusant le culte des reliques, des saints et de la Vierge Marie : par là même, il fit tomber des pans entiers de la re-mythologisation médiévale du christianisme. Mais ceci ne suffit pas, il faut arriver à une idée plus éthique, proche d'un rationalisme religieux, de la critique chrétienne. Chez Luther, le christianisme devient un projet critique envers la tâche mythologique dont le catholicisme n'est qu'un ridicule reliquat. La véritable révolution luthérienne consiste à abolir graduellement la référence mythologique dans le monde, ce qui conduit à considérer que  le mythe est le mal lui-même - conséquemment, être un homme libre, c'est dé-mythologiser ce que, spontanément, notre humanité constitue et restaure en apparence comme reconstruction de notre existence. Autrement dit, le péché originel, c'est le mythe.
       On ne peut pas s'empêcher de construire des genres fantastiques qui vont constituer le réel. Telle est la révolution copernicienne de Vico, laquelle est la conséquence de notre ignorance. L'homme qui tombe dans l'ignorance se fait la règle de l'univers, et cette révolution copernicienne est la marque du caractère fautif de l'homme. Tandis que, être chrétien, c'est être protégé contre le mythe, libéré du paganisme. Donc le christianisme tait l'être mythologique de l'homme.
          Nonobstant, cette destruction du mythe demeure ethnocentrée, et à ce titre elle oublie par exemple la Chine et le Japon. Nous avons la prétention de disposer d'une religion qui serait la seule à être bonne dans l'univers, contre toute la mythologie. À force de dé-mythologiser le monde, on sombre dans un nombrilisme fou, une demeure ethnocentrée à laquelle au demeurant tout le monde n'est pas prêt à adhérer. Ainsi, l'idée d'un évangile mondial, qui serait la clé d'abandon des mythes, est en un sens séduisante, mais, quand un terroriste islamiste s'en empare, il en vient à dynamiter les bouddhas géants (on insiste sur ce caractère de géant) qu'il trouve dans la forêt khmère. La question qui se pose est alors la suivante : faut-il admirer ces terroristes qui font exploser les bouddhas géants, sous prétexte qu'ils ne sont qu'une toute petite superstition qui fait honte à Allah?
            Une autre solution serait de recueillir ces bouddhas et de les instituer comme constituant l'un des moments de l'histoire de l'art. Telle serait la position de Malraux : alors que l'on ne peut plus croire à aucune religion, il demeure un savoir humain de ces mythes qui en révèle la profonde cohérence (ce que Malraux appelle le "dialogue"), et alors nous leur conférons le statut du musée imaginaire. On en fait une structure de comparaison, un discours, et on donne à cette œuvre sa signification au sein d'une histoire de l'art, d'une muséographie qui devient si vaste qu'elle s'applique à l'intégralité du monde. Ceci aboutit au fait que le musée n'est pas dans la ville, mais, à l'instar de Florence, la ville est elle-même le musée dans lequel les êtres humains finissent par vivre. Cette solution est certes plus généreuse que celle du terrorisme, mais elle est aussi castratrice.
            Au demeurant, tous ces enjeux sont afférents au sujet que nous évoquons : jusqu'où doit-on aller dans la dé-mythologisation? Et quels sont les auteurs qui prétendent avoir le droit d'imposer aux autres peuples la dé-mythologisation? Cette dernière relève du colonialisme, et c'est pourquoi aujourd'hui des militants africains ou indiens en viennent à revendiquer leur droit à leurs propres mythes ; et ceci contre les missionnaires ayant imposé leur dé-mythologisation au nom du Christ. Car ces missionnaires ont manqué les divinations et les ont abolies - soit qu'ils aient détruit ou volé afin de remplir leurs musées des arts premiers. Ceci engendre une rancœur dans le monde, que le théologien de la dé-mythologisation n'avait pas prévue. Les peuples font valoir que l'esthétisation du monde ou sa christianisation mènent à un but intolérablement unique de soumission au judaïsme/christianisme/islamisme, ce qui signifie une agression à l'égard du monde entier et une affirmation illégitime des valeurs occidentales devenues la norme du monde entier.
            L'idée géniale et audacieuse de Malraux est apparue vite non comme ce que devait faire l'Occident après le colonialisme (alors que tel était son ambition), mais le musée imaginaire n'en est que la conclusion radicale et la plus dangereuse. Le musée imaginaire se présentait comme la réponse aux violences engendrées par le colonialisme, mais il se révèle en dernière analyse être un colonialisme continué dans l'ordre de la culture et de l'intelligence. L'autorité que se donne l'art occidental de dé-mythologiser en produisant des images, des idoles anti-idolâtriques : tels sont les tableaux de Picasso, qui récupère les thèmes des arts non occidentaux tout en assurant qu'il n'est pas colonialiste mais se contente d'effectuer un pouvoir esthétique.
 
            L'Occident est abject. Lui aussi a eu son âge mythique, mais, pour des raisons liées à notre rapport avec le judaïsme, il a rompu ses attaches avec ces consciences. Et ces ruptures ont été décrites comme une dé-mythologisation de notre propre terre. Par la suite, à la fois par notre vocation universelle et par les produits intellectuels de notre âge des Lumières, nous imposons aux autres peuples ce modèle qui est devenu le nôtre. 
            Voici quelles sont les difficultés dans lesquelles s'est engagé Vico, et il les résout grâce à deux thèses.
            D'une part, il parle de la totalisation. Ceci signifie que l'on ne peut pas comprendre le fait humain en ne portant notre attention que sur un seul des trois âges. Autrement dit, une encyclopédie du savoir humain qui ne prendrait en compte que le vocabulaire de l'âge des hommes n'est qu'une partie du travail ; car il faut aussi restituer les deux autres âges. Il faut totaliser le fait humain, pour comprendre le facere humain. L'homme a une triple action : il a, derrière ses puissances rationnelles, d'autres puissances mythiques qui constituent un tissage du mythologique. Cette science encyclopédique a pour tâche d'écrire la complexité réelle de l'anthropologie.
            D'autre part, Vico convoque l'idée de ricorso. Il y a une sorte de suite logique des figures dans l'histoire. Elles forment un cercle qui passe de l'âge obscur, à l'âge héroïque puis de ce dernier à l'âge des hommes. Cet âge des hommes engendre enfin une barbarie de la réflexion, laquelle conduit à la destruction de la terre, ce qui nous fait basculer dans un nouvel âge obscur.
            Ainsi, il y a une spirale, un effet permanent de retour. Tous les âges ont été vécus dans l'Antiquité, et ils sont revenus en Europe à partir du Moyen-âge. Le Moyen-âge européen est une correspondance terme à terme. Les combats de chevalerie et l'Iliade sont termes à termes dans des rapports équivalents au mythe. Et de même la noblesse française et le Sénat romain entretiennent également des rapports analogues, autant que Socrate et Leibniz ou Voltaire. Nous avons la répétition spiralée de cette loi, et c'est ce que Vico appelle le vocabulaire mental universel : des structures unifiées revenant régulièrement dans le monde selon un ordre défini - ce qui engendre une histoire universelle. Nous sommes désormais dans la barbarie de la réflexion propre à l'âge humain. Elle conduit à un tel degré de désorganisation de la terre, que ceci va occasionner un enfoncement dans un culte divinatoire de Dieu (ce qui est sans doute une façon de comprendre l'islam contemporain). Sommes-nous dans l'âge où ces divinations travaillent à constituer un nouvel âge obscur, qui engendrera ensuite des aristocraties puis un troisième âge des hommes rationnels critiques - selon la même régularité.
            Nous notons ici la richesse de ce dispositif et du caractère universel de cette structure. Ainsi, les samouraïs de l'histoire japonaise rappellent le processus nobiliaire français et sa soumission au roi Louis XIV après l'échec de la Fronde. Ceci est repris par Spengler : il est un disciple de Vico, qui conjoint ces deux thèses que sont 1° une morphologie des civilisations et 2° cette divination liée à un mythe du temps. Mais Spengler donne les moyens de penser le deuil de l'Occident selon un rythme davantage binaire que ternaire. Le propre de l'Occident est de passer de la culture à la civilisation ; c'est un passager des âges héroïques des communautés puissantes et mythologiques à des grandes villes où toutes les cultures se mêlent au point de former une mosaïque des cultures et un âge de communication, d'information et d'abâtardissement des formes symboliques devenant de plus en plus triviales et faciles à utiliser. Cette trivialisation, cette égalisation cette circulation à outrance, cette entropie du symbolique, sont les caractères de l'Occident, et conduisent à la structuration d'une ville universelle moyenne. Cette dernière est ce que Vico nomme l'estuaire : la civilisation de Spengler est cet estuaire dans lequel toutes les cultures viennent se jeter et se perdre dans une forme d'uniformisation intégrale.
            Dans son édition originale, La science nouvelle de Vico est un chef d'œuvre d'impressions. Presque tous les mots qui la composent sont presque tous avec des majuscules, tous les concepts sont en italiques, ce qui fait que l'ouvrage est un chef d'œuvre d'impressions extrêmement différenciées, avec des caractères italiques, des mots en lettres capitales, des tableaux, des gravures : bref, une originalité que nous ne retrouvons pas dans des éditions plus modernes. La restitution encyclopédique des trois âges ne se contente pas d'utiliser la prose typique du troisième âge, mais nécessite un style, une langue et une typographie restaurant la hantise mythique traversant les âges mythologiques.
            Le texte doit lui-même revêtir un aspect des tables de la loi, de divination, de thora, pour pouvoir manifester, aux yeux du lecteur, que nous sommes face à un savoir différencié selon les âges. Le livre doit être ce que Michelet appelle une Bible de l'humanité, un livre total dans lequel se mêlent tous les savoirs ; et il faut que toutes les voies de l'humanité viennent se ranger à l'intérieur. Ainsi le frontispice n'est pas suffisant, il faut non seulement une typographie spéciale, mais encore trouver une sorte de récitation chantée du texte. Ainsi la musique n'est pas un art qui a pour vocation d'apporter du plaisir à l'oreille, mais elle est une musique de la parole qu'elle accompagne pour persuader les peuples de l'énoncé des lois mythiques. En somme, la loi était un cantilène qui se retrouve encore dans le chant grégorien, les récitations coraniques ou la lecture de la loi juive. Les peuples ayant des traditions profondes savent psalmodier leurs textes.
            Ainsi y a t-il un parlacantardo de Vico, une musique de cette profération vichienne ; La science nouvelle est un opéra italien. Cette œuvre est une restitution opératique du drame de l'homme, un belcanto de la loi humaine. Vico ajoute des citations en lettres capitales dans le but de montrer que, face au gigantisme de la lettre capitale, nous sommes des nains humains. Vico restaure, dans l'âge des hommes, ce qui fut gagné au sein de la nature et au cœur d'une véritable lutte entre les géants et les dieux.
            Vico est davantage conscient de ces problèmes que ne l'était Platon. Lorsque ce dernier parle des Anciens, il manifeste certes un profond respect religieux, mais il témoigne tout autant de l'orgueil de l'âge des hommes en réduisant à sa propre pensée l'intégralité du fait humain. De telle sorte que Platon est l'exemple même de cet orgueil des sages qui croient que tout le monde pense comme eux. Mais il est par ailleurs intéressant de confronter Platon avec une sorcière grecque : face à elle le philosophe est un enfant incapable de lutter contre le pouvoir divinatoire de la sorcellerie.
            Alors que Rabelais est plus fiable, car il signifie la rencontre d'un homme de l'âge humain avec une sorcière. Rabelais a écrit la différence entre les hommes de la ville et la sorcière du pays de Touraine. Mais, s'il y a cet éternel ricorso, que faisons-nous? Est-il possible d'arrêter ce processus du temps sur l'une de ses étapes, pour que nous ne retombions pas dans une barbarie de la réflexion?
            Dans La science nouvelle première (1725) Vico pense encore que le rôle de la philosophie consiste à capturer les savoirs mythiques héroïques et rationnels par la science nouvelle, et ainsi arrêter cette évolution lors de sa troisième phase. Il y a un paroxysme des civilisations, qui doit être capturé par rois éclairés qui arrêteront l'éternel retour et produiront une société dotée d'une conscience démocratique, humaine et cultivée.
            Nonobstant, dès 1730, Vico ne pense plus qu'il y ait une maîtrise possible de la pratique de cette science nouvelle. Il s'agit seulement de produire une juste intelligence du texte, la philosophie a pour seule tâche de totaliser les phénomènes, pour ne pas nous en rendre dupes. La philosophie cesse de donner lieu à une pratique mais devient une simple théorie - c'est une philosophie du destin humain, une philosophie de l'homme, mais personne ne peut se servir de cette science pour stabiliser l'évolution sociale. Le dernier Vico est un contemplatif, qui restitue dans sa langue l'ensemble des voix de l'humanité. Nous disposons ici d'une évolution impressionnante de son œuvre de sa créativité.
            James Joyce tend vers une restitution du fait linguistique humain. Ce qui veut dire que Vico a cru créer une science de l'histoire, mais au bout du compte il a engendré le roman total : La comédie humaine de Balzac, qui trouvera son épanouissement chez Céline et Joyce, c'est-à-dire dans des discours qui essaient de restituer - jusqu'à la folie - la variété inimaginable des langues humaines qui se mêlent dans la mémoire. Au fond, Vico est plus proche du roman que d'un traité théorique.
            Quelles sont, dans l'œuvre de Vico, les origines de cette pensée mûre de La science nouvelle? Cet ouvrage est précédé de discours inauguraux. On peut envisager que tout est venu d'une page du traité De l'antique sagesse de l'Italie, et plus précisément du tout premier paragraphe de l'ouvrage. Il constitue l'organisation générale : encore limitée à cette date, elle donne lieu à un développement majeur au cours des vingt années suivantes.
            Dans l'océan de doute qui ouvre l'humanité, un seul et unique point demeure hors de doute, à savoir le fait que ce monde des nations est fait par des hommes. Vico insiste sur l'obscurité et sur la lumière du cogitmus.
 
Les mots verum et factum, le vrai et le fait, se mettent l'un pour l'autre < reciprocantur > chez les Latins, ou comme dit l'École, se convertissent entre eux. Pour les Latins, intelligere, comprendre, est même chose que lire clairement et connaître avec évidence. Ils appelaient cogitare ce qui se dit en italien pensare et andar raccogliendo ; ratio, raison, désignait chez eux une collection d'éléments numériques, et ce don propre à l'homme qui le distingue des brutes et constitue sa supériorité ; ils appelaient ordinairement l'homme un animal qui participe à la raison < rationis particpes > , et qui par conséquent ne la possède pas absolument. De même que les mots sont les signes des idées, les idées sont les signes et les représentations des choses < ideae symbola et notae sunt rerum >. Ainsi comme lire,legere, c'est rassembler les éléments de l'écriture, dont se forment les mots, l'intelligence < intelligere > consiste à rassembler tous les éléments d'une chose, à partir desquels se déploie l'idée parfaite. On peut donc conjecturer que les anciens Italiens admettaient la doctrine suivante sur le vrai : Le vrai est le fait même, et par conséquent Dieu est la vérité première, parce qu'il est le premier créateur < Factor > ; la vérité infinie, parce qu'il a fait toutes choses ; la vérité absolue, parce qu'il représente tous les éléments des choses, tant externes qu'internes, car il les contient. Savoir, c'est assembler les éléments des choses, d'où il suit que la pensée < cogitatio > est propre à l'esprit humain, et l'intelligence à l'esprit divin ; car Dieu réunit tous les éléments des choses, tant externes qu'internes, puisqu'il les contient et que c'est lui qui les dispose , tandis que l'esprit humain, limité comme il l'est, et en dehors de tout ce qui n'est pas lui-même, peut rapprocher les points extrêmes, mais ne peut jamais tout réunir, en sorte qu'il peut bien penser sur les choses mais non les comprendre < intelligere> ; voilà pourquoi il participe à la raison, mais ne la possède pas. Pour éclaircir ces idées par une comparaison, le vrai divin est une image solide des choses, comme une figure plastique ; le vrai humain est une image plane et sans profondeur < monogramma seu imago plana >, et telle qu'une peinture. Et de même que le vrai divin consiste en ce que Dieu, dans l'acte même de sa connaissance, dispose et engendre, de même le vrai humain consiste en ce que l'homme, dans la connaissance, combine et produit pareillement. Ainsi la science est la connaissance du genre ou de la manière dont la chose se fait, connaissance dans laquelle l'esprit fait lui-même l'objet, puisqu'il en recompose les éléments en en connaissant le genre ; l'objet est un solide relativement à Dieu qui comprend toutes choses, une surface pour l'homme qui ne comprend que les dehors. Ces points établis, pour les faire accorder plus aisément avec notre religion, il faut savoir que les anciens philosophes de l'Italie identifiaient le vrai et le fait parce qu'ils croyaient le monde éternel ; par suite les philosophes païens honorèrent un Dieu qui agissait toujours à l'extérieur, ce que rejette notre théologie. C'est pourquoi dans notre religion où nous professons que le monde a été créé de rien dans le temps, il est nécessaire d'établir une distinction, en identifiant le vrai créé avec le fait, et le vrai incréé avec l'engendré. Ainsi l'Écriture sainte, avec une justesse vraiment divine, appelle verbe la sagesse de Dieu, qui contient en soi les idées de toutes les choses et les éléments des idées elles-mêmes ; dans ce verbe, le vrai est la compréhension même de tous les éléments de cet univers, laquelle pourrait former des mondes infinis ; c'est de ces éléments connus et contenus dans la toute-puissance divine que se forme le verbe éternel absolu, connu de toute éternité par le Père, et pareillement engendré par lui de toute éternité.
De l'antique sagesse de l'Italie, pages 71 à 73
 
            Nous constatons un écart entre ce jeune métaphysicien classique, qui passe son temps à proposer une théorie de la vérité dans une proximité avec la théologie chrétienne, et qui par ailleurs celui qui laisse se déclencher en lui les puissances de la vérité dans La science nouvelle.
            Premièrement, l'idée de base de ce texte est liée à la lecture par Vico du latin des Anciens, et notamment de Plaute. Le vrai et le fait sont équivalents. Ce qui implique que la vérité n'est plus une essence, mais elle repose désormais sur un agir. Il existe ainsi une opérativité du vrai, qui s'oppose à la conception cartésienne de l'idée claire et distincte. Au fond, la grande nouveauté vichienne consiste à affirmer que facere veut dire : créer un espace divinatoire, c'est-à-dire : sacrifier, créer un rite ouvrant à un mythe.
            Vico est un auteur qui ouvre une brèche. Il fait intervenir une puissance d'agir au sein des essences. Ces dernières ne sont plus quelque chose de contempler, mais des objets produits par la réflexivité. Ceci transforme la nature du vrai : il n'est pas une pure et simple identité, mais une capacité à engendrer.
            Deuxièmement, Vico remarque que, dans le cadre de la religion chrétienne, nous n'avons aucun accès à ce faire radical. Ce texte est soumis au cadre dogmatique. Mais, une lecture sérieuse montre que les Anciens avaient un rapport au facere que nous ne pouvons que partiellement restituer, car nous ne disposons pas de cet accès à cette éternité du monde qu'ils possédaient.
          Les hommes modernes n'ont qu'un facere relatif, qui se caractérise par deux actes. D'une part, pour nous, faire, c'est rassembler dans un geste synthétique, rassembler des éléments. D'autre part, produire une synthèse de cette variété, c'est rassembler en un regard unique. Alors que le facere le plus grand s'oppose à la division en idées simples des chaînes de raison, comme Descartes nous le présente dans les quatrième et douzième Règles pour la direction de l'esprit. L'idée est une vérité saisie par une intuition, et le facere moderne consiste dans l'opération de cette synthèse. - Cette dernière est saisie davantage chez les Allemands, nous la retrouvons chez Leibniz ou Kant (l'acte synthétique de la raison dans les jugements synthétiques a priori).
            L'autre trait du facere moderne est qu'il produit des tableaux et non pas des solides. Nous pouvons créer des monogrammes, des figures du savoir ; mais jamais restituer la profondeur que seul, dans le judéo-christianisme, Dieu pratique. Nous travaillons en aplanissant le réel, mais nous ne restituons pas sa grandeur. Vico reconnaît que nous produisons des représentations ; ce n'est pas une philosophie critique de la représentation. Notre facere est représentatif, nous ne parvenons pas à accéder à une véritable substantialité de la chose en soi - laquelle suppose un facere radical, que seul Dieu possède.
            Tandis que le judéo-christianisme reprend l'équivalence du vrai et du fait, en apportant deux nuances. D'une part, seul Dieu fait ; et les hommes n'ont un savoir représentatif, dans la mesure où ils n'accèdent pas à la toute-puissance divine. D'autre part, il faut distinguer - en Dieu - le faire et l'engendrer : Dieu crée le monde, il le fait ; mais il engendre son fils. Telle est la différence entre le monde créé et la trinité engendrée.
            Chez Vico, il se produit un éclatement de l'intuition originale à partir de l'introduction des termes du judéo-christianisme et du créationnisme chrétien. Ce jaillissement du paganisme est repris à l'intérieur du judéo-christianisme avec les caractéristiques propres de ce dernier. À proprement parler, l'homme ne fait pas, il représente par un acte synthétique de son esprit. Seul Dieu crée, quoiqu'il ne faille nullement confondre créer et engendrer. Cette théologisation du verrue factum est-elle la grande profondeur de Vico? Ou bien cet auteur a t-il réveillé le feu païen en retrouvant l'opérativité de l'homme païen? Mais, en voulant aligner cette dernière sur la forme du judéo-christianisme, il en limite immédiatement et d'autant plus les conséquences ; il réduit ce facere à un représenter et attribue à Dieu seul le facere et l'engendrer.
            Bref, chez Vico, il y a un feu vésuvien intact qui restitue l'intuition du pouvoir antique intact. Mais aussitôt une tutelle est une architectonique judéo-chrétienne obligeant à dédoubler cette notion initiale et à la diversifier. Le facere de distingue alors en un créer, un représenter et un engendrer. Faut-il tendre à restituer l'équivalence originaire entre le verum et le factum ; ou bien déplier dans l'espace judéo-chrétien la force initiale de l'acte païen?
            Le christianisme retire l'orgueil initial de l'homme, et lui montre que son savoir n'est qu'une représentation synthétique. Tandis qu'en Dieu il y a des mystères encore plus profonds que la Création, à savoir l'engendrement. Ainsi, nous partons de l'orgueil prométhéen, puis nous en venons à prendre en compte notre finitude. Être un être fini, c'est se vouer à la représentation.
            Nous pouvons au demeurant aussi comprendre que Vico a compris qu'il a atteint un degré d'intuition de la puissance humaine, que toute l'œuvre de sa vie consiste dans la liaison de cette connexion initiale authentiquement païenne avec toute suite de valeurs apportées par le judéo-christianisme (qui en limite l'usage). Et ici s'établit un cercle d'or entre Vico et Michel-Ange : Vico est un Michel-Ange des mythes, qui découvre la capacité à créer proprement païenne, mais qui doit sans cesse traduire cette puissance de géant dans les termes des commandes papales. La force de Michel-Ange est de ne pas être mort de cette contradiction, mais d'avoir été jusqu'au bout du verum factum et d'avoir été capable de capturer cette puissance en inscrivant des traces humaines. Michel-Ange a su adapter et retraduire cette puissance, la ciseler et la polir afin qu'elle entre dans les formes légales du christianisme.
            Cette idée d'une tension entre la première ligne de cette première page et son interprétation dans le cadre des régimes judéo-chrétiens du faire est à la fois la fatalité et la force de Vico - qui, à l'image de Michel-Ange, a créé des géants.

18 mars 2011                                                                                                                                                                                             

Comment, dans les circonstances actuelles, tenir un discours philosophique? L'ordre mental, la volonté d'une autonomie de l'intelligence posent problème dans ce monde. Comment maintenir, dans un pareil chaos, une identité intellectuelle quelconque?
1. Ceci est un cauchemar pour le professeur, qui se demande si les choses qu'il enseigne sont à la mesure des événements dans lesquels sont plongés ses contemporains. Le professeur reste dans une interrogation permanente sur le bien-fondé de ce qui est enseigné.
2. Du point de vue d'un étudiant, on pourrait se demander si le contenu de ce qui est enseigné entretient quelque rapport avec l'état de fragilité dans lequel il est plongé.
Il y a tant d'événements que l'on arrive pas à se souvenir de ce qui s'est produit il y a plus d'un mois. La terre est attaquée de façon radicale par le séisme et le tsunami au Japon, et le bassin méditerranéen s'embrase à nos portes.


Nous avons traversé les textes de Vico. Il permettrait de nous placer sur un plan de philosophie politique. Ceci ne se limite pas simplement à l'établissement des rapports de force et des exigences de reconnaissance, mais nous visons à déterminer les causalités latentes qui sont l'objet d'un vrai défi pour les rejoindre et pour leur trouver une logique.
Nous avons mis en lumière des thèmes essentiels chez Vico, comme la question de la divination, du partage des auspices entre les classes. Des mythologies s'agrègent pour défendre chaque caste sociale, et elles proposent un rassemblement des castes quand elles se font face.
Nous nous sommes également donné un critère de vérité, en découvrant une opérativité intérieure de l'esprit humain. Ceci va dans le sens de la découverte d'une dimension latente de la conscience. Cette dernière est la création de la représentation - mais, ici, ce qui est placé au premier plan, c'est la création et non la représentation.

Or aujourd'hui nous sommes dans un régime de vérité qui n'est plus vraiment celui du verum factum, mais du verum et de l'evenementum, du vrai et de l'événement. Nous devons arriver à trouver prise sur l'événement à partir de ce vrai que nous pouvons développer.
Notre réflexion sur Vico se partage entre deux plans. Le premier est l'évaluation de ce critère de vérité, afin de montrer comment, dans De l'antique sagesse de l'Italie, Vico propose une critique du sujet cartésien, en affirmant que, derrière les affirmations cartésiennes, il se joue une dramaturgie intérieure. Cette dernière est la part humaine qui est présupposée par les énoncés de Descartes, mais ne s'y réduit nullement. Tout se déroule comme s'il y avait une épopée de l'humanité qui se joue par de vers le contrôle des consciences et des représentations. Nous avons besoin de ces dernières, mais elles ne sont pas exhaustives par rapport à la réalité. Elles ne sont que l'écume d'une épopée qui est la puissance d'une action intérieure. Celle-ci commande aux représentations et les déborde. Pour le dire autrement, les représentations conduisent ailleurs que là où elles croient aller ; et elles témoignent qu'il existe une logique de la création mentale qui est distincte de la logique de la conscience. Il y a une opérativité de l'esprit, qui est distincte de la logique de la conscience.
Puis nous nous confronterons avec une image créée par Vico ; et dont l'ambition est de résumer l'œuvre. Vico cherche à dire toute son œuvre dans une image. Ceci appartient à un côté baroque : parvenir à trouver une allégorie qui, dans un espace de la représentation, arrive à manifester cette créativité de l'esprit qui est intérieure aux puissances du sujet et ne se limite pas à son pouvoir représentatif.
Mais est-ce que ce système vichien nous permet de supporter l'abandon de la terre? Car ce qui se passe est démesuré et démoniaque.

Évaluation du critère vichien de la vérité et critique du cartésianisme:

En lisant le premier chapitre De l'antique sagesse de l'Italie, on a vu que se créer une gigantomachie entre la découverte de cette créativité de l'esprit d'un côté et de l'autre les dogmes d'une théologie créationniste. Cette dernière est à la fois le fond métaphysique sur lequel se détache cette créativité, et une autorité par rapport à laquelle il faut toujours prendre le soin d'expliquer l'innovation ontologique de Vico.
Ceci se retrouve chez Michel-Ange. Il découvre ce pouvoir de torsion des corps, lequel caractérise la puissance gigantesque de la créativité. Et Michel-Ange est aussi marqué par la nécessité qu'il reconnaît comme celle de son temps, et qui consiste à harmoniser cette torsion avec une théologie chrétienne et une autorité papale. La rencontre entre ces deux puissances donne lieu à la chapelle sixtine : une religion de l'amour et du renoncement est incarnée par des corps nourris d'une sève vitale illimitée mais qui se tordent de douleur lorsqu'ils veulent entrer dans des cadres prédéfinis où ils se plient malaisément. En outre, par leur force, ces corps apportent un appui certain à l'édifice théologique qu'ils servent.
De la même façon, chez Vico, nous trouvons une tension du verum factum. D'une part il développe un pouvoir antique au sein de la Naples du dix-huitième siècle. Et d'autre part ce pouvoir vient grimacer et se perdre dans des sortes des spasme créateurs et auto-limitatifs, afin de se tenir dans le décor spécifique d'une Naples royale, bourbonne, catholique, inquisitionnelle.
Ceci en vient à produire un objet difficile, à savoir l'écriture de Vico elle-même. Elle est double en permanence, prise entre le cadre et la puissance de création. Ceci resterait double jusque dans La science nouvelle, malgré cet élan d'une structure nouvelle de la syntaxe. Vico en vient à produire une tension, un tremblement de terre dans le système de La science nouvelle.

Nous voyons peu à peu se développer une notion capitale; celle de genre. La thèse de Vico est que, si dans l'absolu le vrai et le fait se convertissent, seul le Dieu judéo-chrétien assume pleinement cette puissance d'action - puisque, pour ce Dieu créateur, il n'y a aucune limite dans ce passage de la vérité à l'action. Pour le dire autrement, Vico crée un critère de vérité nouveau qui maintient un au-delà de la conscience. Il découvre un double âge de la vérité, en ne l'attribuant dans un premier temps qu'à Dieu lui-même.
Il se demande ensuite en quoi l'homme pratique, pour une part, ce critère de vérité ; et quelle est la différence entre le verum factum de Dieu et celui de l'humanité. Si, en Dieu, immédiatement, le vrai est le fait ; cependant l'agir créateur de l'homme est contenu dans une règle imposée par Dieu : ce que Vico appelle le genre.
Les hommes ne disposent pas d'une toute puissance créatrice qui serait un agir primordial, lequel ferait tout émerger à l'être par sa seule volonté. Mais ils peuvent développer des activités créatrices à l'intérieur d'une règle donnée par Dieu ; et cette règle s'appelle le genre. En somme, le genre est la règle à travers laquelle l'opérativité de l'homme peut s'exercer. Ce sont des règles formelles qui ne dépendent pas de moi, et que je ne peux pas engendrer. Mais je peux m'emparer de ce que je peux faire au sein de cette généricité, afin de produire des images créatrices au sein de ce genre (par exemple créer des événements intellectuels). Dans ce genre, nous pouvons éveiller des mythes, et voir en quoi ils nous concernent pour critiquer l'Occident et montrer, au sein des peuples, le génie qui les habite.
Dieu n'a pas besoin de genre pour agir ; mais, une fois que lui-même a agi, il impose des genres, et les hommes produisent leur opérativité au sein de ces derniers.

De plus, il existe une différence entre les images plates et celles en profondeur. Quand Dieu crée, il a la capacité à créer des volumes. Son verum factum associe à un dessein créateur une profondeur à la réalité.
Tandis que l'homme ne produit que des images plates, des axiomatiques qui produisent elles-mêmes des scénarios intellectuels créant une image appelant des monogrammes. Les hommes ordonnent une axiomatique sans profondeur, ils produisent un savoir des surfaces - sans entrer dans la profondeur des objets qui est sous la seule puissance de Dieu. En d'autres termes, le savoir humain est pelliculaire, il produit une opération de monogrammes ou de simulacres. Nous produisons des modèles sans avoir la capacité d'entrer, par intuitus originarius, dans la chose en soi.

Cette capacité du savoir humain à se tenir dans les surfaces rencontre parfois un grand succès, comme c'est le cas dans les mathématiques. Elles sont une constructivité à partir d'axiomes arbitraires, ce qui sature l'espace à partir de ses principes. Elles sont l'expérience d'un verum factum plat, de surface, opérateur et puissant. Il n'y a pas de nature des mathématiques, ni d'idéalité. L'opérativité mathématique travaille certes dans des genres, mais, au sein de cette généricité, nous produisons avec succès des processus démonstratifs qui réalisent notre puissance d'opérativité.
En revanche, cette opérativité échoue en biologie. Nous modélisons de façon permanente les objets vivants, nous produisons des typologies. Mais ce ne sont que des corps morts, des animaux-machines, sans jamais entrer dans l'intériorité même du geste vital. Il faudrait être Dieu pour savoir comment la vie se déploie comme verum factum. L'intelligence humaine produit des animaux-machines, et même le vitalisme reste un monogramme de superficie n'accédant qu'à une conception extérieure et trop figée des corps vivants.
Ainsi, nous possédons une échelle des sciences. En haut se tient les mathématiques, puis ensuite une première dégradation est la physique, tandis qu'enfin la biologie est la preuve pathétique de notre échec. Cet échec devient cuisant lorsque l'on passe à la médecine, laquelle n'est qu'une schématisation en superficie des processus vitaux. C'est un cartogramme du corps à partir des analyses qui empêchent de toucher le vrai principe organisateur.
Puis tout est encore pire dans la morale et la politique, parce qu'alors notre extériorité devient de plus en plus grande ; et nous sommes de plus en plus bouleversés par des événements que nous contrôlons de moins en moins.

Vico soutient que le cartésianisme a augmenté ces problèmes, car il développe une opérativité mathématique sur toutes les choses et étend le modèle de la mathesis même au vivant. Ce qui fait que le cartésianisme est à la fois la plénitude de notre créativité et sa faiblesse par rapport à la créativité unique de Dieu. C'est une science triomphante et faible.
Ici se fait jour le besoin d'apporter une compensation à cette puissance géniale de la science humaine, qui est en même temps une science illusoire et destructrice. Car quiconque croit posséder la mathesis de l'appliquer au réel, confond la carte et le territoire - ou plus exactement il produit une carte scientifique du monde, tandis que le territoire résiste et procure une créativité qui lui est propre et qui est externe à notre carte. Notre science est puissante, mais en réalité trop peu. Et elle s'avère menaçante quand l'action propre du territoire en vient à revendiquer son droit par rapport à la carte.
Vico propose de revenir à des pratiques antiques de prudence. La géométrie euclidienne ne s'appliquait pas à la vie intérieure des substances, donc les Grecs eux-mêmes possédaient des pratiques prudentielles pour gérer les cas particuliers. De même, la rhétorique connaissait l'écart entre la carte et le territoire, et concevaient déjà l'action humaine à partir d'une forme d'expérience générale permettant de s'adapter aux situations. Les Grecs acceptaient qu'une part de mon action m'échappe et qu'elle œuvre toujours pour le bien commun. Il s'agissait de s'adapter aux circonstances en vue du bien commun, à partir de pratiques qui conjuguent la prudence et la prévision.
On peut prendre l'exemple d'un procès : il se trouve en lui des parties qui nous échappent, l'avocat doit adapter son opérativité à une connaissance fine de la loi (et ici la loi est le genre) et il doit témoigner d'une capacité à manifester un positionnement dans l'aléa de la vie concrète. Vico nomme ceci l'ingenium, qui est extrêmement difficile à traduire en français : c'est l'idée d'une capacité de l'homme à trouver, inventer dans des circonstances aléatoires, et c'est ce qui caractérise au plus profond l'âme humaine. C'est l'art de rassembler un divers d'informations en une synthèse.
Vico oppose un art analytique (opérativité de la science cartésienne, les chaînes de raison qui produisent une analyse du réel à partir de l'opérativité des axiomes) et un art de la synthèse, qui repose sur cette énergie de l'âme humaine qu'est l'ingenium. Ceci permet à Vico de développer une approche double de la réalité : il s'agit premièrement de laisser sa place à la science cartésienne, et deuxièmement de laisser à l'initiative humaine son art de jouer avec le destin, la fortune. Et l'ensemble doit reposer sur un dessein de bien commun et d'équilibre social.
Le verum factum légitime une science cartésienne, puis il crée des limites dramatiques à cette science cartésienne, et la remplace par des valeurs antiques comme celles de fortune, d'ingenium, d'énergie. Ces valeurs antiques donnent lieu à un autre plan de réalité. L'ingenium est une mèthis, une ruse comme synthèse, comme rassemblement en un instant dans des circonstances mouvantes d'une multiplicité d'informations. Ceci désigne la façon de reconstituer une situation en la synthétisant.
Descartes avait réfléchi à ces problèmes et proposait une synthèse dans la réponse aux deuxièmes objections dans les Méditations métaphysiques. Il affirme que son œuvre est analytique, mais qu'il est également possible de concevoir un exposé synthétique - lequel va être esquissé et qui est une déduction de toute la pensée à partir de Dieu. Cette exposition synthétique de Descartes donne lieu à illumination pour Spinoza.
Tandis que Vico ne croit pas à la synthèse cartésienne, mais propose une synthèse héritière de la prudence (au sens de phronèsis). Cette synthèse proposée par Vico inclut en elle cet art des circonstances qu'est la mèthis.

L'élément opératif du faire approfondit et dépasse largement les limites du sujet cartésien. Vico examine le cogito et remarque que, dans Méditations métaphysiques, il se trouve une sorte de doute général qui se heurte à un fait. Ce dernier réside en ceci que, même quand je doute, je ne peux pas m'empêcher à tout le moins de me penser. Et si la pensée s'exerce sur "me", c'est que ma pensée s'exerce sur une réalité qui m'arrive sur le mode de l'objet ; le sujet se découvre comme sujet dans cette structure grammaticale. Cette chose qui fait obstacle à ma subjectivité est-elle seulement moi? Ceci signifie qu'au monde il existe autre chose que le pouvoir de douter, à savoir une réalité qui fait obstacle à ce pouvoir et qui est l'objet du doute. Ainsi le sujet se représente comme objet, et par là-même il devient, par le fait même, un sujet doutant et existant. Partant quelque chose existe au monde : c'est moi. Cette pensée contient dans ses éléments la preuve indubitable d'une existence.
Mais Vico montre qu'il faut approfondir cette analyse, en montrant que, quand je passe du "je" au "me", et je découvre cette consistance de mon existence, il faudrait comprendre ce que fait ce sujet, quand il se découvre comme étant cet objet qu'il découvre. Descartes donne trop facilement le passage du "je" au "me", et du "me" au "je". Vico voit là une tromperie, car la proposition "je me pense", pour pouvoir être une proposition d'existence, doit avoir une consistance plus profonde. Il faut découvrir que je me fais maintenant, que nous avons affaire à un acte et non seulement à une intention. Je me fais en tant qu'existence : ce n'est pas une constatation, mais le sujet du doute se fait existant.
La subjectivité est une représentation pour Descartes ; Vico en fait une opération. Au cœur de l'idéalisme représentatif de Descartes, il se tient un acte inaperçu, à savoir l'acte créateur par lequel je fais ma propre existence. Nous avons donc à penser une création intérieure à la conscience, quelque chose qui ne se réduit pas à la représentation dans le cogito, mais qui en réalité repose sur un agir. Ce dernier est à la base du fonctionnement du cogito.
Fichte développera cette pensée d'un agir propre du sujet. La découverte vichienne du caractère créateur de la sortie du doute est portée à sa perfection par Fichte. Il y a un acte intérieur du moi qui s'identifie à la liberté. Cette conversion d'une pensée de la représentation en une pensée de l'action initiée par Vico ne sera reprise que par Fichte. Vico a trouvé quelque chose de très puissant, mais ceci dans un opuscule mineur, et il n'a pas pu imposer à son temps sa découverte. En langage hégélien, l'esprit se fait dans son œuvre sur un monde silencieux, ce sont les signes qui annoncent le monde qui vient - mais il faut que ce monde advienne pour devenir intelligible.
Vico anticipe une critique du sujet cartésien, il transmet cette critique à son temps, lequel ne saisit cette critique que dans De l'antique sagesse de l'Italie. Le cogito repose sur un caractère éminemment intérieur, que la représentation n'a pas vu.

Vico essaie d'identifier le noyau ontologique de cette opérativité, et en vient à tenter le réveil d'une philosophie du conatus. C'est un effort de penser qui se précède d'une théorie du point. Dans cette géométrie brillante qui développe des lignes, des surfaces, des axiomes, nous lisons le déploiement d'une opérativité. Ceci renvoie à l'énergie profonde de la géométrie, à savoir le point, en tant qu'il est l'élément de base de la géométrie.
Ce n'est plus seulement un point géométrique, mais encore et aussi un point métaphysique. Ce dernier désigne l'énergie de l'ingenium, l'opérativité du cogito. Il est pensé par l'introduction d'une ontologie qui contiendrait cette énergie et qui reposerait dans des points métaphysiques. Nous sommes en présence d'une doctrine des points métaphysiques qui engendrent les mathématiques. Vico met en avant une énergie des points métaphysiques, qui sont les substances supportant l'action des hommes. Ces points métaphysiques sont les choses en soi, ils sont directement créés par Dieu et sont à l'œuvre comme conditions latentes des représentations humaines. Ces représentations humaines ne sont que des monogrammes proposant un habillage superficiel de ce fond qu'est le point métaphysique.
Cette pensée des points métaphysiques est le prolongement maximal du verum factum dans l'œuvre de Vico. Ce verum factum n'est plus la gloire de la science occidentale, mais c'est une ontologie que je découvre dans l'action de mon moi - action que le cartésianisme a manqué. L'heure est venue de dévoiler la puissance des points métaphysiques, de leur donner leur droit. Seuls les italiens antiques ont disposé de cette ontologie des points métaphysiques, de cet atomisme spirituel. C'est pourquoi l'Italie est supérieure à la Grèce, qui reste une pensée de la surface. L'Italie garde ce secret ontologique, elle est porteuse d'une civilisation de l'énergie reposant sur des points. Ceux-ci sont autant de substances, à la fois inaccessibles à notre science et fondamentales à la réalité humaine.

Mais, en 1710, Vico n'a pas encore vu que cette énergétique, qui est le lieu où s'exerce l'ingenium, où les points métaphysiques développent leur puissance, possède un mode d'expression dans l'humanité ignorée du cartésianisme, et qui est le véritable lieu où s'exprime l'humanité : le mythe. Cette œuvre naturelle qu'engendrent les points métaphysiques est le mythe.
La grande illusion de l'Occident consiste à développer une science des points géométriques, alors que son opérativité est celle des points métaphysiques dans le mythe. Et le savoir qui dépassera le cogito est la mythologie. Cette dernière est l'expression la plus intime du point métaphysique, ce par quoi il conquiert l'espace, stabilise des formes dans l'histoire, et donne la capacité aux hommes de créer le monde (non seulement celui la science, mais aussi le monde sociale, historique, politique).
Ce sont deux triades qui s'opposent.
D'un côté se tiennent le cogito cartésien, les points géométriques et la mathesis. C'est le développement d'un savoir de surface.
Tandis que l'autre côté, au niveau d'un savoir en profondeur, se trouvent le cogito vichien, les points métaphysiques et la mythologie.

Ainsi, ce sont deux sciences qui se font face : d'une part les Principes de Descartes et sa géométrie; et d'autre part, sur la couche plus intérieure, des points métaphysiques et La science nouvelle. Cette dernière est le développement exhaustif de cette créativité par les points métaphysiques de la mythologie.
C'est en ceci que Fichte a été anticipé par Vico. C'est également de cette manière qu'est née l'importance de la mythologie. La pensée de Vico est une critique de Descartes qui respecte le cartésianisme, mais montre qu'il est superficiel jusque dans la saisie de son cogito, lequel ne parvient jamais à toucher la véritable dimension créatrice qui l'anime. Car la mythologie est le site où l’on saisit le mieux ce que peut un homme, sans toutefois jamais sortir de la science.
Aujourd’hui, nous avons l’impression que le corps social ne peut être saisi par rien, nous ne créons pas de langage social - faute de disponibilité d’une mythologie organisatrice de la société. La société française est une centrale nucléaire à ciel ouvert, sans rien qui puisse réguler les points métaphysiques sociaux. Nous sommes dans un réacteur explosé, car nous n’avons pas de savoir qui dépend d’un point métaphysique. Nous avons tenté des nouvelles mythologies, comme celles de la Résistance ou de la décolonisation, de l’égalité républicaine - mais à chaque fois, manifestement, il n’y a pas de dieu, car les dieux imposent leur loi. Le problème des modernes est qu’ils sont grotesques quand ils veulent faire de la mythologie, ils demeurent dans une étroitesse mythique et ne produisent que des objets minuscules, impuissants et néfastes. Qui a été capable de créer une nouvelle vision depuis le Général De Gaulle? Malgré nos efforts de créativité, rien ne parvient à une dimension affirmative.
Chez Vico, il n’y a pas de présence sensible du sacré, elle ne se rencontre que dans l’orage. Dès le point métaphysique qui est la vraie ressource de notre créativité humaine, il se produit un déchirement du ciel par l’éclair. C’est cette puissance de la nature sur un point qui conduit à l’idée selon laquelle, sur le fond noir du ciel continu sur lequel on ne discerne rien, tout d’un coup la rayure de l’éclair produit une forme qui est le début de l’interprétation mythologique de la réalité.
Le jaillissement de l’éclair est une initiative sacrale, mais c’est la seule ; car après les conflits sociaux s’emparent des signes religieux en en faisant des moyens pour normer les logiques de pouvoir. Ce sont des logiques de pouvoir qui ont pour assise le poème. Ce dernier prend la forme de la mythologie puis celle du droit. La dimension religieuse est capturée par le dieu créationniste. C’est ce que nous voyons chez Michel-Ange : la créativité est limitée a priori par le cadre judéo-chrétien. - Alors que Vico est partagé par le sentiment de l’éclair et le dieu créationniste, ce qui le rend moins sacral que ne peut l’être Gœthe.

Étude du frontispice de La science nouvelle:

Cette gravure (de gauche) est apposée en début de La science nouvelle de 1730 et 1744. Il y avait une première gravure sur la page de titre, (à droite) elle reprend l’idée d’un paradoxe de la conscience humaine, tellement tournée vers les objets du monde qu’elle contient en elle un agir qu’elle ne découvre pas. Nous sommes ensevelis dans le réel, et nous avons à répondre à l’incantation du «connais-toi toi-même». Dans la gravure de droite, la femme repose sur une colonne où il est écrit : «elle demeurait cachée, inconnue». Cette colonne se retrouve sous la forme du cube, qui est un autel. La femme est assise sur une boule qui est le monde, en tant qu’il est l’objet des observations des agriculteurs qui regardent les saisons par les astres.
Sur la gravure de gauche, cette boule est sur l’autel, mais ne tient sur lui que parce que la femme la tient de ses pieds agiles. Mais elle est toujours sur le point de tomber. Tandis que sur la gravure de droite - c’est-à-dire en modernité - cette boule est tombée : le savoir de la nature s’est séparé de l’autel païen. On a d’un côté les religions, et de l’autre la science physique. Mais, quand nous voulons comprendre ce que fut l’humanité, il faut comprendre une époque où la science de la nature reposait sur les religions mythiques ; il faut retrouver le lien entre l’autel et la boule. Il faut que la femme, au lieu de se reposer sur la boule, jongle avec elle pour la faire tenir sur l’autel.

Sur la gravure de droite, la femme tient un miroir : c’est le «connais-toi toi-même». Ce miroir a disparu dans le frontispice (à gauche), mais il y est remplacé par une surface de réflexion : la poitrine de la femme (elle est Vico) se trouve un pectoral d’acier poli qui permet au rayon venant du triangle qui se trouve dans le ciel de se projeter sur ce pectoral et de venir éclairer la statue.
Sur l’image de droite, la clarté est la connaissance narcissique de soi-même dans le miroir ; tandis qu’à gauche ce n’est pas simplement un cogito, mais la créativité de l’esprit humain qui, par sa poitrine (et non son visage) porte le rayon qui va éclairer le monde. Le genre qui régule la pensée de Vico est la lumière, et l’opérativité humaine consiste à faire bifurquer le rayon pour l’orienter de façon active sur la statue.

La femme de droite (Descartes) a dans sa main droite une équerre dont elle utilise la pointe : elle a gardé un lien avec la religion des anciens par les mathématiques, mais ceci veut aussi dire que notre forme d’intelligence réside dans les mathématiques, et nous gravons les équations du monde sur l’autel. Vico y reste fidèle, car il produit lui-même une mathématique de la mythologie. Mais cette équerre s’exerce sur l’autel, alors qu’elle devrait s’exercer sur la boule et être un compas.
Il ne suffit pas de marquer les angles sur le réel, encore faut-il comprendre le principe qui engendre la boule. De même, il est impossible de comprendre la boule sans la mettre sur l’autel. Il s’agit de renoncer à la géométrie simple de l’équerre pour aller vers une géométrie de la boule. Mais, quand on a remis la boule sur son support, de telle sorte que l’on a le cube et la boule, on produit une géométrie des mythes. Cette géométrie des mythes est ce que Vico appelle «mathémata» : ceci désigne la géométrie de cette boule, et ce dans la mythologie, à commencer par l’astrologie. L’astrologie divinatoire est une forme de première géométrie de la boule.
Nous renvoyons alors à la vie de Rabelais. Il a suivi des cours de mathématiques à Paris. Mais alors les mathématiques ne désignaient pas l’algèbre ou la géométrie, mais l’astrologie : elle est la mathématique du ciel, et Rabelais dispose d’une géométrie de l’astrologie restituant cette superposition du cube et de la boule.

La femme porte des ailes. Ceci symbolise le fait qu’on ne peut pas accéder à la profondeur de cette connaissance sans un esprit métaphysique, lequel désigne la capacité de s’élever au-dessus du monde. Mais, à l’instar des ailes de la femme sur la gravure de droite, la métaphysique cartésienne est raplatie. Tandis que la métaphysique vichienne est sur la boule en haut, elle voit de plus haut la nature et le scénario de l’existence humaine.
Les ailes sont par ailleurs un attribut d’Hermès, ce qui illustre le fait que le métaphysicien ne peut pas garder pour lui-même son savoir ailé - mais il doit le communiquer en volant par le monde. Il faut donc une science transmissible par des livres.

C’est pourquoi la gravure de droite désigne l’état de la science avant que Vico ne s’en empare, tandis que celle de gauche présente l’attitude de la science une fois que Vico a créé son œuvre.
À l’origine, La science nouvelle contenait une longue préface. Mais Vico s’est aperçu que ce n’était que bavardage, et il a retiré cette préface. Toutefois, puisque le livre était déjà imprimé, ce retrait laissait un trou qu’il lui fallait combler. Il a donc demander une gravure, et a rédigé un commentaire de celle-ci.
Ceci rappelle Mozart, qui n’avait pas écrit l’ouverture de Dom Juan et se voit contraindre de la composer pendant les répétitions. Vico et Mozart sont tellement pris par leur œuvre, qu’ils l’écrivent en la vivant.

Vico produit un déchirement du ciel sacré par l’éclair. Sur le frontispice, le fond du ciel est noir, comme un orage méditerranéen. Ce ciel de feu s’ouvre d’une sorte de mystérieuse éclaircie. Ce n’est pas un éclair, mais cette éclaircie va se propager comme un éclair, un déchirement des nuages qui a l’aspect d’un éclair.
Ce rayon va produire un angle au moyen du pectoral de la femme ailée, ce qui produit une éclaircie : c’est l’homme qui crée la brisure du rayon, et son opérativité consiste à transformer cette fulguration en un Z.
Ce fond de pénombre désigne le caractère impénétrable du destin et de l’histoire humaine. Et le caractère ombrageux de l’image est redoublé par le fait que, quand l’ombre touche la terre, elle se fonde dans une forêt primitive impénétrable. De telle sorte que le destin de l’homme est la traversée dans l’ombre d’une forêt. Le processus de civilisation consiste à créer des clairières qui dévoilent l’avenir de l’humanité ; et d’ailleurs l’image elle-même est une schématisation mythologique dans une clairière.
Dans cette fulguration, des éléments complètent le Z. Une barre qui part de l’angle gauche de l’autel est le timon d’une charrue primitive, ou encore une dent par laquelle on écarte la surface de la terre. Cette barre est l’objet d’une contre-éclaircie, qui est la poignée d’un gouvernail qui repose sur la statue. Ainsi est tracé un effet de Z, avec un écho qui est la barre du gouvernail. Cette dernière indique qu’il y a des tensions politiques entre les gens de la terre qui possèdent la charrue, et les gens de la mer qui se servent du gouvernail.
Ensuite la barre de la charrue repose sur l’angle gauche de l’autel. Ceci signifie que personne n’aurait l’idée de labourer la terre si nous n’avions pas un rapport religieux à la terre, s’il n’y avait aucune connexion entre la terre et les dieux. Cultiver la terre est un acte mythique et non seulement économique. Ainsi, on renvoie à la théologie de l’agriculteur chez Virgile.

L’œuvre propre de la métaphysique est d’éclairer la statue. Cette statue est celle de Homère, qui est le symbole des mythes dont nous disposons et que nous ne comprenons pas. La base de la statue est fissurée, bientôt l’humanité va renoncer à son patrimoine mythologique pour ne s’intéresser qu’aux technologies.
Le but de Vico est de donner un sens nouveau à Homère, aux mythes humains qui existent dans les bibliothèques et dont personne ne sait faire usage. Afin de comprendre Homère, la métaphysique doit ré-articuler le cube et la boule, la religion et le ciel mythique de l’agriculture.
Le pied de la statue repose sur la bande zodiacale, avec Astrée. La bande zodiacale annonce un projet agricole précis : la culture des céréales. Astrée est le début de la quatrième Églogue de Virgile, qui annonce l’éternel retour.
Le pied de la métaphysique repose sur la boule pour qu’elle ne s’effondre pas, alors qu’elle est sans cesse en train de tomber. Et la métaphysique appuie sur Astrée pour faire revivre la boule.
La poterie à droite est un site funéraire, un tombeau qui contient les cendres d’un mort. Quelle est l’action des funérailles dans le système mythique?

25 mars 2011                                                                                                                                                                                              

Nous avons commencé par montrer la structure générale De l'antique sagesse de l'Italie ; puis nous avons souligné la manière dont on passe de ce texte de 1710 à La science nouvelle, en prenant comme carte de géographie l'image qui ouvre La science nouvelle dans sa phase la plus mûrie.
D'abord nous voyons la vignette qui se tient sous le titre et qui représente l'état de l'intelligence au moment où Vico prend l'initiative de défendre sa propre philosophie. C'est un bilan imagé du cartésianisme et de la science des hommes. Mais cette dernière n'épuise pas tout le savoir, car Vico poursuit une défraction dans ce savoir des hommes pour y faire entrer le savoir des héros et le savoir des dieux.
La science nouvelle se compose sur l'organisation de cette double épaisseur. L'œuvre de Vico n'est pas une maladie devant une ligne unique comme l'est le cartésianisme, mais une pluralité qui suppose une écriture à plusieurs voix, constamment structurée selon plusieurs couches de signification. Ces couches sont reconstruites dans le frontispice, qui a été imprimé parce qu'il subsistait dans le livre après la suppression de la préface initiale. Ce trou a été comblé par une image accompagnée de son commentaire, dans un nombre de pages équivalent à ce qui a été ôté. Ce frontispice est une contraction complète du savoir de Vico.
La chose la plus délicate à comprendre est ce jeu de la boule qui est au centre de l'œuvre. L'aventure de la philosophie occidentale réside dans la question de la boule et non dans celle de l'être (ceci sera repris par Sloterdijk). Il faut expliquer l'histoire de la métaphysique et de l'anthropologisation à partir d'une suite de métamorphoses axées sur la pensée de la sphère ou de la boule. Même si l'œuvre est striée par un éclair en forme de Z, le synopsis de l'image repose sur cette boule qu'une femme chevauche, comme dans un jeu de cirque, afin qu'elle ne tombe pas d'un ensemble de mottes de terre ordonnées, et que Vico a posé là pour désigner un autel. Mais la boule est toujours sur le point de tomber, et Vico dispose d'un nom pour cette figure où la boule serait tombée.
Certains manquent leur équilibre, et font tomber la boule ; cette dernière va rouler dans la forêt primitive. Le modèle de ces gens est Spinoza ; dans la mesure où le spinozisme n'est pas une négation de la boule, mais il est une boule qui n'a pas gardé sa dynamique créatrice sur le bord de l'autel, mais a roulé par terre.
Tandis que Vico fait remonter la boule spinoziste sur le rebord de l'autel - mais, en modernité, la boule est toujours au bord de la chute. C'est une éclaircie par un orage, l'image est construite sur une éclaircie dans le ciel et sur la terre (par le fait de la clairière). Il n'y a d'humanité que par cette double tonsure du dense et du continu que représentent le rayon de lumière et la clairière. Ces deux éléments sont concomitants, car la première clairière n'a pas été allumée par les hommes, mais c'est un jeu lié à un éclair qui a embrasé les arbres. L'humanité a vu le feu abattre les arbres, et par suite les hommes ont pu inventer le système de leurs croyances religieuses sur la double base de l'éclaircie de la forêt et de celle du ciel. Ce processus appartient à la logique de la nature, la foudre allume les arbres et les fait brûler.
Mais les hommes sont d'abord des animaux forestiers, qui se sont trouvés pris dans un déchirement du continu. Celui-ci va ensuite devenir le modèle de tous les progrès de la pensée humaine : à chaque fois que l'humanité se socialise, c'est une forme d'éclair. Et la pensée elle-même, en tant qu'elle appartient l'ingenium, est fondée sur la synthèse - et non sur l'analyse -, ce qui fait d'elle une forme de fulmination. La science nouvelle est une fulguration qui traverse la forêt de son inquiétude.
Nous sommes en modernité, parce que les savoirs antiques sont fissurés à l'image de la statue d'Homère dont la base est fendillée. L'Antiquité est en train de s'écrouler, Vico est à la fin des savoirs. Nous n'avons pas su entretenir cette statue et nous l'avons abandonnée. Il a fallu qu'elle bénéficie de cette réflexion du rayon sur le pectoral de la métaphysique. Nous opposons la réflexion propre à l'âge des hommes cartésiens enfermés dans l'égoité, et la réflexivité de La science nouvelle. Cette dernière consiste, au-delà de la figure de la subjectivité, à reconduire ce rayon pour éclairer la statue par son épaule gauche. Depuis que la statue a été éclairée par la métaphysique, nous pouvons accepter que la statue tombe, car à ses pieds se tiennent des images. Elles rassemblent des éléments de la tradition antique. Cette dernière était cristallisée dans Homère, ce qui la rendait incompréhensible. Il nous faut donc nous attacher aux objets à terre.

Nous voyons quatre symboles sur l'autel. La canne recourbée repose dans l'angle gauche. Sa pointe touche la bade zodiacale du monde. Il s'agit d'un lituus, c'est-à-dire la baguette augurale, l'instrument avec lequel l'augure désigne les zones dans le ciel pour prendre les auspices. La pointe repose sur la bande zodiacale pour montrer que le propre de ce lituus est d'ouvrir des bandes zodiacales dans le ciel en faveur des dieux et pour interpréter leurs significations. La vie sociale de l'âge des hommes est la recherche de l'égalité des droits après des millénaires de luttes pour les auspices, qui sont des structures d'injustice. Le monde moderne est celui des droits de l'homme (que Vico ne connaît pas), de l'égalité des hommes. Ceci s'oppose au partage des auspices majeurs et mineurs.
Puis à droite il y a le feu, ensuite au milieu une urne contenant de l'eau, et l'objet à gauche est le flambeau. Ce sont des symboles du mariage. Il se faisait avec l'eau et le feu, et donnait lieu à la fidélité symbolisée par le flambeau. Ces noces sont solennelles, sachant que l'Antiquité distinguait plusieurs types de mariages. D'abord les mariages étaient moins liés à l'union de caste qu'a à des passions amoureuses promis au divorce (alors reconnu). Mais cette gravure montre des mariages solennels, aqua et igni, qui en constituent les formes les plus élevées et conduisant à la descendance certaine, avec des enfants qui bénéficient d'un héritage. Ces mariages engendrent des enfants qui auront pour tâche d'enterrer les morts selon une tradition qui marque sur la terre les rangs de dépendance des ancêtres les uns envers les autres.
Les généalogies ne sont que la projection sur du papier d'une disposition qui se retrouve dans les cimetières. Ici le tombeau romain est une urne funéraire qui manifeste une espérance dans l'éternité, car elle est surmontée d'un cône avec plusieurs facettes. Le caractère élevé de cette pointe laisse entendre qu'elle manifeste une croyance en l'immortalité (pour Vico, cette dernière est celle du lignage).
Si la boule tombe, elle fait choir l'urne funéraire, et la pointe va gésir dans les arbres. Telle est la destruction de la mémoire des hommes, de l'immortalité familiale et de la tradition. Si nous ne croyons ni aux auspices ni aux mariages, nous faisons tomber la boule. Et alors c'est la fin de la mémoire humaine. Sur l'urne, il est écrit DM, c'est-à-dire les initiales de Deis Manibus : aux dieux mânes, qui sont ceux des morts. Ce DM manifeste l'immortalité entendue en son sens socio-mythologique.

Puis il y a un antagonisme entre la charrue et le gouvernail. La charrue est représentée sous les traits du long timon qui repose sur un axe vertical planté dans le sol. Tandis que le gouvernail est placé sur l'autre axe de l'autel. Ceci désigne un antagonisme entre les marins et les agriculteurs. Les sociétés se développent à l'intérieur des terres, loin de la mer, et au sein de la clairière foudroyée. C'est là que se développe cette société des auspices, de la divination agraire et des tombaux.
Puis il se produit une sur-population, on ne peut plus donner un autre espoir d'installation aux enfants ; bref, il faut que les gens de la communauté partent. Ceci engendre le phénomène de colonies. Elles ont pour axe le bateau qui conduit les hommes à recréer dans une autre partie du monde une cité qui portera le même nom et où l'on garde la mémoire des auspices anciens.
Les hommes qui partent à la conquête de ces colonies épousent des femmes d'outre-mer qui entrent dans le jeu des auspices qui avait recommencé, avec la même logique que celle de la maison mère de la patrie. Ce départ est un moment déchirant pour la communauté. Les vainqueurs gardent le timon et rejettent loin d'eux ces premiers que sont les colons devenus marins. Virgile raconte comme Énée s'en va sur les mers à la recherche d'une nouvelle Troie qu'il ne trouve qu'à Rome. Il est le type même du héros colonisateur que la crise oblige à partir pour aller créer un monde semblable. Il emporte avec lui un souvenir de la religion de son pays, à savoir une statue de Minerve. L'errance d'Énée qui passe par Didon et finit par le Latium est typique de ce que vivaient les communautés antiques en cas de conflit.
De plus, la charrue a la capacité de créer la coupure de la terre sur laquelle sont créées des villes. On commence par un tracé par une charrue, puis on remplit le sillon ainsi creusé avec de la farine blanche afin de marquer le territoire sacré. C'est pourquoi la charrue engendre la colonne qui représente la ville. Puis la charrue a la capacité de renforcer la ville. Il subsista des traces de ceci dans le mythe américain de la nouvelle frontière et des cow-boys. Une fois que la ville est constituée, la conquête de l'espace urbain oblige à la fixation des codes de lois dans l'écriture, et nous retrouvons en bas l'écriture latine. Ces tables d'écritures créent la fixation des lois. Ce sera le fondement de l'égalité des pages des hommes.
C'est parce que les lois sont écrites que les hommes peuvent être considérés comme égaux les uns aux autres ; mais ceci est tombé en bas de l'autel, car ce n'est plus un pouvoir religieux. Cette institution de la justice n'a plus le côté fascinant qu'avait l'autel. C'est une pensée de la sexualité de la superstition qui a gouverné le monde, puis ce dernier se divise dans des activités sociales développées à terre.

Aux pieds d'Homère, nous voyons un casque ailé. Dans la mesure où le commentaire de l'œuvre n'en fait pas mention, nous imaginons que ce peut être la signature du graveur. L'ami de Vico qui a gravé ce frontispice a lui-même pour un temps porté des ailes qui sont semblables à celles de la métaphysique.
Puis en bas il se trouve une épée qui est le symbole du duel et qui rappelle que la première justice est une ordalie, à savoir le principe selon lequel, dans le duel, celui qui l'emportait était favorisé par Dieu et avait raison. Ceci donne lieu chez Hegel au concept capital de la lutte pour la reconnaissance : on essaie d'obtenir de l'autre qu'il reconnaisse la supériorité. Vico comprend le duel comme la première sorte de justice divine à l'âge héroïque.
Puis nous discernons un sac avec des pièces d'or? Ceci représente le mercantilisme, cet or représente le début de la circulation d'un élément qui égalise les hommes. D'une part, la circulation d'un élément fiduciaire est l'objet d'un impôt de l'État. D'autre part, c'est la possibilité de subvertir par l'entreprise individuelle l'ensemble du dispositif social.
À gauche de la bourse se tient un caducée avec une balance, qui est le symbole de Mercure et qui transmet les nouvelles et diffusent les lois. Ceci pose le problème de la diffusion des lois et de leur propagation, c'est un élément d'agitation.

Au début on a la simple proclamation des auspices, puis la formulation de lois, ce qui engendre la balance et le mythe de la justice. Tout ceci donne lieu à la naissance de l'État, qui est figuré par le faisceau du licteur. C'est le symbole de l'autorité du prêteur et de l'État? Les éléments à terre montrent ce qui a été progressivement construit depuis le ciel jusqu'à l'autorité prétoriale qui prépare l'organisation de l'âge des hommes. Nous avons ainsi les mécanismes de l'image.
Nous pouvons la lire du haut vers le bas, avec un élément qui part du divin pour aller vers l'humain. Mais il y a aussi une lecture de bas en haut : nous, hommes modernes, nous disposons des pouvoirs d'en bas ; mais, si nous voulons les comprendre, nous devons remonter à l'autel primitif et à la métaphysique pour comprendre les origines de la parole sociale. Les faux philosophes politiques se tiennent en bas, combinent les éléments des états modernes, et donnent lieu à une lecture cynique et aveugle de l'histoire humaine. Les vrais philosophes sont ceux qui comprennent qu'il ne faut pas craindre le motif de la superstition, car elle possède un pouvoir explicatif. Sans elle, nous ne pouvons pas comprendre le monde. La religion est la cause ultime de l'intelligibilité du corps social.
Vico a tenu une position originale, car on pensait sur la base d'une volonté générale selon laquelle il fallait renoncer à la partie haute, et se contenter de retrouver des causalités efficaces avec des éléments qui sont en bas. Tandis que Vico veut mettre les mythes au centre de l'image et d'intelligibilité. On a pu penser que son projet était plus poétique que politique, mais c'est une mauvaise interprétation. Car cette décision de poétiser le monde n'est pas une reconstruction imaginaire de la psyché humaine, seule la poésie donnera la clé du politique. C'est un dessein politique et non esthétique. L'intention est de donner une interprétation des forces organisatrices de la vie sociale. Telle est la pensée de Vico : un éclair occasionne la remontée de la boule sur l'autel. Ce mécanisme est de l'intérieur politique ou social, que Michelet comprend et qui habitera toute la réflexion politique du vingtième siècle.

Les genres et les points métaphysiques

De l'antique sagesse de l'Italie commence par ce critère de vérité d'une forme de constructivisme, qui est la capacité des hommes à procurer des monogrammes de la réalité. Tandis que Dieu construit des solides maintenant la profondeur du monde et la réalité substantielle que notre opérativité peut modéliser (et non saisir dans sa nature de chose en soi). C'est une anticipation du kantisme avec une création du sujet transcendantal, qui constitue un monde phénoménal cohérent. Cette opérativité n'est pas une capacité d'engendrement des choses proche de celui entre l'intuitus originarius et l'intuitus derivatus. Cependant, Vico ne se contente pas de ce critère de vérité, mais il ajoute deux éléments davantage métaphysiques dans la construction de son système de pensée : les genres et les points.
Les genres sont les termes au sein desquels se déploie cette opérativité, ils constituent le champ de l'opérativité. Il y a donc des champs théoriques, et l'opérativité se déploie au sein de ces genres. Les hommes sont actifs quand ils suivent le programme que donne le genre. Ce dernier est comme l'horizon de l'opérativité, et comme l'Idée de la Critique de la raison pure. Il s'agit d'un foyer de sens qui donne un horizon à la science.
Puis Vico conquiert un troisième plan de l'ontologie, qu'il appelle "points métaphysiques" ou "conatus". Ce sont des puissances d'effort qui se déploient dans chaque subjectivité et qui assurent le lien entre des réalités finies et leur énergie infinie. Le monde repose sur cette énergie qui, du conatus, est finitisé par le phénomène du monde, mais qui constitue la couche ontologique de la profondeur de la chose en soi. Nous avons accès à la théorie des choses en soi dans celle des points métaphysiques. Ces derniers sont sans étendue. Mais ils ont la capacité, en se déployant, de se conquérir une étendue dans la géométrie, dans les sciences physiques par les attractions centripètes ou centrifuges, et dans l'extension des clans sociaux. Ces derniers, par l'énergie qui les traverse, tendent à obtenir des clairières les uns par rapport aux autres, et à se déployer ainsi.

Ce système découvert par Vico se retrouve dans La science nouvelle, le verum factum est l'action qui constitue le cogitamus de Vico, le principe par lequel les hommes ont agi dans le monde. La généricité sont les types de société dans lesquels les actions humaines se déploient. Ce sont les lois universelles qui structurent l'évolution des corps sociaux. Et donc derrière l'historisme apparent de Vico, il pense les stabilités qui meuvent le droit, les États et qui ordonnent la vie sociale.
Les conatus sont les forces par lesquelles ceci entre en jeu, et qui commencent à se déplier par la superstition pour se transformer peu à peu en liberté sociale. Afin de comprendre les trois couches qui partent du verum factum pour arriver au point métaphysique, nous renvoyons à Schopenhauer : un principe de raison est le critère de vérité du monde phénoménal, et il permet à la science d'exister. Puis une expérience dévoile qu'il y a, sous-jacent au monde phénoménal, un monde profond de la chose en soi. Je puis le connaître par cette expérience et par la volonté qui traverse mon corps. Derrière le monde phénoménal, il se tient un monde actif abyssal. Il existe des hommes qui arrivent à avoir une vue globale de l'articulation entre le phénomène et la chose en soi. Ils parviennent à penser, dans une intuition, la coordination entre les formes et les volontés qui les soutiennent. Ces hommes sont les génies qui sont porteurs des idées, lesquelles désignent les formes génériques qui synthétisent les éléments du monde primordial, et révèlent qu'une volonté occulte gouverne l'univers. Vico anticipe la tripartition schopenhauerienne entre le principe de raison, les idées et la chose en soi. Et inversement, le texte De l'antique sagesse de l'Italie se voit éclairé par le passage du principe de raison au monde, et Schopenhauer s'enracine dans un humanisme latin qui le précédait - ce qui donne une interprétation vichienne de Schopenhauer lui-même. Schopenhauer restitue cette nuit que nous voyons dans l'image. Vico aurait montré la voie à Schopenhauer, mais là où ce denier recherche une sagesse, Vico propose une politique de cet ensemble du monde phénoménal et de la chose en soi.
Puis nous cherchons la triade du verum factum, du genre et des points métaphysiques dans l'évolution de la pensée de Vico. Nous nous référons à un passage fort de La science nouvelle, dans les paragraphes 386 à 390. Il s'agit d'un nœud de texte qui essaie de partir de la notion de conatus dans cette œuvre. Le verum factum est établi dans De l'antique sagesse de l'Italie, dès l'ouverture du texte. Les passages qui suivent cette page 71 constituent le développement de cette convertibilité du vrai et du fait. La théorie de la généricité est développée au chapitre II, ce qui nous donne une ouverture vers le chapitre IV qui expose la théorie des points.
Ces trois doctrines ne sont pas placées sur le même plan, mais Vico discerne des plans successifs et en profondeur, avec une rupture de l'un à l'autre. Il en va comme l'agencement des trois livres du Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer. Puis, dans La science nouvelle, Vico développe cette ontologique (qui restait indécise ou simplement abstraite) sur le fait politique, sur la dimension et la crise politique de son temps. Vico est une conscience aiguë et une crise profonde du politique à son époque. C'est la crise de Naples, ce qui renvoie aussi à la tentative des castes régnantes à Naples de s'intégrer à la modernité.
Enfin et surtout, c'est une critique et une synthèse critique des Lumières. Vico expose une pensée des Lumières, et en montre les difficultés. Il faut faire le partage entre la raison et la superstition. Mais l'Occident a accédé à la raison par la superstition. Donc il y a une intelligibilité de la superstition. La revendication religieuse est devenue l'obsession de chacun de nos contemporains.
Comment comprendrions-nous les mouvements qui structurent le social si nous n'avions pas Vico? Cet auteur reste un espace dur sur les rapports entre les hommes définis comme bêtes superstitieuses. Mais aussi cette pensée permet de prendre en compte les événements que nous vivons aujourd'hui, et comprendre ceci sans que Dieu arrive en culotte courte sur l'autel. Vico est une très grande puissance de subversion.

Une philosophie de l’autorité et des mythes qui la soutiennent

Vico ajoute un ensemble de remarques - de corollaires - autour des actes principaux de cette science. L'expression "corollaire" reprend la structure de l'Éthique de Spinoza. Mais Vico déteste Spinoza, car il le présente comme celui qui fait tomber la boule. Mais Vico cherche à reconstituer une rigueur aussi précise que celle de son adversaire, c'est pourquoi il écrit avec des principes, des maximes, des propositions et des corollaires. Ces derniers nomment les différentes propriétés de cette science nouvelle. Ces propriétés sont au nombre de sept, et nous allons travailler la seconde.
1. La science nouvelle est une pensée du social à partir du concept de providence. Le dispositif social est gouverné par le caractère organique de la providence.
2. Vico constitue une philosophie de l'autorité.
3. Il produit une histoire des idées humaines.
4. Cette philosophie est un acte critique.
5. Vico constitue une histoire idéale éternelle qui est la règle ou la loi universelle de développement des corps sociaux.
6. C'est un système du droit naturel des peuples sur la base des mythes.
7. Il pose les principes de l'histoire universelle.

Vico montre que les sociétés archaïques sont des systèmes de domination, et donc des théories de l'autorité. Mais la compréhension de ce que veut dire autorité montre que, derrière le mythe de cette dernière, se préparent les développements futurs d'une philosophie de la liberté. C'est le même conatus qui est à l'œuvre dans l'autorité et dans la liberté. En se déployant, le conatus, qui est d'abord dominateur et autoritaire, devient un principe de la constitution de la liberté des corps sociaux. Il y a un processus d'auto-développement du conatus, depuis l'autorité jusqu'à la liberté, du mythe jusqu'à la loi.
Vico examine le concept d'autorité qui semble fonder tout l'exercice du pouvoir légitime. Cette autorité a déjà une première équivalence dans les textes de droit archaïque à Rome. Au quatrième siècle avant Jesus Christ, à Rome, "autorité" veut dire "propriété". Dans la Rome archaïque, un homme est auteur - au sens de celui qui pratique l'autorité - dans la mesure où il exerce un droit de propriété sur une terre.
Puis Vico tente l'impossible, à savoir montrer que, si les Romains ont osé cette translation, c'est parce qu'ils auraient eu conscience que le mot "autorité" comprend le mot "autos", qui veut dire : "propre à soi" (comme on le retrouve dans automobile, ce qui se meut par soi). Ce rapprochement étymologique opéré par Vico est cependant faux en grec, car «auto» vient du mot latin «augeo», qui vient du sanscrit, et qui veut dire : «augmenter sa force». Mais Vico ose cette approche et pense que c’est pour cela que, en latin, on dit «auctoritas», ce qui a donné lieu à «autorité».

La conséquence de cette analyse est que, même dans ce régime de domination qu’est l’autorité, il se trouve déjà un rapport avec soi, une subjectivité caractéristique du conatus. Si l’autorité est un propre de soi, ceci nous plonge dans ce régime d’injustice déjà en contact avec les termes de l’identité à soi de la liberté. La coupure entre les deux n’a pas lieu d’être, dans la mesure où elle soit se déplier successivement pour arriver à une vraie conscience de soi.
Puis Vico raconte les mythes qui sont à la base de cette pratique de l’autorité, en montrant qu’il y a une mythologie de cette dernière qui nous conduit à la liberté des hommes modernes. Pour comprendre la base de l’autorité, il faut comprendre que l’histoire humaine fut d’abord divine. Ce sont d’abord les dieux qui ont l’autorité. Le premier exercice de cette liberté divine est d’asservir les hommes sur la terre à leur loi. Mais les hommes de cette époque sont des êtres mythiques qui ne sont pas encore entrés dans la vie humaine, ce sont des géants. Et donc la première pratique de l’autorité est la façon dont les géants errants sur la terre ont été soumis à l’autorité divine.
Vico reprend l’idée selon laquelle les dieux ont écrasé l’orgueil des géants en les forçant à habiter dans des grottes sous la terre et sous les montagnes. Et il utilise la thèse de l’anneau de fer. En effet, dans les mythes anciens, les titans furent enchaînés au fond de la terre par un anneau de fer, et Vico se demande ce que signifie cet anneau de fer. Il désigne l’épouvante de voir le ciel se déchirer et Jupiter apparaître dans la foudre, et les géants se sont enchaînés sous la terre par l’épouvante qu’ils avaient de la première fulmination. Voici que les géants qui erraient par les montagnes se retrouvent terrorisés au fond des grottes.
L’autorité est une pratique de la terreur qui repose sur une répulsion au déchirement du ciel par la foudre. L’exemple de cette terreur réside dans la figure de Prométhée, enchaîné à une pierre. Et plus encore un aigle dévore son foie sans cesse renaissant. Ce foie est le lieu de la divination et de l’angoisse des hommes face à elle. Nous sommes des êtres dont le corps est dévoré par l’angoisse des auspices que nous cherchons sans cesse. C’est le lieu où nous vivons la terreur dans son caractère le plus sombre, et celui de la colère que nous éprouvons vis-à-vis du signe qui nous domine. Sans cesse nous ré-engendrons cette passion des auspices.
L’autorité est une violence pour celui qui la subit, mais c’est également une passion masochiste, une obsession qui dévore le corps de part en part. Nous détestons tous les dominants, et nous sommes dévorés au plus profond de nous-mêmes par la violence exercée par les dominants. Il faut observer les êtres humains pour voir comment, par exemple, la petite bourgeoisie peut être dévorée par la volonté d’une résistance sociale qui lui donnera la reconnaissance des seigneurs. Et nous constatons quel mal ces populations ont à se libérer de l’angoisse à disposer des formes symboliques du pouvoir.
Nous sommes face à une fatalité de la vie humaine. Nous voudrions nous libérer de la domination par la hiérarchie sociale, mais nous sommes en permanence à la recherche des symboles qui marquent la domination exercée par les possédants. Cette domination n’est pas seulement marquée par des éléments mais par des mythes. Et, en même temps, cette hyper-aliénation est la source future de notre liberté. Cette violence qui nous pousse dans les grottes est la force des conatus qui nous conduit à une liberté ultérieure. Nous avons dépassé des temps héroïques ou divins, mais ils restent présents même chez les Modernes. L’homme moderne est en réalité rongé par l’aigle des auspices, qui le torture au point que cet homme moderne montre son foie dévoré par l’aigle.

L'autorité fut d'abord divine, c'est par elle que la divinité s'appropria les géants peu nombreux dont nous avons parlé en les "atterrant" au sens propre du terme, en les jetant dans les profondeurs et les cachettes des grottes sous les montagnes ; c'est là l'anneau de fer par lequel les géants, dispersés sur les montagnes, demeurèrent enchaînés à la terre par la terreur du ciel et de Jupiter, à l'endroit même où ils se trouvèrent dans le ciel tonna pour la première fois. Tels furent Tityos et Prométhée, enchaînés à un haut rocher, et dont le cœur était dévoré par un aigle, c'est-à-dire par la religion des auspices de Jupiter. Les Latins, avec une phrase héroïque, dirent qu'ils étaient "terrore defixi", "cloués par la peur", et de même les peintres les représentent avec les mains et les pieds enchaînés par de tels anneaux sous des montagnes. Ce sont ces anneaux qui formèrent la grande chaîne que Denys Longin admire comme étant la plus sublime de toutes les fables homériques : Jupiter, pour prouver qu'il est le roi des hommes et des dieux, affirme que si tous les dieux et tous les hommes se tenaient à une extrémité de cette chaîne, il pourrait, à lui tout seul, à l'autre bout, les entraîner tous derrière lui. Les stoïciens voudraient que cette chaîne signifiât la série éternelle des causes par lequel leur destin entoure et lie le monde, mais qu'ils prennent gardent à ne pas rester eux-mêmes pris dans ses nœuds, car il dépend de l'arbitre de Jupiter d'entraîner hommes et dieux avec une chaîne de se genre, alors qu'ils veulent que Jupiter soit soumis au destin.
La science nouvelle, §387

L’expression «être figé par la terreur» n’est pas seulement une image, mais elle répète ces traumatismes initiaux de rapport au pouvoir. Ce n’est pas tant une description phénoménale que la recréation des traumatismes politiques initiaux de la vie. Cette expression est d’abord politique sans rien dire d’existentiel de ce qui viendra ensuite et dans l’âge des hommes. Dans l’histoire de l’art, nous observons des formes de terreurs de ce genre, car ont été peints des titans avec les mains et les pieds enchaînés sous des montagnes.
«Être figé par la terreur» est une phrase héroïque, une sorte de nœud dans la langue, une image qui est la pénétration de l’âge d’avant dans l’âge nouveau. Elle désigne ce qui reste de l’ancienne langue dans la langue conceptuelle, à l’image des nœuds sémantiques qui traversent les âges et produisent des images. Il incombe au philosophe de montrer que ces métaphores ne sont pas des comparaisons, mais des émergences de la façon de s’exprimer de l’âge antérieur. Celui qui emplit cette expression doit remonter en lui des traumatismes de l’âge patricien. Notre mémoire est faite de remontées de traumatismes mal surmontés des crises politiques de l’âge antérieur.
C’est une lecture symptomatique, les métaphores sont des atavismes, des archaïsmes et des symptômes. Les hommes de l’âge héroïque parlaient moins facilement que nous, par expressions et phrases brèves, selon une sorte de laconisme qui émerge dans les flux de notre propre parole. Nous retrouvons aujourd’hui la présence de cette langue, par exemple dans les devises. Ces phrases sont révélées par des gens peu loquaces et qui de temps en temps émettaient un jugement dur, juste, âpre, à l’égard de la vie. Ces sont des émergences de phrases héroïques, des structures sémantiques et syntaxiques qui émergent dans l’âge présent.

Puis Vico a l’idée de reprendre une image d’Homère, lequel assure que Jupiter gouverne le monde comme s’il tenait les rois et les hommes dans une chaîne qu’il traîne derrière lui. Et s’il tirait sur l’anneau des dieux, il attirerait toute la chaîne de l’humanité et même de la vie. Vico dit que cette chaîne homérique est parfaitement vraie, au sens où Homère ne proposerait pas seulement une image.
Cette chaîne est celle de l’autorité qui, dans un même mouvement, tire à soi l’ensemble du corps social. Ensuite, on a inventé des expressions comme la chaîne d’or ou la chaîne des stoïciens. Au fond, toutes ces philosophies sur l’arbitraire de Zeus ne sont que des développements intellectuels d’une expérience radicalement politique de l’autorité. La philosophie est un développement abstrait à partir de traumatismes politiques. Et les concepts eux-mêmes sont des développements inconscients de leur origine de traumatismes politiques. Il n’y a de vérité que politique - si l’on entend par politique la mythologie des états archaïques de l’autorité.
Aujourd’hui encore, nous vivons dans une sorte de société maladive à l’égard de cette religion des auspices. Et même quand nous parvenons à en faire une théorie, soit nous ne faisons que réécrire l’histoire des auspices qui est notre traumatisme fondateur, soit nous produisons les abstractions de la théorie métaphysique comme éthique qui gouverne notre psychè d’hommes modernes. Il y a un mépris de la métaphysique, elle n’est qu’une application dans la langue des hommes des expériences initiales de l’autorité, une idéologie inconsciente de l’expérience fondatrice de la domination.
Comment Vico pouvait-il produire une pareille critique de la métaphysique, et en même temps écrire dans une langue si baroque, si excessive, si complexe, que la sienne? Il reprend l’expression d’un grand théologien qui est Denys l’Aréopagite, qui présente sa théologie non comme dogmatique mais comme mythique. Vico dit que ce qui est mythique l’intéresse, car dans De l’Antique sagesse de l’Italie il reprend une phrase héroïque. Cette théologie mystique est une théologie du mystère, c’est-à-dire des auspices. La théologie mystique, dans son sens le plus profond, est le traumatisme de l’attente des auspices. Et ensuite ceci se transforme en théologie dogmatique du christianisme. C’est une ré-interprétation mythologique de l’âge des hommes.


 01 avril 2011                                                                                                                                                                                             

La théorie du conatus est le développement de la théorie des points métaphysiques qui soutiennent le développement de la mathesis du factum dans De l’antique sagesse de l’Italie. Cette conversion s’effectue dans La science nouvelle, lequel ouvrage reprend une doctrine antérieure en lui dévoilant un aspect mythologique et un aspect d’histoire de la propriété enrichissant le projet de fondation métaphysique De l’antique sagesse de l’Italie.

Vico effectue un jeu de mots sur le terme «autorité». Entendu dans sa valeur ontologique, le conatus est une autorité. Cette dernière n’est ni l’imposition d’un ordre extérieur au sujet ni un manifeste d’hétéronomie, ni une contrainte à l’égard de la liberté. Mais elle possède en elle une potentialité spécifique plus profonde. Il faut entendre non seulement auctor mais aussi autos - c’est-à-dire l’ipséité. Cette racine, qui se retrouve dans auto-mobile, auto-nome, signifie «par soi-même» ; et ainsi renvoie au kat’auto. L’autorité, entendue sur un mode vichien, est la racine la plus profonde de l’engagement du sujet dans la liberté. Elle est une contrainte qui conduit les sujets à entrer dans un auto-développement libre, ce qui supprime toute contradiction entre liberté et autorité.
Il est vrai que la conception vichienne de l’autorité n’est pas banale. Ce n’est pas celle d’un prince sur ses sujets. Elle est d’abord manifestée par le déchirement du ciel par l’éclair ; qui désigne la rupture du contenu de la voûte céleste par un trait, une écriture, un geste divinatoire. Ceci a une conséquence singulière, à savoir de précipiter les géants qui errent sur la terre et qui portent le mythe, et qui étaient dispersés sur les clairières ouvertes. Ce coup de tonnerre crée une terreur qui conduit ces géants à se protéger dans les grottes. Pour le dire autrement, la précipitation dans des grottes est l’effet de ce coup de tonnerre initial.
Vico prétend qu’il y a des traces dans l’histoire antique qui manifestent cette pratique souterraine de l’humanité pour se protéger de l’orage. Ces traces sont les mythologies du foudroiement de Zeus qui jette les titans dans les profondeurs de la terre en les fixant aux parois par des anneaux de fer. C’est une sorte de caverne de Platon inversée, où l’on passe du dehors au dedans, ce qui se caractérise par une terreur. Tel est le geste initial par lequel l’humanité enregistre le geste de l’autorité. Cette dernière désigne une dissimulation de soi qui s’arrache à la face du soleil et qui s’attache à la terre. Les déchirements du ciel conduisent les hommes à une fixation sur un lieu qui devient celui de la famille, du terroir, des racines. L’anneau est le symbole mythologique de la terreur sur le geste de l’autorité ; il signifie aussi bien la fixation et la soumission à la volonté des dieux que le mariage.
Avant le foudroiement initial, l’homme est un être errant pratiquant une copulation aléatoire. Le premier geste de Vico, ou encore la première conséquence du foudroiement initial, est que l’homme et la femme ne peuvent plus se quitter - de peur d’être foudroyés. Ceci crée un amour foudroyant, et ils découvrent une forme de pudeur pré-biblique (une activité amoureuse pré-biblique et pourtant marquée par la pudeur) car la grotte est le refus de pratiquer des relations amoureuses au grand jour sous le soleil. Dans son foudroiement initial, l’autorité crée les conditions de l’amour et la loi d’une fondation familiale dans un régime excluant l’adultère. Ainsi est fondée la monogamie et la pudeur des relations entre les hommes et les femmes.
Bientôt les sépultures des ancêtres se tiendront devant la grotte en s’alignant selon les lignées. Celles-ci sont restituées par la création des tombes sur le sol et auprès du cyprès funèbre ; ce qui anticipe les généalogies que l’on écrira sur du parchemin ou du papier.

Dans ce processus où la nature produit l’écrasante terreur de l’éclair et offre la grotte, l’homme s’auto-constitue. Il se civilise dans le processus de la fixation du mariage et de l’enterrement, ou de l’inscription de la lignée dans le cimetière. L’ensemble engendre une sorte de processus complet de l’éducation où l’homme croit qu’il obéit à Zeus ; bien qu’en réalité il se constitue lui-même comme élément de civilisation. La vie de l’homme dans ce souterrain n’est pas heureuse, il est dévoré par ce travail sur lui-même que représente le processus de l’autorité dévorant tellement l’homme que ceci donne lieu à une trace mythologique : l’enchaînement de Prométhée à un rocher et dont le supplice auspicial est d’avoir le foie ou le cœur dévoré par l’angoisse des auspices.
L’homme initial est un méditerranéen pâle qui vit dans l’angoisse de l’éclair de Zeus et qui ne pense qu’à la façon dont Zeus lui enverra le prochain éclair. C’est une sorte de Sorge, une angoisse initiale qui est de l’écriture du ciel, de la superstition et de la divination. C’est une auto-appropriation de l’homme. Il ne naît pas dans une grotte familiale, mais dans cette angoisse qui sera appelée par le scrupule (le fait d’être en attente superstitieuse d’un signe). Ainsi, les symboles sur les murs de Pompéi sont des yeux de fortune permettant de s’approprier une divination de l’avenir. C’est une terreur napolitaine de la superstition et du spiritualisme.
Cet homme atterré et apeuré n’est pas l’esclave de Dieu ; au contraire, ce Prométhée au foie dévoré est le futur aristocrate. Il est déjà l’aristocrate dans sa lignée, et ce pour deux raisons. Un véritable aristocrate de naissance ne pense qu’à une chose, son seul objet est son rang : est-il digne de ses ancêtres? Maintient-il la supériorité naturelle qui lui est donnée par son lignage? Est-il dans un rapport de suzeraineté et de vassalité qui ne l’humilie point - tout en faisant éclater l’angoisse de son nom? Le noble n’est pas le moins, mais le plus angoissé de tous les hommes, son angoisse est celle de son nom. Ce dernier est le sommet de l’angoisse traversant l’individu. Cette préoccupation du culte autogène du nom est la manière dont le noble est dévoré par l’aigle des auspices. Il existe un exemple de ce pâle et soucieux noble : le comte Léopardi, sombre, pâle, soucieux, hautain, dévot, libertin - et soumis à la religion de ses pères. Il est le grand noble napolitain de l’époque des Lumières, qui dans sa phase initiale est le noble austère que Vico connut dans les rues de Naples. - Sans oublier que Vico fut précepteur d’une famille aristocratique napolitaine ayant ses quartiers d’été en Lucanie. Ces aristocrates vivent dans des grottes-châteaux et demeurent préoccupés par l’auspice de leur nom.
Vico, dont le destin est de comprendre ceci pour la dernière fois de l’Occident, comprend les mécanismes de l’aristocratie. En France, seul un auteur est à la hauteur de ceci : le duc de Saint-Simon, à savoir ce mémorialiste expert dans les angoisses de l’autorité des nobles. Il a écrit dans une langue extraordinaire ; à savoir le seul usage du Français qui se rapproche de l’usage de l’Italien selon Vico. Saint-Simon s’énerve car la grandeur auspiciale n’est pas préservée, et les bâtards l’emportent. Tel est le hurlement ultime d’une grande aristocratie qui - une dernière fois - comprend le principe de l’Ancien régime - et qui comprend que celui-ci s’en va.
Ce sont des pratiques d’autorité qui ont leur limite, mais dont il faut connaître les règles. Le paradoxe est qu’aujourd’hui on a la représentation du cinéma de rang B, qui véhicule l’idée selon laquelle les nobles vivent tranquillement pendant que les prolétaires travaillent. - Or pour Vico la tranquillité est du côté du plébéien, lequel est moins asservi par l’angoisse fondamentale : certes il a des angoisses de survie, mais ce ne sont pas les mêmes que celles du noble. Ce dernier est traversé de part en part par l’angoisse de son nom, ce qui perturbe à l’excès son destin. Le noble n’est pas un homme libéré des préjugés vulgaires, mais il est l’homme le plus chargé de superstition. C’est parce qu’il succombe sous les superstitions que ses mœurs sont austères et que sa vie sage s’oppose à celle de la plèbe. Le noble stabilise sa vie sous cette angoisse ; ainsi il accumule des richesses et se constitue en pôle économique dont la tâche immédiate est de gérer les plébéiens errants sur la surface de la terre et manquant de tout pour subvenir à leurs besoins. Ce n’est pas l’argent mais la superstition qui fit le noble, et cette superstition étant stabilisatrice, elle donne des terres. Ces dernières sont la clairière que gèrent le noble sur la montagne foudroyée autour de la carrière qui va porter son nom.
Pendant que les nobles se torturent d’angoisse dans la fidélité matrimoniale et la superstition auspiciale de la caverne, les plébéiens continuent à errer sur la surface de la terre. Mais la population augmente, les plébéiens consomment les fruits de la terre et commencent à souffrir de raréfaction, ils s’épuisent en larcins et tombent dans une pauvreté majeure qui les conduit à cette situation d’épouvante d’avoir à se jeter sur les pieds du noble afin de lui demander son aide. Telle est la transformation du plébéien en client (celui qui se vend à un maître pour avoir un mode de vie décent). Ce clientélisme commence dans sa phase d’autorité par l’esclave ; et l’esclavage est la conséquence du retard que les plébéiens ont sur la sexualité. C’est parce que l’esclave a copulé au point d’en être entouré d’enfants qu’il va supplier le maître de le faire travailler dans les vignes et sur la terre. Les plébéiens se trouvent dans l’obligation de pratiquer les vertus matrimoniales des nobles ; quoique le noble tient la fidélité matrimoniale de la terreur de Zeus, tandis que le plébéien tient la sienne de l’autorité du maître.Le maître se marie sous les auspices majeurs et les plébéiens sous les auspices mineurs.
Aujourd’hui encore, quand il y a un mariage plébéien dans un village donné, le noble se rend au mariage de son paysan, il embrasse la mariée, participe à la fête, et donne son consentement à l’union. Ce système fonctionne sur la base de la piété du noble : cette piété n’est pas judéo-chrétienne, mais païenne ; elle prend les symboles religieux offerts par la civilisation en cours.

Sur le plan de la logique sociale, nous avons reconstitué une généalogie de l’autorité intérieure de la vie à la campagne et une généalogie de la culture des terrains. Si elle est identique au nord, il se trouve qu’en France cette structure générale a été pratiquée avec plus d’humanité et de douceur que dans le sud. Vivant dans le sud, Vico connaît la différence terrible entre la morgue aristocrate venant de la hauteur que donne l’ancestralité de l’écoute de la foudre et les plèbes.
Mais il demeure des limites, car tout noble est pénétré par l’idée de son rang. Pour entrer dans celui-ci, il doit imposer la réalité de sa foudre à l’autre noble, ce qui engendre des guerres pour le maintien de la grandeur du nom face à la seigneurie d’en face. La politique du système nobiliaire est la guerre entre les châteaux dont découle le pillage des terres. Ce qui rejoint la structure de fronde et la guerre de religion, lesquelles sont d’abord des luttes entre des clans aristocratiques dont on retrouve la violence dans la fronde. La noblesse ne veut pas que le roi leur impose un ordre social légal, mais elle veut rester dans le système du point d’honneur, avec les valeurs de guerre et de qualités aristocratiques.
Quand Louis XIV brise la fronde et établit la cours de Versailles, il enregistre la fin de l’âge aristocratique. Les nobles perdent leur liberté et viennent jouer leur nom à la cour. Ils essaient de s’imposer les uns aux autres par le caractère fastueux de leurs dépenses, par les artistes qu’ils financent et les guerres qu’ils développent. Le noble des nobles, c’est-à-dire le roi, tâche d’écraser de son autorité auspiciale et solaire tous les autres nobles.
Cependant la cour de Louis XIV est intégrée dans ce que Hegel appelle un jeu de la conversation entre les hommes, et par là même elle entre dans une conscience plus raffinée et plus évoluée. Elle est une libération à l’égard de la supériorité nobiliaire et entre dans le concept de l’égalité de droit des nobles. Il n’y a plus de différence entre le seigneur et ses serfs. Mais il subsiste une coupure entre des gens qui sont tous de même nature humaine et dont certains sont des possédants et les autres des prolétaires. L’aristocratie bascule vers la bourgeoisie - ce que Vico appelle «âge des hommes». Ensuite les monarchies affaiblies cèdent à la révolution populaire.
Pour que la passage de l’âge des nobles à l’âge des hommes puisse s’effectuer réellement, Vico soutient qu’il faut un médiateur sacrificiel. Ce dernier est Hercule, l’anti-Prométhée, celui qui va mourir étouffé par la tunique de Nésus. Ce thème de la tunique de Nésus est celui du noble qui veut conquérir l’égalité des hommes, et qui va donner les auspices au peuple (mais ce ne sont que des auspices petits). Le noble se sacrifie par ce basculement. Ainsi, Philippe-Égalité est un descendant de Louis XIV, donc un aristocrate du sang, qui plaide pour l’égalité entre les citoyens. C’est un Hercule qui a pris la tunique de Nésus de l’égalité et qui en meurt.
La Révolution française commence par un processus de la révolution aristocratique. Elle ne débute pas par une révolution de prolétaires, mais ce sont les nobles qui se sont révoltés contre l’abolition des privilèges et ont exigé du roi la restauration de ces derniers. Les nobles ont durci le ton. Comme le roi était faible, c’est une sorte de nouvelle fronde. Le roi accepta cette révolution aristocratique, ce qui entraîna des émeutes paysannes soutenues par des aristocrates libéraux revends des États-unis - ce qui constitua le faisceau des éléments révolutionnaires.
Si l’autorité est une liberté qui s’épuise d’elle-même, le régime égalitaire naît de la logique aristocratique. Sauf que, pour Vico, la phase de l’âge des hommes n’est pas une révolution républicaine, mais une monarchie parlementaire où le roi est le garant de l’égalité des droits. L’ordre n’a jamais été : d’abord les rois, ensuite les nobles ; mais il y a d’abord les nobles. Ils sont des rois locaux sur leur territoire, puis ces nobles sont combattus par un plus fort qu’eux qui va devenir leur roi et les contraindre. L’idée d’un roi primitif est fausse. Dans la bible, au Livre des rois, il n’y a pas un roi mais des rois, car ce mot désigne seulement une famille disposant d’une tribu s’ordonnant autour de ce roi.
Tandis que le roi d’une nation est contemporain d’un État de droit, il n’y a nul roi auspicial. Chez les Romains, Auguste vient après la république. Et de même le roi de France ou celui de Naples imposent l’État de droit aux turbulences aristocratiques - d’ailleurs les complots et les frondes sont toujours aristocratiques. Les sénats sont des conseils régnant de patriciens, des pères de famille, des seigneurs, qui dessinent ensemble des clans et des cercles aristocratiques exprimant la politique à mener. Ainsi, Venise est gouvernée par un doge qui n’est que l’expression d’un sénat qui comporte les nobles vénitiens. C’est un système aristocratique qui reste patricien et auspicial. À Naples, le système est juridique, et le roi exerce une autorité juridique et non plus auspiciale sur les sujets. Dès lors la révolution n’est pas nécessaire, puisque l’État juridique est l’État monarchique. Par exemple, Cromwell est un gouvernement royal qui s’associe à un État républicain.

Mais Vico pressent que, une fois que l’on est sous la monarchie dans un système de droit, seul l’argent différencie les sujets. Ceci produit l’individualisme libéral, lequel engendre la barbarie de la réflexion, c’est-à-dire une nouvelle barbarie où l’on retourne à l’état antérieur aux grottes, avec des pratiques insouciantes à s’affirmer comme des sujets libidineux. Ceci manque à toute forme d’orangiste sociale et va produire un retour copulatoire à la liberté sexuelle vagabondante, avec des effets de masse sans aristocratie et sans droit. Ce sont des géants qui conduisent à des nouvelles guerres.
La nouvelle forêt est la ville et les combines sous les réseaux. Ceci crée une guerre totale de tous, dont ne sortiront que les superstitieux. Ces derniers, terrorisés par l’éclatement du ciel, se cacheront dans des grottes et retrouveront le statut de Prométhée. Ainsi commence un nouveau système, que Vico nomme le ricorso. Toute société commence par un âge des dieux, ensuite survient un âge aristocratique de la morgue, du sénat et du point d’honneur, et un âge monarchique de la république et de l’égalité des droits.

L'autorité fut d'abord divine, c'est par elle que la divinité s'appropria les géants peu nombreux dont nous avons parlés en les "atterrant" au sens propre du terme, en les jetant dans les profondeurs et les cachettes des grottes sous les montagnes ; c'est là l'anneau de fer par lequel les géants, dispersés sur les montagnes, demeurèrent enchaînés à la terre par la terreur du ciel et de Jupiter, à l'endroit même où ils se trouvaient quand le ciel tonna pour la première fois. Tels furent Tityos et Prométhée, enchaînés à un haut rocher, et dont le cœur était dévoré par un aigle, c'est-à-dire par la religion des auspices de Jupiter. Les Latins, avec une phrase héroïque, dirent qu'ils étaient "terrore defixi", "cloués par la peur", et de même les peintres les représentent avec les mains et les pieds enchaînés par de tels anneaux sous les montagnes. Ce sont ces anneaux qui formèrent la grande chaîne que Denys Longin admire comme étant la plus sublime de toutes les fables homériques : Jupiter, pour prouver qu'il est le roi des hommes et des dieux, affirme que si tous les dieux et tous les hommes se tenaient à une extrémité de cette chaîne, il pourrait, à lui tout seul, à l'autre bout, les entraîner tous derrière lui. Les stoïciens voudraient que cette chaîne signifiât la série éternelle des causes par lesquelles leur destin entoure et lie le monde, mais qu'ils prennent garde à ne pas rester eux-mêmes pris dans ses nœuds, car il dépend de l'arbitre de Jupiter d'entraîner hommes et dieux avec une chaîne de ce genre, alors qu'ils veulent que Jupiter soit soumis au destin.
La science nouvelle, §387

Vico parle de l’anneau qui tient les nobles sur le fond des grottes, c’est celui de la superstition et des mariages avant d’être celui des cimetières. L’auteur manifeste une certaine ironie et une grande culture. Il rappelle le mythe homérique de la chaîne trainée par Zeus. Les Stoïciens ont repris cette théorie en faisant la chaîne du monde. Vico reproche aux Stoïciens d’avoir une conception fataliste de cette chaîne. Il aurait fallu voir qu’il demeure un état de liberté en son sein. La théorie de cette chaîne sociale est celle de ce devenir liberté de l’autorité. Les Stoïciens conçoivent la chaîne sociale, mais ils en font une chaîne de la nature ; alors que Vico en propose une compréhension sociale en reprochant aux Stoïciens d’avoir manqué la dimension de liberté qui en découle. Les Stoïciens sont des spinozistes, ils ne connaissent que le moment de l’aliénation et non celui de la libération.
L’analyse de Vico est à la fois conceptuelle et mythologique. Quand on part d’une donnée comme celle de la théorie stoïcienne, il faut restituer le mythe qui est derrière. Il faut être capable de dévoiler les structures mythologiques qui se tiennent derrière ces théories. Derrière les philosophies, il y a des rapports sociaux ; et au fond on durcit sous forme conceptuelle des réalités issues de la lutte pour les auspices. Cette dernière est donc plus fondamentale et plus réelle que les superstructures conceptuelles qui sont élaborées par la suite. La mythologie et le rapport social sont des présupposés dont les philosophies sont la forme conceptuellement élaborée, et donc abstraitement élaborée.
Nous lisons un plaidoyer pour un retour aux rapports sociaux réels qui soutiennent les conceptualités. Le fatum n’est jamais définitif, mais il donne lieu à l’émergence d’un âge de la liberté qui lui succède et qui est exprimé par le dépassement du fatum par le conatus. Le concept de conatus, étant pourtant lui-même mythologique, dépasse le fatalisme.

Dictum se prend chez les Latins pour certum ; certum signifie déterminé ; or, fatum est la même chose que dictum ; et factum et verum ont aussi pour synonyme verbum. Les Latins eux-mêmes, pour exprimer un effet accompli rapidement, disaient dictum factum, aussitôt dit que fait. En outre, ils appelaient casus la manière dont tournent et finissent les choses et les mots. Aussi les sages Italiens qui conçurent les premiers ces expressions, désignèrent l'ordre éternel des causes par le mot de fatum, et le résultat de cet ordre éternel par casus ; ainsi les faits seraient des paroles de Dieu, et les événements les cas des mots avec lesquels Dieu parle ; fatum serait la même chose que le fait ; voilà pourquoi ils regardèrent le destin comme inexorable, parce que les faits ne peuvent pas ne pas être faits.
De l'antique sagesse de l'Italie, chapitre VIII, §II, page 132

Vico réfléchit sur le fatum stoïcien. Déjà en 1710 dans De l’antique sagesse de l’Italie, il critique le fatalisme stoïcien qui ne voit pas qu’en fait le factum est fatum. L’aveuglement des Stoïciens leur empêche de voir que, derrière le fatalisme des causes et des effets, l’agit humain dépasse les négations de la liberté manifestées dans le fatalisme. Être un très-antique Italien, c’est développer l’agir secret et intérieur des représentations figées dont le fatalisme est un exemple.
En latin, l’étymologie proposée par Vico ne tient pas la route, d’ailleurs l’auteur a du mal à démontrer son discours. Fatum vient de fas, c’est le droit en tant qu’il est dit (phari). Et factum vient de facere, qui ne signifie pas «dire», mais qui vient de poser. On a fas / phari, dont la racine grecque est phémi, «je parle» ; et facer / factum vient de tithémi, «je pose». Fatum veut dire dictum, ce sont deux termes qui signifient «dire». Puis factum et fatum ont le même sens ; factum et verum sont la même chose. Mais, comme verum veut dire «dire», factum signifie aussi «dire». Ainsi la philosophie s’est faite une idole du verum, et le certum est l’ensemble des faits. La vraie philosophie réconciliera le verum et le certum. Le dictum est du certum. Vico veut rappeler fatum et factum, mais cette convergence est indéfinie, elle est un horizon pour la pensée.
Puis non seulement le stoïcisme appartient à cette sphère d’influence, mais aussi l’épicurisme avec son casus. Le stoïcisme et l’épicurisme sont des versions édulcorées et tardives du noyau plus profond du factum et du fatum. Vico réconcilie Stoïciens et Épicuriens dans la même identité italienne fondamentale. Ce qui fut fait possède sa stabilité propre d’avoir été fait. Cette convergence entre le certum et le verum est elle-même celle entre le factum et le fatum.

Derrière les concepts figés comme celui de destin, Vico découvre une opérativité, un travail de l’agir humain, une pratique sociale derrière les concepts. Il convient d’écouter les concepts pour retrouver la pratique sociale ; et inversement la pratique sociale est une parole, un verbum. Et quand on trouve un état social donné, ce ne sont pas les rapports de production qui comptent, mais la déclinaison du verbe qui l’articule.
Puis ce problème revient. La chaîne causale comprend la liberté, car elle a en elle un facere qui se décline comme parole. Ceci est repris dans le paragraphe 401 de La science nouvelle, qui cherche la convergence entre le factum et le fatum.

"Logique" vient du mot logos, dont le sens premier et propre est "fable", fabula en latin, qui devient en italien favella, la parole, et la fable des Grecs se dit aussi mythos, d'où vient le latin mutus. En effet, le langage est né mental dans les temps muets, et Strabon, dans un passage précieux, dit qu'il a existé avant le langage vocal ou articulé : de là vient que logos signifie à la fois "idée" et "mot". La providence divine qui en disposa ainsi le fit de la manière qui convenait dans ces temps religieux, en vertu de l'éternelle propriété selon laquelle il est plus important, pour les religions, que l'on médite sur elles plutôt que l'on en parle. Ainsi ce premier langage des premiers temps muets des nations dut commencer, comme il est dit dans les Dignités, par des signes, des actes, des objets corporels ayant des rapports naturels avec les idées : c'est pour cette raison que logos ou verbum signifie aussi "fait" chez les Hébreux, et "chose" chez les Grecs, comme l'observe Thomas Gataker dans son De instrumenti stylo. De même mythos est parvenu jusqu'à nous avec le sens de vera narratio ou "parole vraie" : c'est là la parole naturelle qui, selon Platon d'abord et Jamblique ensuite, fut parlée autrefois dans le monde. Mais ce n'était de leur part que pure conjecture, comme nous l'avons vu dans les Dignités, si bien que Platon se dépensa en pure perte pour retrouver ce langage dans le Cratyle, et se vit attaqué à ce sujet par Aristote et Galien. Ce premier langage, en effet, qui fut celui des poètes théologiens, ne fut pas un langage conforme à la nature des choses (comme dut l'être la langue sainte inventée par Adam, à qui Dieu accorda la divine onomathèse ou pouvoir d'imposer des noms aux choses conformément à la nature de chacune), mais un langage fantastique se servant de substances animées, imaginées la plupart comme étant divines.
La science nouvelle, §401

Vico montre ce que le logos comprend signification mythique. Le logos ne veut pas dire en premier la parole, mais il signifie «cueillir», «rassembler». Logos et logique signifient en premier cette notion italienne qu’est la favella, à la fois fable et parole. La preuve que la fable n’est pas d’abord une parole réside en ceci que la fable est le mythe, le mythos, le mutus, qui veut dire «muet». Le mythe est d’abord quelque chose de muet. Les vraies et originelles solennités religieuses sont des rites muets.
Par conséquent, la vraie fable et le vrai logos sont le rite, c’est-à-dire des actions muettes, des rites et des mythes muets. À l’origine la parole est gestuelle, ce qui inclut le geste religieux. Dans Pantagruel, lorsque Panure rencontre Thaumaste, il lui transmet la doctrine de Pantagruel avec les mains et les doigts. La vraie langue initiale est une langue de gestes, lesquels sont ritualisés dans les cérémonies initiatiques moyennant des transmissions par des gestes initiatiques qui permettent aux prêtres de communiquer.
Ceci permet de rapprocher factum et fatum. Car si parler c’est faire des gestes, alors en règle générale parler, c’est faire. C’est pourquoi le logos est l’idée, car cette dernière est muette, donc la parole elle-même est muette. Ceci est la base des vieilles religions, selon l’axiome que «le religieux, mieux vaut y penser que parler». Donc les vraies religions sont secrètes, silencieuses, gestuelles et rituelles. Les vraies religions initiales durent commencer avec des gestes, des positions de corps et des circulations, selon le rite qui avait exprimé des idées par le déplacement dans l’espace.
De toutes façons, ce logos veut dire depuis si longtemps «faire» que, chez les Hébreux, dabar, qui veut dire «la parole», veut dire aussi «la chose faite». Dans ces conditions, le mythe est tout sauf un mensonge, mais il est la vérité, la parole vraie. Il n’y a de vérité que du mythe. Ce dernier n’est pas une narration fabuleuse, mais une narration vraie. Il faut donc souligner que la vérité est de part en part mythique.
Dans le Cratyle Platon pose la question d’une langue naturaliste, une langue naturelle qui est le mythe, une langue identifiée avec les choses. Les mythes sont les paroles concrètes du monde. De la même façon, quand Adam a nommé les choses, il fit une équivalence entre le nom et la chose. Donc la langue adamique est naturaliste, imitative. Adam parlait en mythes, ce qui implique que la bible est un mythe et une révélation. C’est l’onomathèse. Cette parole initiale trouve sa définition la plus secrète, c’est un parler fantastique par l’intermédiaire des substances animées imaginées comme divines. On rejoint le panthéon des Anciens, la langue cratylienne de l’origine est le panthéon des Anciens avec leurs dieux qui constituent une langue vraie, une onomathèse païenne du monde.
Tout ceci est le faire humain. Nous avons la convergence entre le dire et le faire. Le faire est la position d’une langue mythique constituée de choses que sont les dieux. Les dieux sont les choses de la parole.

 08 avril 2011                                                                                                                                                                                             

Conatus et mythologie : vers une philosophie du droit

Nous voyons les paragraphes qui donnent une nouvelle définition du concept de conatus, et qui donnent lieu à une généalogie des états mythologiques qui précédent les concepts.
Le premier intérêt est l’apport d’une contribution de Vico à un débat très discuté : quelle est la nature de la force? Cette nature de la force ne s’éclaire pas simplement par sa nature conceptuelle mais par des états mythiques qui la précèdent. On ne sait jamais si le concept philosophique qui succède au mythe va absorber les éléments intelligibles déposés dans le mythe (au point que la pensée de Vico est un triomphe du concept) ou s’il faut lire le processus à l’envers. Dans ce dernier cas, là où l’on croit qu’il y a un concept et où l’on s’assure de sa définition formelle, il se tient une profondeur un mythe qui le travaille et le dispose à un état pré-conceptuel du pouvoir de la pensée.
La première démarche est généalogique. On part du mythe et on va vers le concept. La seconde démarche est d’ordre critique : on part du langage des hommes pour rappeler qu’un langage mythique est impulsé en lui. Le moment généalogique est celui d’une conception historique de la constitution de la pensée humaine. Ce sont des processus qui conduisent, par une histoire, à élaborer une pensée universelle. Le second moment est celui d’une critique de la philosophie dans son autonomie, en révélant quelle puissance latente occupe la pensée universelle. Cette dernière dispose d’attaches à la fois dans le corps, dans la terre, dans la réalité la plus privée et particulière de l’aventure humaine.
Dans un premier moment, nous avons vu que le concept d’autorité opposé à la liberté du point de vue généalogique. Mais ces deux concepts ont une liaison, un continuum lié au mythe de l’atterrement devant les dieux. Devant un dieu on se jette à terre, à genoux ou allongé, pour montrer son adoration pour lui. Vico tire de cet atterrement une histoire qui part de la foudre, laquelle conduit les êtres primitifs dans une vie souterraine. Et de là se constitue la généalogie des domaines, la fondation des pouvoirs familiaux, l’organisation civile. Bref ceci devient peu à peu une histoire de la liberté.

Voilà donc le dispositif dans sa complétude ; il nous amène à donner un sens particulier au mot «autorité». Celui-ci comprend le mot «autos», qui veut dire «propre». L'histoire de l’autorité est une histoire du propre : le propre de la grotte, de mon installation superstitieuse dans la grotte ; mais c’est aussi le propre de la terre, du droit que j’exerce. Telle est l’émergence mythologique de la propriété. Ce n’est pas un concept du droit valant universellement, mais elle possède une historicité intérieure qui la lie à la superstition, à la piété, aux auspices - tout en faisant ultérieurement un droit inaliénable de la personne. Ce caractère inaliénable n’est pas lié à l’universalité du sujet humain comme dans le droit naturel, mais il vient de processus mythologiques complexes qui ont approprié cette terre à un propriétaire. Je suis propriétaire parce que j’ai été approprié à ma terre. Dans tout acte de propriété, j’ai cette passivité d’être approprié. Ce mélange d’action et de passion réside dans le fait d’être approprié ; au sens où je suis dans l’âge des hommes : je suis approprié car je suis porté par une logique mythologique qui précède ma subjectivité. Cette dernière est le fait de l’homme mais l’effet d’un mythe.
Cette rétroaction du mythe sur le sujet humain n’est pas une destruction de la liberté de l’âge des hommes. C’est moi qui fais tout, même quand je m’aliène à la terre. Quand je m’atterre devant un dieu je suis passif, mais c’est moi qui agis dans cette façon d’être passif (car c’est la logique de mon développement d’avoir un moment passif). Tantôt je suis actif et tantôt je suis passif ; mais en réalité même quand je suis passif je suis encore actif d’une façon latente. Je suis inconscient de mon agir mythique - mais c’est un agir. La vraie proposition n’est pas de dire que l’homme est tantôt propriétaire, tantôt approprié ; mais l’homme s’approprie à lui-même sa terre. Il vit cette appropriation qu’il se donne comme une aliénation radicale au dieu. Ce dernier est la projection du moment initial de son devenir propriétaire.
Les juristes s’intéressent à Vico car il établit un système de droit. Et ils ont peur de lui car ce système de droit ne repose pas sur une définition humaniste de l’homme, mais il envisage un homme qui a une large part inconsciente dans son propre processus d’appropriation. Cette théorie du droit est proche de ce que nous avons gagné en critiquant Descartes. Dans l’hypothèse de Vico, il y a bien un processus de cogito, mais ce dernier est un effet de surface. Il s’anticipe lui-même dans un principe plus profond que cette représentation. Un agir latent soutient le passage du sujet à l’existence. Cette critique de Descartes garde sa valeur lorsqu’elle est étendue à la question du droit. En réalité, la proposition moderne : «je suis propriétaire» laisse de côté la véritable fondation de mon droit de propriété. Cette fondation est le fait que je suis agi par des mythes qui constituent l’assise véritable de mon accès à la propriété. C’est moi qui fait ces mythes, par une puissance poétique à la fois inconsciente et aveugle. Cette puissance prépare mon accession au statut de sujet de droit.
Cette complexe doctrine de la propriété qui émerge conduit tantôt du mythe vers le concept, et tantôt du concept vers le mythe.

Des interprétations plus ou moins étonnantes de cette théorie générale de Vico et rencontrent l’épaisseur de l’histoire humaine. La philologie est la connaissance factuelle du passé, à partir de quoi il faut tirer une vérification de la théorie générale.

Cette autorité divine fut suivie par l'autorité humaine, dans le plein sens philosophique du terme, qui désigne la propriété de la nature humaine que Dieu lui-même ne peut enlever à l'homme sans le détruire : c'est en ce sens que Térence parle des "voluptates proprias deorum", pour dire que la félicité de Dieu ne dépend pas des autres, qu'Horace parle de "propriam virtutis laurum", pour dire que la vertu ne peut être privée de son triomphe par l'envie et que César parle de "propriam victoriam", ce que Denis Petau considère à tort comme n'étant pas du bon latin, alors qu'il désigne, avec une parfaite élégance latine, une "victoire que l'ennemi ne peut lui enlever des mains". Cette autorité est le libre usage de la volonté, l'intellect étant une puissance passive soumise à la vérité. Les hommes, en effet, dès ce premier moment des choses humaines, commencèrent à exercer la liberté qu'a l'arbitre humain de contrôler les mouvements du corps, soit pour les calmer entièrement, soit pour leur donner une meilleure direction, ce qui est l'effort [conato] propre aux agents libres, comme nous l'avons dit plus haut dans la Méthode. C'est pourquoi ces géants renoncèrent à leur habitude d'errer à travers la terre et s'accoutumèrent, tout au contraire, à rester cachés dans leurs grottes sans en bouger durant une longue période.
La science nouvelle, §388

Vico montre dans ce paragraphe 388 que, dans de nombreuses expressions latines, le mot «propre» veut dire tout simplement «qui ne peut être détaché d’un individu», «qui est solidaire de son essence». Par exemple, quand César dit : «ma propre victoire», il estime que sa relation de possession à sa victoire tient au fait que les ennemis ne peuvent pas venir la lui arracher des mains. Ce n’est pas une représentation intellectuelle, mais César maintient dans l’acte d’être victorieux encore la victoire sur ses ennemis. C’est un sens concret qui comprend encore celui de la bataille.
C’est de cette façon que les anciens hommes, les géants de Rome, détenaient leur terre : non par un lien intellectuel, mais dans un affect. Ce dernier était fait à la fois de terreur de Dieu et de capacité de destruction immédiate des gens qui voudraient prendre cette terre. Cette relation à la terre n’est pas socialisée, mais c’est une réaction spontanée, violente et soutenue par un lot de superstitions indéracinables.
C’est pourtant ce rapport vital à la terre qui est ensuite redéfini dans le droit comme acte juridique, et donc comme une représentation au cœur d’un système juridique fondé par l’État. Selon Vico, ce sens violent, passionnel, presque animal, du territoire est le premier conatus, non une réalité objective mais une force.
Vico fait le même trajet que celui de Leibniz dans la physique par rapport à Descartes. Pour ce dernier, les mouvements des corps suivaient des lignes géométriques calculables. Leibniz objecte que ce calcul est impossible sans l’introduction d’une force ou d’une dynamique. Il faut passer de la mécanique à la dynamique, d’une pensée descriptive de l’espace à une pensée dynamique de cette qualité mystérieuse qu’est la force. Leibniz montre qu’il y a une mathématique des trajectoires chez Descartes ; et une mathématique des forces que l’on peut calculer grâce au calcul infinitésimal.
De la même façon, il y a une doctrine du droit qui fait de moi un sujet qui manifeste mon droit de propriété dans l’espace du droit de l’État (ce qui correspond à la physique cartésienne) ; et, pour comprendre l’attachement des gens à leur propriété, il est nécessaire d’introduire une dynamique du droit dans laquelle entre en jeu une économique des forces, dont le conatus est l’équivalent. Ce qu’est la force à la physique, le conatus l’est au droit.
Ce paragraphe 388 résume cette analyse du droit. Il en découle au paragraphe 389 une suite de conséquences juridiques et poétiques remarquables.

À cette autorité, qui vient de la nature humaine, succède l'autorité qui vient du droit naturel. En effet, ayant occupé les terres où ils s'étaient trouvés par hasard au moment des premiers éclairs, et y étant restés longtemps sans en bouger, ils en devinrent les seigneurs par occupation et longue possession, ce qui est la source de toute propriété dans le monde. Ce sont là ces
pauci quos aequus amavit Iupiter,
dont les philosophes, par la suite, firent les hommes favorisés par Dieu d'heureuses dispositions pour les sciences et pour les vertus. Mais la signification historique de cette formule est que, dans les profondeurs cachées de leurs cavernes, ils devinrent les princes des gentes dites maiores, dont Jupiter est le premier Dieu, comme nous l'avons vu dans les Dignités. Ce furent là, nous le montrerons plus loin, les anciennes maisons nobles, ramifiées en de nombreuses familles, dont furent composés les premiers royaumes et les premières cités. Leur souvenir a été conservé dans ces belles phrases latines héroïques : condere gentes, condere regna, condere urbes, fundare gentes, fundare regna, fundare urbes.
La science nouvelle, §389

Premièrement, Vico cite un vers de Virgile. Il est facile de descendre aux Enfers car la porte est ouverte, et beaucoup d’hommes en eurent la tentation. Mais remonter de l’Enfer vers la lumière est la tâche la plus difficile. C’est ce qui pèse le plus sur les êtres humains, seul remonte le petit nombre que Jupiter, dans sa magnanimité, a aimé.
Vico reprend ce passage mythologique sur les rapports entre les hommes et la vie outre-tombe. Cette descente aux Enfers est le mouvement par lequel les hommes apeurés par la foudre se sont cachés dans les grottes. Ceux qui remontent à la lumière sont ceux qui ont su entretenir avec leur superstition un rapport suffisant pour créer une piété leur donnant une relation avec le dieu. Ceci crée cet espace de dialogue que sont les auspices. C’est alors seulement que ces hommes ont été des maîtres, des seigneurs, des chefs de famille, et qu’ils ont fondé la société des patriciens. Le caractère élitiste de la noblesse se résume dans l’idée que tous ont fini par se protéger dans des grottes. Ceux qui sont les racines de la noblesse sont ceux qui sont souterrains, car ils ont su créer un espace de dialogue avec le dieu : les auspices. La propriété nobiliaire rappelle la férocité des suppressions des classes qui furent d’abord dominantes.

La seconde remarque est que c’est de là que sont venues les premières maisons nobiliaires, leur division en famille à l’intérieur du cimetière ; et de là les premiers royaumes et les premières villes. Les villes ne sont pas du tout des ramassis d’errants qui font du commerce le long d’un fleuve, mais le regroupement de gens qui dépendent d’un seigneur autour d’un château placé au centre. La ville est issue de ce petit nombre de gens aimés de Jupiter.

La troisième conséquence est que Vico dit qu’on observe dans la langue latine des expressions pour dire «fonder un peuple», «fonder un royaume», «fonder une ville». On ne dit pas «fundare», mais on emploie un mot plus mystérieux, «condere». En latin profond, on dit «condere gentes, condere regna, condere urbes». «Condere» est un mot ancien qui veut certes dire «fonder», mais surtout cacher, enfouir, placer en-dessous en cachant. «Condere gentes» signifie enfouir un peuple. Il est naturel de placer des éléments que l’on recouvre de terre, mais ce n’est pas le propos de Vico. «Condere» rappelle l’acte traumatique de la descente dans les grottes, «condere gentes» veut dire : «enfouir la famille de géants dans une grotte».
C’est pour cela que Virgile dit au chant VIII de l’Énéide que le mot «Latium» vient du fait que, quand Zeus prit le pouvoir au ciel et jeta son père par terre, Saturne se cacha dans les terres de ce qui allait devenir Rome. Et comme «il s’est caché» se dit «latere», on a créé le mot «Latium». Le Latium est un endroit où Saturne se cacha. La latinité, l’espace latin, sont des espaces qui, de façon indissociable, fondent et cachent.
«Fonder / cacher» est le geste par excellence de ce noble qui est tout d’abord un géant qui se cache sous sa grotte. Il en ressort pour chercher les auspices et devient seigneur de son lieu. La profondeur de cette doctrine réside dans l’idée que toute fondation est une dissimilation, un sacrifice originaire qui associe une partie de fixation à une dissimulation, une latence. Toute fondation est latence. Il y a un moment impensé dans la fondation d’une propriété, d’une ville, d’une famille.
Dans toute pensée et dans toute philosophie, il y a un geste de fondation qui s’accompagne d’une dimension de latence. De même que l’on dit «condere gentes», on peut dire «condere principia». Lire la philosophie, ce n’est pas tant déchiffrer la signification obvie, la fondation en raison avérée, que dégager la poche mythologique, la fondation intérieure et obturée faite de mythes inavouables qui constituent le geste intégral de cette fondation. La fondation d’un concept n’arrive à son terme que si sa légitimité rationnelle s’associe son autorisation mythologique secrète.
C’est le problème de la politique aujourd’hui. Le juridisme démocratique qui gère les sociétés veut toujours plus de transparence et refuse l’opacité du pouvoir. Pour Vico le vrai conatus du pouvoir n’est pas dans cette représentation démocratique, mais dans cette part latente, dans ce conatus fondationnel qui accompagne le geste politique - et qui est aujourd’hui réduit à la population mesurée par le sondage. Ce n’est qu’un oubli de forces plus obscures, lesquelles sont les véritables conditions pour que le pouvoir ait une légitimité et exerce son autorité. La politique a quelque chose d’irréductiblement héroïque, elle contient un enveloppement héroïque dans les décisions représentationnelles des pouvoirs. Cette dimension héroïque n’est pas avouable. Elle ne peut pas venir au jour et se déployer, mais elle est la grotte du pouvoir, son agir intérieur.
Vico trouve une formule chez Tacite, lequel décrit ces mécanismes comme «arcana imperii», «les arcanes de l’empire», à savoir l’ensemble des secrets qui constituent en dernière analyse les sources de l’autorité du pouvoir. Le pouvoir repose ultimement sur cette arcane et non sur la transparence publicitaire de ses décisions.

Il ne faut pas confondre cette révélation de la grotte du pouvoir avec les analyses de Machiavel. Cette comparaison reste superficielle, car le mécanisme d’ensemble n’est pas le même. Chez Machiavel, le but pour le prince en usant de ces arcanes de l’empire est de garder le pouvoir ; ce sont des techniques de conservation du pouvoir. Il y a un cynisme de ces secrets. La cruauté du prince n’est qu’un moyen pour que les sociétés n’entrent pas dans des perpétuelles instabilités qui les ruineraient. C’est donc une technique de la politique, des conseils de mise en œuvre d’une politique concrète.
Chez Vico, cette intimité du pouvoir à lui-même est ce que Hegel appellera une ruse de la raison. C’est parce qu’il existe des catégories venant du mythe que les hommes entrent dans cette historie de la liberté. C’est poussés par ce mouvement souterrain du pouvoir qu’ils arrivent à la dimension dialogique du pouvoir. Sans cela, les hommes s’auto-détruiraient par l’égoïsme brutal de leur intérêt. Ce qui assure à l’espèce humaine une survie se résume à ces agirs non pragmatiques et purement superstitieux qui accompagnent le développement de ces sociétés. Ces grottes ne sont pas un visage nocturne du pouvoir, mais au contraire elle sont ce qui est à terme le plus rationnel dans la conduite des hommes qui consciemment ne visent que des fins égoïstes. C’est l’horizon ou la promesse d’universalité du développement des sociétés ; c’est une latence non de subversion, mais de construction.
C’est la promesse d’un mieux vivre-ensemble, et ce quelque soit le degré de violence qui habite ces mythologies. Elles comportent tout ce que des hommes peuvent estimer de plus méprisable dans la conduite humaine. Mais ce catalogue négatif se convertit en une somme de chances, parce que ce sont ces atavismes bornés qui sont au fond les principes de conservation du processus social. Ce sont aussi les barrières qui l’empêchent de verser dans le calcul sordide, cynique, technico-rationnel des intérêts. Les hommes sont sauvés par leur part d’enfance qui demeure disponible dans cet enfouissement de la fondation. Il en découle une pensée de l’organicité et de l’interaction sociale qui comprend les moments les plus obscurs comme les parts constitutives et puissamment évolutives de l’assise sociale.
On peut ensuite lire cette notion d’effort, lequel s’est mobilisé sur deux plans. Les actions héroïques du héros appartiennent à la sphère de la représentation. De plus cet effort fuit son agir souterrain, son moment d’outre-tombe et sa descente aux Enfers. Cette descente aux Enfers est le ressaisissement souterrain de toute la puissance d’agir qui s’est manifestée ultimement comme fondation du peuple latin et, après Énée lui-même, de Rome. Machiavel et Vico s’opposent comme une éthique du pouvoir et comme un système de pouvoir.


 13 avril 2011                                                                                                                                                                                             

L'Antiquité à nos portes

Nous traiterons un problème qui a une valeur conclusive, en deux temps : 1° Vico ou le goût de la grandeur, 2° la perpétuation du culte de Jupiter. Vico présente une alternative par rapport à l’interprétation de l’Antiquité par Heidegger. Et la même interprétation proposée par Vico se présente comme une alternative à Nietzsche. Cette conclusion en deux temps se reconstitue ou se synthétise dans un titre général qui en comporte les enjeux : l’Antiquité à nos portes.

Vico ou le goût de la grandeur géante

Nous avons vu la théorie du conatus, qui reste exemplaire d’une traversée du mythique pour arriver à l’humain. Elle révèle quel est l’agir sous-jacent du cogito des Modernes, lequel agir s’agence derrière les représentations formelles de la pensée des hommes.
Nous avons déduit le concept de propriété à partir d’une propriété comme appropriation, dans une grotte primitive, jusqu’aux formes de guerre qu’elle suppose et dont demeure une trace dans l’expression «ma propre victoire». Ceci nous conduit à un droit de propriété reconnu par le système de juridiction de l’État.
S’il y a une métamorphose progressive de l’humain, elle reste enracinée en profondeur dans des pratiques plus archaïques. La différence entre la philosophie du droit de Hegel et celle de Vico est que, chez Hegel, la transition vers des états plus élevés se fait par une série de contradictions dépassées, et par le passage à un universel de plus en plus concret et capable de réconcilier la raison et l’expérience. Tandis que chez Vico ce n’est pas le problème du particulier face à l’universel qui meut la métamorphose, ni un passage d’un universel abstrait à un universel concret, mais le passage du mythe à la raison, de la terreur au droit, de la superstition inégalitaire à la reconnaissance égalitaire. Les passages ne sont pas des contradictions qui se surmontent par la détermination d’une catégorie infinie par rapport à une catégorie finie. Au contraire, chez Vico, le passage se fait par une transition entre des âges, lesquels sont entendus comme une succession de figures d’une histoire éternelle, une structure répétitive qui se retrouvent selon une répétition éternelle.
Il reste qu’il y a des figures de transition entre les termes. Ces transitions d’âge en âge sont celles d’Hercule, qui est l’exemple d’un caractère héroïque transmettant sa puissance à la plèbe par ses auspices et apportant (comme Prométhée) les principes des auspices jupitériens jusque dans les classes plébéiennes. L’autre transition caractéristique est celle de la barbarie de la réflexion : le cycle ré-engendre des formes d’appropriation parfaitement individuelles, ce qui engendre une nouvelle errance des hommes sur la terre au-delà des corps organisés des sociétés ; et ceci conduit les hommes à un affrontement généralisé qui fait signe vers une nouvelle barbarie engendrant un nouveau cycle.

Nous avons lu quelques passages De l’antique sagesse de l’Italie. Et nous avons vu la confrontation du verum factum avec une théologie créationniste. Ceci est essentiel dans la découverte de la critique par Vico du cogito cartésien. Nous avons aussi lu les rapports entre factum et fatum, à la fin de l’ouvrage de 1710.
Pour en revenir au lien entre le conatus de La science nouvelle et celui des points métaphysiques dans De l’antique sagesse de l’Italie, nous prenons en compte une doctrine qui vient conjointement de Vico et Galilée, et qui pour cette raison rend étrange la lecture de l’ouvrage. On trouve chez Galilée une doctrine qui n’a pas été développée par des successeurs, à savoir qu’en réalité les formes finies comme les mouvements des corps semblent d’une façon inexplicable disposer d’une puissance de se mouvoir à l’infini. Les corps en effet ont une trajectoire qui idéalement se prolonge à l’infini en ligne droite. Le problème d’une physique-mathématique est de calculer les angles que font les corps en mouvement par rapport à cette ligne droite idéale le long de laquelle ils se meuvent à l’infini. Mais de même que la loi d’inertie est une abstraction qui permet de fonder la construction d’un repère, l’idée que les corps ont une énergétique infinie pour pouvoir se mouvoir le long de cette ligne infinie est une hypothèse qui est un principe purement théorique permettant de régler d’une façon initiale le problème de la quantité d’énergie dans les rencontres. Chaque rencontre est la tension à l’infini moins le choc qu’un corps rencontre et qui l’oblige à changer sa direction pour bifurquer à gauche ou à droite. Galilée suppose deux réalités qui sont des axiomes, une énergie infinie se mouvant en ligne droite à l’infini. Et de là il déduit la possibilité de calculer chaque position des corps ainsi que leur énergie dans les rencontres qu’ils peuvent faire dans la complexité de la nature.
Vico reprend ces analyses en remarquant que, si l’on prend un événement de la nature, par exemple la rencontre de deux pierres, nous avons un choc fini entre deux entités qui se croisent dans un événement fini (contexte de l’expérience). Mais pourtant ces événements définis ou limites mettent en jeu deux réalités infinies, qui sont la ligne droite et l’énergie pour la parcourir. Vico en vient alors à affirmer qu’il existe un monde phénoménal qui est un monde de rencontres, où il y a des chocs dans des contextes créateurs d’événements déterminés. Mais sur le plan métaphysique sous-jacent il y a l’investissement de forces infinies qui soutiennent ces événements finis.
Ceci se nourrit de la pensée de Galilée, qui montre que le fond de ces présupposés est qu’il y a une quantité égale de celle de l’infini derrière des forces concrètes inégales. Il y a une constante qui est la force inertielle égale sous tous les événements inégaux qui font que dans le choc il y a des réalités qui résistent et d’autres qui sont détruites ou déviées. Sur le mode phénoménal, nous n’étudions que des rapports de violence supposant des rapports d’inégalité. Mais, sur le plan métaphysique, c’est toujours la même force égale qui est à la source de toutes ces rencontres déviantes. Vico nourrit sa réflexion sur le fait qu’il y a, derrière une variété inimaginable de formes finies, un même absolu qui est constitué par le monde de la force, une force absolue égale à elle-même qu’il identifie à un infini métaphysique et à un attribut de Dieu.
Le problème De l’antique sagesse de l’Italie est que cet ouvrage suppose que les anciens Italiens auraient eu la maîtrise de ces paradoxes, et que Galilée est un re-découvreur qui aurait fait revenir la science des Italiens et auraient adapté aux enjeux de la modernité ces paradoxes d’un infini non manifesté et de rencontres finies manifestées. Le point métaphysique a deux visages. En tant qu’il est engagé dans le contexte des chocs terrestres, il est lié à l’économie et l’organisation des aspects phénoménaux. Et en tant que point il est infini et indivisible par son côté métaphysique ; il représente toute l’énergie du monde qui à chaque instant se manifeste.
Ces paradoxes de l’infini ne peuvent pas être expliqués d’une façon linéaire. C’est un partage entre une phase phénoménale et une phase métaphysique qui est l’énergétique pure. Chaque être qui agit, dans les points de la géométrie, dans la matière, dans la conscience humaine, chaque réalité dans la spontanéité mondaine est à la fois la connexion entre infinité individuelle et une finité qui est celle du monde. Telle est la base la plus profonde de ce gigantisme. Tout être est un géant au sens où, en tant qu’il est pris dans l’intersection des événements du monde, il est pris dans la limitation et l’interaction. Mais ici s’engage une énergie qui, si elle n’avait pas d’obstacle, deviendrait infinie comme l’absolu. Il se trouve en chaque être une tendance à l’infinitisation qui ne se réalise jamais car nous ne sommes pas seuls. Tout individu a une puissance en lui qui bénéficie de cette égalité de l’infini absolu, mais ce dernier se trouve limité par l’interaction de la société et de la communauté. Mais nous pouvons imaginer un état du monde où la rencontre d’autrui est moins dense qu’elle ne l’est dans les sociétés modernes. La limitation de la réciprocité serait plus aléatoire, plus retardée, plus espacée. Il en découlerait que l’infini tendrait à croître, à déplier cette force infinie qui est en lui.
Le conatus est une potentialité infinie qui est toujours en mesure de passer les limites de l’interaction phénoménale pour rejoindre un horizon de totalité. L’histoire humaine est celle d’une restriction. Nous sommes au départ des conatus. Les hommes de la terre sont livrés à l’errance, nous sommes alors des pouvoirs plus dilatés que ce que nous serons ensuite. C’est ce que Vico appelle un géant : une force qui tend vers l’infini et qui, par l’éducation et la socialité, va devoir connaître des obstacles qui composeront son mouvement, qui le finitiseront, et obligeront ce géant à voir cet infini dans la totalité des mouvementes et non plus dans son seul mouvement propre. C’est ce qui est mélancolique et susceptible de regrets à l’égard de l’origine. Les êtres de l’origine sont des êtres barbares, mais ils jouissent d’un conatus puissant qui semble ne pas rencontrer aussi souvent que les hommes modernes des occasions de bifurquer de leur trajectoire initiale. Le conatus des géants bifurque devant les réalités naturelles, mais quand il est dans l’absence de réciprocité sociale, il va droit au déploiement de sa force. C’est plus tard seulement qu’il sera obligé de composer son mouvement propre avec celui d’autres hommes dans des effets de communauté qui le feront réduire à taille humaine.
La physique de Galilée sert à théoriser des figures de force auxquelles nous n’avons plus accès aujourd’hui dans la vie sociale. Quelle est la première bifurcation qui fait que la ligne gigantale vient à se composer dans les autres mouvements? À quel instant T un conatus vient à entrer en bifurcation et éprouver sa force contre une force qui résiste à la sienne? L’éclair de Jupiter est le premier moment qui brise l’élan du conatus infini du géant et qui commence à le réduire, à lui donner non pas un déploiement horizontal de sa force, mais à faire entrer cette force dans un travail qui est celui de l’effort. Cet effort est celui par lequel il s’éduque dans la grotte dont il est propriétaire.

À partir de là, nous accédons à la théorie des points qui se trouve dans De l’antique sagesse de l’Italie. Quand Vico dit que le propre d’un point est d’être une substance infinie qui se tient à égalité derrière toute rencontre se faisant dans le monde des corps (qui pourtant sont des rencontres inégales), il place la théorie inertielle à la base de ses réflexions. Et de la même façon nous nous posons une question difficile : dans quelle mesure ce conatus peut-il être harmonisé avec la notion de facere, d’un agir, de ce verum factum qui constitue l’axe de l’épistémologie vichienne?
Quand un élan inertiel se trouve freiné par un obstacle, c’est le moment où la force devient un travail - c’est le moment du facere. Ce dernier n’est pas dans l’infini, mais c’est seulement parce que nous sommes freinés par autrui que nous sommes obligés de nous mettre en effort, de travailler et de construire le monde. Le facere n’est pas originaire, mais il est l’auto-limitation du point métaphysique, la mise en travail de la force quand elle rencontre la limite d’un événement dans le monde. Le facere est une mise en effort ; faire, c’est faire effort.
Ce livre est la science nouvelle d’une physique spirituelle des forces humaines engagées dans la relation sociale. Le but de l'ensemble du livre est de montrer que cette substance infinie qui s’exprime sous chaque mouvement ne se réalise jamais totalement dans un individu, mais dans la totalité de la vie sociale, dans l’orbe civil, où les situations complexes entre les individus créent une hiérarchie des relations de droit en un état de la substance sociale : c’est cette force infinie réalisée dans la multiplicité des interactions entre les individus. Tout homme se croit un monde en naissant, et il devient ce monde dans la relation réciproque avec les altérités dans la totalité organique du social.
Vico appelle cette substance le «nœud herculéen», parce c’est Hercule qui eut la capacité de conduire jusqu’au bout ces conatus pour les composer ensemble. Hercule est ce géant de la fin des géants. Se saisissant de toute la force de tous les géants, il les réduit tous en situation d’effort et les met au service de la substance sociale. Quand nous arrivons à ce basculement ultime, quand toute la force est ramenée à une réciprocité générale, il subsiste encore un mot mythique pour désigner la fin de l’âge des mythes ; une sorte de symbole de force dans la musculature d’Hercule. Toutes les forces du corps d’Hercule reprennent dans cette puissance les forces qui ont été nécessaires à la coordination d’une vie sociale. Dans cette idée de nœud herculéen, Vico conduit le plus loin qui soit possible son projet mythologique. Le dernier auspice est celui d’Hercule, au-delà duquel il n’y a plus de place pour les auspices, mais seulement pour des subjectivités se reconnaissant et qui ne sont jamais satisfaites de leur effort.
Mais, au sein de ce nœud herculéen qui engendre la substance sociale, les individus sont toujours mûs par une substance infinie. Ils ont toujours tendance à transgresser la loi, ils deviennent fourbes et rusés, et font valoir leur force infinie contre celui qui l’a reconnue dans le social. Ceci engendre une barbarie de la réflexion. Le nœud herculéen est puissant pour maîtriser les géants, mais nul n’est jamais assez puissant pour empêcher que les individus ne continuent à comploter contre le corps social et conduisent ce dernier à sa ruine. Le dernier mythe est la conclusion du processus intégral, mais ce nœud n’est pas assez fort pour empêcher que la force infinie ne finisse par éroder la substance sociale et la faire choir dans une désintégration que plus aucun Hercule ne contiendra. La puissance herculéenne cèdera devant l’égoïsme déchaîné des individualités éprouvant leur propre infinité.

Ce processus est suffisamment complexe pour faire naître tout ce que Vico put trouver dans l’histoire antique. Cette Antiquité est tellement bien repensée qu’elle devient une trame pour penser le monde contemporain. Il faut que le verum se réconcilie avec le certum et que les propositions vraies du savoir soient toujours certifiées par le certum. On ne peut pas développer une philosophie qui séparerait le verum et le certum. Il faut au contraire que la vérité se certifie et que les faits se vérifient. Le vrai se certifie et le certain se vérifie. C’est ce qui fait que la métaphysique prend en charge les faits historiques ; et que ceux-ci, dépendant de la métaphysique, lui demandent de les éclaircir.
Le souci théorique général de Vico prend pour laboratoire l’Antiquité. C’est depuis elle qu’il fait sortir ses vérités pour maintenant. Non seulement il se réfère à l’Antiquité pour développer son discours vrai, mais il se fonde surtout sur Rome. Vico développe sur Rome une thèse d’une importance réelle. Il est très difficile de trouver dans des faits historiques quelque chose d’aussi pur que ce que nous lisons dans La science nouvelle. Les structures pures de la succession des âges et les sociétés se présentent souvent comme des morceaux. Rome est la seule société à avoir vécu toutes les étapes de la socialité. Cette ville est le lieu de la certification royale, son seul nom propre est une réponse à l’idée métaphysique. Elle est la seule société qui s’est déroulée lentement et régulièrement pour manifester intégralement toutes les phases de l’évolution humaine.
Vico entre en polémique avec Paris. Paris aurait pu avoir la même ambition, mais la linéarité de l’histoire de France témoigne que cette structure a été précipitée. L’histoire de France contient en son sein une sorte de saut, plus que la variété continue du destin de Rome. Pour comprendre Paris, il faut se placer au Moyen-âge, au moment où se côtoient des savants extraordinaires comme Thomas d’Aquin développant la scolastique, des logiciens qui introduisent un ordre rationnel, l’ensemble du dogme chrétien. La logique est au niveau le plus élevé de l'abstraction que nous trouvons dans les plus grands âges de la Grèce. Et c’est cette même ville qui est entourée de châteaux-forts dans lesquels les seigneurs se font des duels, se battent dans des tournois, vivent de mythologie amoureuse sans rapport avec leur vie réelle, partent en croisade - bref, vivent dans une mythologie intégrale de l’existence. La beauté de la France est ce mélange de chevaleresque au développement le plus sophistiqué, et de l’âge des hommes. On appelle «français» la cristallisation malheureuse entre un désir héroïque et une intelligence à la fois totalement développée et totalement décadente. Ce mélange de grandeur et de décadence forme le caractère absolu des Français, qui sont une société qui n’arrive pas à trancher. Ce peuple se croit tellement chevaleresque qu’il se sent appelé à gouverner le monde selon des valeurs héroïques ; et dès que se développe ce genre de conviction il tombe dans un esprit cartésien, structurel, critique, d’une subtilité affolante, d’une méchanceté illimitée, et haïssant la France avec la même passion qu’il l’adore dans son rôle chevaleresque. La France ne peut pas vivre à cause de la confusion de ces deux âges. Nous sommes des chevaliers ratiocineurs et des raisonneurs mythiques.
Inversement, Rome vit totalement ses âges, sans confusion. Quand elle arrive à l’âge de l’intelligence, au lieu de mêler cette dernière à l’âge de la mythologie, elle opère un choix lui permettant de s’exercer librement, sans latence des mythes. En entrant dans le monde de la rationalité, Rome transforme ses mythes en histoire. Mieux encore, les Romains n’ont pas de mythologie, la leur est l’histoire. Par exemple, Tite-Live ne raconte pas les événements comme des guerres entre les dieux, mais comme des relations historiques. Ce qui fait la maturité de l’intelligence romaine, c’est d’avoir su préférer l’histoire au mythe à l’époque de la rationalité, et donc d’avoir construit une rationalité des origines dans l’histoire. Tacite et Tite-Live sont les auteurs les plus puissants de cette tradition romaine, car ils ont assuré une transition régulière entre l’âge héroïque et l’âge des hommes.
Dans La religion romaine archaïque, Dumézil se pose la même question et propose une hypothèse différente. Certes les Romains n’ont qu’une histoire, mais en réalité les relations décrites dans l’histoire obéissent à un système de dieux extrêmement rigoureux. Une logique des dieux se tient sous les relations historiques. D’où l’idée que la mythologie des Romains, c’est leur histoire. Pour Vico, l’histoire correspond à l’âge des hommes et manifeste la réalité d’une société qui a renoncé à ses mythes pour entrer dans une raison de son histoire. Alors que pour Dumézil l’histoire est structurée comme un mythe.

Cette thèse permet de mettre un terme à la domination d’Athènes. Athènes est comme la France, elle mêle une mythologie débridée avec la plus grande subtilité intellectuelle, et n’a pas le vrai développement que seule Rome accomplit. Athènes domine Rome par le caractère aigu des esprits qui s’y sont développés, mais seule Rome est une humanité complète, le totus homo : l’homme, c’est Rome.
La science nouvelle est un savoir de Rome. Rome est le centre de l’Antiquité, elle est la valeur dont nous devons nous emparer si nous voulons comprendre ce que l’Antiquité a à nous dire. C’est une alternative majeure à Heidegger. Il n’y a chez Vico de nostalgie de la Grèce. À cause du platonisme et de Périclès, jusqu’ici on a vanté la Grèce qui aurait été le pur savoir de l’Antiquité ; et qui aurait frappé les concepts grecs dans une sorte d’ouverture maximale à la question de l’être. La question de l’être serait le fruit direct de la présence d’une lumière initiale à Athènes. Tandis que Rome serait la chute de cette pure culture dans une civilisation bigarrée, métissée, de masse. Rome aurait alourdi l’intelligence grecque par sa langue faite pour les lois. L’exemple est le passage de l’ousia à la substantia. L’ousia est ce mot majeur dans lequel résonne le mot on ; alors que dans substantia ne résonne plus rien du mot être. Pour Heidegger, la chute dans l’inauthentique se trouve amorcée dans cette perte de l’être au profit du support - et encore cette chute de la différence de l’être et de l’étant vient de la distinction de la forme et de la matière. Le couple matière / forme est la version caricaturale d’une philosophie de la substance qui a tout perdu de son ousia. Heidegger reprend ce cheminement à Hölderlin, qui a placé toute son œuvre de poète et d’écrivain sous la lumière de la Grèce. Son roman Hyperion est un amour pour Diotime, qui fait signe vers celle du Banquet de Platon.
Vico trouve qu’il s’agit de pensées pour les Français, qui croient justement à cette association entre l’intelligence et le mythe. Or il faut se démettre de l’idéologie hellénique, et l’auteur défend la notion latine contre celle hellénique. Il propose une chance latine à une humanité enfermée dans des valeurs grecques. Ce qui importe dans une civilisation, ce n’est pas son éclat, mais sa régularité ; non ses chances, mais la continuité du conatus qui s’y déploie. Dans ces combles de l’intelligence que l’on voit à Athènes, le conatus ne trouve pas d’obstacle, donc il ne bifurque pas, ne se compose pas et n’entre pas dans la richesse et la substance civile. Or pour Vico un individu est intéressant par le nombre de bifurcations qu’il subit. Si elle est moins linéaire, la trajectoire de Rome est plus composée et plus diversifiée. Elle est la variété même dans son indivisibilité. La pensée grecque est trop linéaire ; seule la pensée romaine est capable de rassembler les compositions de tous les mouvements qui font sa capacité à résister.
La barbarie de la réflexion est venue plus vite à Athènes qu’à Rome. La complexité de Rome a plus résisté qu’Athènes, qui a explosé dans des révolutions et des soumissions. Le type de la faiblesse française est la drôle de guerre : le pays le plus puissant militairement s’effondre face à une puissance régulière qui vient peser contre lui. C’est une défaite qui révèle un manque d’essentialité politique. Vico n’oublie pas la chute de Rome devant Attila, mais il manifeste cette constance de Rome que sont le Vatican et le pouvoir pontifical qui se perpétue. Si l’on compose Rome avec l’autorité pontificale, cette ville est la plus grande force de l’histoire humaine car, ayant subi des dégradations majeures, elle reste une puissance remuant depuis le centre romain.

Cette théorie de la complétude de Rome (l’humanité, c’est Rome) devient un principe d’évaluation. Nous plaidons pour un regard nouveau sur l’Italie. Les gens sont souvent surpris les découvertes qu’ils feront en voyageant, mais sont déçus de ne pas trouver dans ce séjour des philosophies qui les combleraient au même titre que ce qu’ils trouvent à Paris. C’est une analyse de touristes pressés que l’on doit interroger. Nous posons la question de ce qu’est cette jouissance. Ce n’est pas une satisfaction sensuelle, mais une réconciliation avec soi-même. Au lieu de briller comme jadis brillaient les intellectuels français, l’Italie est l’émergence d’un sens millénaire qui ne se fait pas remarquer et qui se distingue de la Grèce ou de la France. C’est l’immanence du sens. Ce dernier se croise avec la civilisation, habite des gestes dont le seul café est un signe véridique.
La Grèce s’est dévastée elle-même par son intelligence. On n’y voit que ruine et désertification ; cette intelligence a dévoré le pays. Alors que l’italien et les ruines sont réaménagés par des reconstructions ; la ruine à Rome est recomposée avec de nouvelles initiatives. Le culte du champ de ruines cède place à un réinvestissement permanent de la ruine dans une nouvelle création des hypothèses qu’elle offre. Le marbre grec reproduit un éclat de la lumière, qui semble en rupture avec son contexte environnant et qui ne vaut que par cette rupture. Mais ces objets en marbre sont conduits à se briser, les plaques de marbre deviennent des éléments aigus, un champ de ruines.
Alors que la brique de Rome est le lieu où l’on peut construire des bricolages. La saisie d’une ruine est un moyen de réinvestir cet argile de terre cuite. Petit élément par petit élément, on soutient la forme de la brique, on lui donne une nouvelle chance. On la réinvestit dans une autre architecture se basant sur le premier fond de brique, on en vient à construire autre chose. On fait du temple une église ; ou l’arc qui s’écoule devient un viaduc. D’autre part, dans la lumière, la brique se comporte d’une façon différente du marbre. Le marbre reçoit une lumière verticale qui lui donne une forme de déviance qui traverse l’œil, et qui le conduit à l’état d’éblouissement ou d’enfouissement dans l’ombre. Par rapport à cet éclat binaire, la brique romaine est sensible au velouté de la lumière. Elle passe des teintes violettes du matin au jaune du midi, pour devenir pourpres et somptueuses dans le coucher de soleil. La philosophie de Vico est un agencement de terre cuite qui accueille toutes les lumières. Elle ne se tient pas dans l’opposition binaire entre le blanc et le noir qui le propre des marbres.

Si nous prenons cette voie, il y a une sorte de bonne nouvelle latente chez Vico. Quand bien même la philosophie serait terminée dans se version grecques, elle peut connaître un nouveau regard et un nouvel accompagnement de la pensée latine, essayer de discerner où se trouve la génialité latine qui ne se donne pas d’une façon aussi simple à cueillir que la Grèce - quoique cette génialité soit à approfondir.
Cicéron est l’exemple de cette génialité latine et de cette chance philosophique. Si l’on donne sa chance à Rome, nous pouvons croire que l’Antiquité nous somme à renaître à partir de Rome. Mais quel en est l’accès? C’est à cela que sert Vico. Si la question de la latinité se pose et si je comprends que je suis ouvert à la Grèce car j’en ai connu la voie royale, quelle est la voie d’accès que je définis pour réveiller l’Antiquité latine? Vico a prononcé la formule qui dénoue ce problème. Le vrai est le fait, et alors l’ensemble des perspectives se déploient.
De l’antique sagesse de l’Italie livre les clés pour l’herméneutique latine. On donne une phrase par la pensée qui doit se libérer de l’idéalité du vrai pour entrer dans son actualité - malgré Dante et Michel-Ange. Il revient à Vico d’avoir sonné l’heure du réveil du commencement de l’Italie dans la pensée pour les Modernes. Il trouve l’accès à ce continent. Tout lecteur de Vico ne se laisse pas enthousiasmer par l’idéalité platonicienne, ne maîtrise pas la substantialité du monde, mais se demande comment une autre histoire de l’intelligence est possible. Si je veux entrer dans cet auteur dans l’intelligence, je dois commencer par la superstition, par la question des auspices. Si je n’ai pas résolu le problème de la divination, je ne résoudrai jamais ni le problème de la politique, ni celui de la métaphysique.
C’est ce sur quoi Cicéron insiste. Le De divinatione est la porte d’entrée dans son corpus philosophique. Lire Cicéron sans connaître Vico conduit au jugement sceptique autour de Cicéron. C’est Vico qui nous fait entrer dans la profondeur et la vérité de Cicéron. On renvoie à Aïus Loquens, le dieu qui parle. Il est à la base de la pensée romaine et enregistre l’émergence d’une parole latine par rapport à l’oracle grec.

Si on se saisit ensemble de Rome et d’Athènes, on a accès à la latinité. Il en découle une thèse générale : travailler l’Antiquité, ce n’est ni succomber à un voir antérieur, ni faire de l’archéologie. Mais l’Antiquité nous hante de deux façons : par son étrangeté et par sa proximité, elle est utile à cause de ces deux dimensions.
Il est tentant de regarder notre propre destin dans les crises de l’Antiquité. La fin de l’Empire romain a toujours été l’un des moyens de comprendre le destin de l’Occident dans son ensemble. Le thème de la chute de Rome et celui de la conversion des Romains au christianisme (le christianisme à ses origines, sa progressive romanisation et sa progressive montée dans les sphères du pouvoir, ses responsabilités impériales) sont des éléments qui, mêlés aussi aux migrations des populations, sont des éléments essentiels pour comprendre l’Antiquité. Et, sans tomber dans le ricorso, cette propriété de l’Antiquité nous laisse penser qu’il y a des spirales, un cercle qui revient par un même axe. Les événements politiques que nous vivons renvoient à l’Antiquité. Les rapports entre les rives nord et sud de la Méditerranée ont été constitués par la culture antique. À cet égard, la figure terminale de l’Antiquité est notre actualité et notre futur. Il est urgent de lire les sagesses antiques. De nouvelles traductions de Cicéron surgissent, ainsi que des intérêts pour les sociétés et le commerce, pour les formes d’échanges propres à l’Antiquité. L’art des villas fascine, nous cherchons les loisirs que nous partageons avec les Romains. Bref : sonder l’Antiquité pour comprendre la postmodernité. Mais cette Antiquité doit marcher sur ses deux jambes. Les questions du verum factum, des auspices et du conatus nous ouvrent la voie romaine.
Inversement, l’Antiquité nous attire par son étrangeté. Nous oscillons en Modernité entre les figures d’un christianisme hostile au polythéisme et donc hostile à toutes formes de rapport magiques avec les éléments. Nous voulons des sacrements et non des magies, une foi et non des croyances, des hommes et pas des esclaves. Mais il demeure aussi une piété antique. Dans une ligne antique, le dernier mot de Vico est : si tu veux être sage, il faut être pieux. Il faut des rites, des superstitions, un respect excessif des anciennes pratiques liées au culte de la terre.
Toutes ces choses semblent peu orientées vers le projet d’une abstraction intégrale, dans la lutte de la ville. Les Anciens nous semblent à la fois abjects et païens, vieux jeu, pieux, lents, attachés à une ritualité du monde qui ne correspond pas à la pratique contemporaine. L’Antiquité est toujours trop : trop transgressive (jeux du cirque), trop lente. Elle ne semble pas entrer dans les canons de l’homme moderne.
Devant ces «trop», il y a à tout le moins une valeur qui nous interroge et dont Vico regorge. L’Antiquité a les mêmes pratiques et les mêmes vices que nous, avec l’introduction d’une exigence de grandeur. On lui reproche d’avoir pris sur un plan littéral la grandeur, de l’avoir quantifiée. Ce mécanisme de projection dans l’espace d’un problème moral de la vertu (ou des vertus) des Anciens est trop facile - même si notre plus grand peintre (Poussin) a peint de tels géants d’une façon exceptionnelle. Donc il faut mettre de côté le géant.

Mais essayons de comprendre que, dans cette évaluation du gigantisme, il y a chez Vico la suite de sa critique du cartésianisme. Étant fondés sur le cogito, les cartésiens nous fondent dans l’élément de sa représentation. La critique vichienne du cogito désigne un conatus intérieur et un agir latent dont la présence ne peut pas être une forme significative.
Cette évaluation d’une action latente est le gigantisme profond de Vico. Nous sommes des hommes qui avons toujours une grandeur cachée en nous qui veut s’exprimer et qui pourtant trouve à se décevoir. L’image que l’on prend est celle des Esclaves de Michel-Ange : un objet vichien qui signifie que c’est la force du verum factum antique contenue par l’ordre chrétien. Nous sommes des géants de Michel-Ange, la vie sociale nous tient dans un marbre. Elle nous enchaîne et nous sommes nés d’une force énorme qui ne trouvera jamais à s’exprimer et qui constitue notre conatus profond.


Cette torture d’une force contenue par le marbre est une sorte de naissance avortée. C’est un bon schème de l’homme moderne. En sculptant cette musculature contenue ou embarrassée qu’on trouve dans les marbres et le plafond de la chapelle Sixtine, Michel-Ange anticipa le sujet vichien contre Descartes et contre la souffrance moderne. Michel-Ange montre une force en excès par rapport à ce qui nous est réservé. La vie sociale est insupportable car on ne nous demande jamais assez - alors que nous étions nés par un conatus infini. Michel-Ange a été capable de donner des objets qui anticipent la figure de l’homme vichien, et il a eu cette chance de présenter les raisons pour lesquelles il est fort. Cette force n’est pas celle de la production, mais de la puissance créatrice. C’est la capacité à laisser des traces, et non l’activisme moderne.

On oppose à ceci la volonté de Heidegger de concentrer ou de redéfinir toute grandeur à partir de l’être. C’est un appel de la grandeur qui ne se gagne que dans l’authenticité, et cette dernière se gagne dans la capacité du Dasein à poser la question de l’être. Il n’y a qu’une capacité de l’être qui se caractérise par la capacité à donner la différence possible entre l’être et l’étant. Heidegger est sous l’autorité de la Grèce.
Tandis que le message que nous adresse Vico est de ne pas confier l’évaluation de l’humanité exclusivement à la question de l’être. Au fond, il est vraisemblable que la question de Rome importe plus à Vico que celle de l’être, car la question de Rome est celle de l’homme. Vico est davantage troublé par la question de l’homme que par celle de l’être. Pour lui l’homme vient de humus, la terre.
En posant la question de l’homme, on pose celle plus radicale de notre rapport avec la nature. C’est l’essence de l’humanisme antique et romain - ce qui fait signe vers Virgile. La voie romaine met en place la question de la nature, non en vue de l’idée d’une question écologique d’une nature pure et désertique d’hommes. En revanche la question est celle de la relation à la nature - alors que Heidegger ne parle que de relation à l’être.
Il faudrait reprendre les questions de Heidegger sur la tonalité d’un rapport à l’être ; et questionner la tonalité d’un rapport à la nature. Le verum factum est une voie commune qui nous engage à développer un langage avec une nature. Dans cette nouvelle évaluation de la nature, dans ce recentrement de la métaphysique sur la nature, il faut revenir à Jupiter, qui a peut-être quelque chose à nous dire sur une relation privilégiée à la nature. Quand Heidegger reprend le vers «seul un Dieu peut nous sauver», nous rapprochons ceci d’un enseignement de Vico. Ce dieu n’est pas Jésus Christ mais requiert un rapport renouvelé à Jupiter.



15 avril 2011                                                                                                                                                                                              

La perpétuation du culte de Jupiter

Vico nous engage à un dialogue renouvelé avec l'Antiquité, à condition que nous disposions de clés adaptées à cette entreprise. Cette clé capitale est l'émergence d'un critère de vérité nouveau. Ce n'est plus la vérité comme contemplation mais comme résultat d'un faire, qui devient une critique ou une modification radicale du cogito cartésien, mais sans renoncer à l'ambition de créer un savoir intégral (une mathesis) d'un savoir. Chez Vico, ce dernier prend le visage d'une encyclopédie des sciences humaines.
Vico et la pensée latine constituent une alternative à Hölderlin. Le geste de Heidegger pourrait être répété sur la base d'une mémoire latine parce que la rationalité de Rome, loin d'être pensée comme une décadence de l'institution grecque, a pour elle une forme de complétude de la remémoration de l'Antiquité. Son caractère encyclopédique réel lui permet de poser en des termes nouveaux la question de ce qu'est l'homme.
Il est un être en proie, un être jeté qui, au lieu de chercher une authenticité dans la question de l'être, cherche à se construire à partir d'un conatus. Ce dernier se construit comme liberté à partir du développement d'une mythologie intégrale répondant à son être dans le monde comme angoisse du futur (qui n'est pas sans rappeler la Sorge de Heidegger). Ainsi, nous disposons d'une sorte d'ontologie fondamentale dont l'axe cardinal n'est pas le souci mais la superstition. Et, pour filer la comparaison avec Heidegger, nous nous situons dans un monde qui n'est pas un horizon, mais plutôt un espace auspicial. Son principe organisateur n'est pas tant celui de la question posée à l'histoire de la métaphysique qu'une interrogation portée aux dieux sur le sens du monde à venir.
Ainsi, nous plaidons pour cette autre considération de l'ontologie, pour cet autre enracinement de l'ontologie fondamentale que représente Vico - même si cette tentative a été accomplie par l'idéalisme italien à travers les figures de Croce et Gentile.
Nous avons une sorte d’ontologie fondamentale dont l’axe cardinal n’est pas le souci, mais la superstition. Nous nous situons dans un monde qui n’est pas un horizon, mais plutôt un espace auspicial. Au fond, le principe organisateur n’est pas tant une question posée à l’histoire de la métaphysique qu’une interrogation portée par les dieux sur le sens du monde à venir. Nous plaidons pour une autre considération de l’ontologie, pour cet autre enracinement de l’ontologie fondamentale que repère Vico - même si cette tentative a été accomplie par l’idéalisme italien, à travers les figures de Croce et Gentile.
Ces auteurs s’aperçurent de l’importance historique de Vico et se proposèrent d’établir de nouvelles éditions. Comme l’indique le nom de leur philosophie, ils voulaient une sorte de nouvel Hegel. Ils étaient plus en dialogue avec Hegel qu’avec Heidegger. Leur propos fut de montrer que, à leurs yeux, la vraie rupture instaurée par Vico est double. D’une part, contre Descartes, il renonce à une science de la nature au profit d’une science de l’esprit. Vico anticiperait la coupure entre les sciences de la nature et celles de l’esprit. Sa force est d’inventer une herméneutique de l’esprit qui se déploie dans l’humanité et cherche à se retrouver lui-même dans une société juste et harmonieuse. Pour les idéalistes italiens, ceci ne se peut qu’à partir d’une dissolution progressive de toutes les concrétions culturelles qui auraient ralenti cet approfondissement de l’esprit par lui-même.
Ils retiennent deux formules de Vico : son œuvre comme métaphysique de l’esprit humain, et le fait qu’elle est conduite par l’unité de l’esprit. Ces deux propos sont réinterprétés en faveur d’un spiritualisme généralisé, en ne prenant pas garde que Vico parle de métaphysique de l’esprit humain et non de l’esprit universel. Ils en font une philosophie générale qui devient une philosophie générale de l’histoire dans laquelle l’esprit se libère. C’est pourquoi leur philosophie affirme que toute pensée humaine doit être résolue dans la vie de l’esprit, laquelle se vit au sein d’une concrétude historique. On a parlé d’historicisme, à savoir une philosophie qui estime que le fait de l’esprit est de libérer de toute valeur transcendante issue soit platonisme soit du christianisme porteur d’une théorie des idée divines. Ils estiment que seule l’autonomie de l’esprit dans l’histoire est le sens universel de la philosophie.
C’est une composition entre Hegel et Marx, au sens d’un mouvement de l’esprit qui s’accomplit au détriment de toute réalité métaphysique qui prétendrait résister au courus dissout de l’histoire. Chez Hegel, il y a bien un automouvement de l’esprit dissolvant les catégories finies, mais ceci se fait au nom de l’infini. Or pour Vico il faut une métaphysique de l’esprit humain, qui n’est pas infini. Le mouvement de Vico concerne la finitude. La thèse de Croce ou Gentile selon laquelle le pouvoir de l’esprit se développe dans l’histoire est un contre-sens envers Vico.
La seconde grande erreur est que, pour Hegel, les catégories se fluidifient parce qu’elles sont reprises et réfléchies dans la logique. L’œuvre de Hegel a pour sens de montrer que, dans sa totalité pensée, l’histoire n’est qu’une parole logique dans sa dialectique. L’hégélianisme est une pensée du logos dans son caractère totalisant et encyclopédique. L’œuvre s’achève dans une récapitulation de l’histoire dans une logique. Or, dans le spiritualisme italien, cette dimension logique disparaît. Il demeure une logique : non une logique du concept, mais de l’histoire. Elle montre qu’il y a des phases de l’histoire, et qu’il n’y a de logique que concrète.
Ce triomphe de l’histoire conduit au triomphe du marxisme. L’historisme reste vivant, mais l’idée que l’esprit est le moteur disparaît au profit d’un retour à l’esprit fini. Le moteur devient les forces productrices et les forces sociales. Vico est un auteur plutôt réactionnaire dans sa volonté de maintenir une métaphysique de l’âge des Lumières. Mais il devient le symbole d’une libération de l’esprit et des forces sociales, ce qui en fait un auteur à la mode tant que le marxisme est développé en Italie. Or ce n’est pas le sens de l’œuvre, et Vico est oublié à cause de la fatigue du marxisme.
Cette insistance sur l’automouvement de l’esprit n’a aucun sens dès lors qu’il ne se définit pas à partir de la puissance mythologique qui le constitue. L’erreur du spiritualisme italien est de prendre la mythologique comme un moyen ; sans voir que c’est le processus mythologique qui est à l’œuvre et qui constitue les vraies catégories concrètes de l’esprit. C’est une pensée non sociologique mais mythique. Elle exprime des rapports de société, mais ils ne trouvent leur signification qu’à travers des genres fantastiques que sont les unités de signification mythologique.
Vico serait plus proche de Lévi-Strauss que de l’idéalisme italien, d’une philosophie de la mythologie que d’une théorie de l’historisme. Cette lutte contre l’historisme aura son penchant en Allemagne, par exemple avec Dilthey, qui fut à la fois le maître et l’ennemi juré de Heidegger. Ce dernier discute sur la destination historique de l’homme et sur l’historicisme. Sein und Zeit est une critique de l’historisme qui montre que ce n’est pas l’histoire qui a engendré la métaphysique de l’être. Mais c’est dans l’être que l’on parvient à une dimension historique. L’être est historique, mais le principe qui soutient les phases historiques est la façon dont l’homme est en relation avec l’être. L’entreprise de Heidegger est une critique de l’historisme. En ceci il nous libère de ce qu’est devenu l’historisme aujourd’hui, à savoir une histoire relativiste, pour laquelle il n’existe que des contextes qui tous se valent. Il n’y aurait plus qu’à produire dans ces contextes sociaux et équivalents une archéologie des intérêts ayant mû les configurations historiques.
Foucault, voyant la pente que prenait son archéologie du savoir, tenta de redonner une dimension éthique à son historisme dans Le souci de soi, où il tente de conjuguer une enquête historique et un mot d’ordre éthique qui ne consiste pas en ce que l’esprit se veuille soi-même, mais se soucie de soi-même.

Tout ceci s’oppose à la ligne que Lévi-Strauss incarne et qui tente de produire une science des mythologies. Loin de se dissoudre dans l’esprit universel, elles sont des unités de sens qui se combinent comme une langue ou avec les mêmes enchaînements qu’une musique. Il y a une certitude musicale de la mythologie, et Vico appartient à la fondation de ce jugement sur la mythologie. Il y aurait trois étapes : Vico comme instaurateur dans La science nouvelle, puis l’idéalisme allemand qui se trouve qualifié par Le plus ancien programme de l'idéalisme allemand.
Il s’agit pour l’idéalisme allemand de produire une nouvelle mythologie qui sera le dépassement de la métaphysique elle-même. Cette mythologie ne sera plus opposée à la raison métaphysique, mais en réconciliation avec elle. C’est une philosophie de la mythologie comme création d’une nouvelle métaphysique de la raison. Seul Hölderlin commence à réaliser ce programme, tandis que Schelling et Hegel le mentionnent seulement. Ce programme traverse leurs œuvres même si elles ne s'achèvent pas, contrairement à Hölderlin, sur un projet mythologique.
Après cet élan, Wagner porte la conclusion de ce projet en produisant une mythologie très rigoureuse. Son œuvre est découpée en mythèmes (unités de signification mythique associées à un motif musical). Chaque mythème a un motif musical ; et la composition musicale consiste à entrelacer les motifs qui correspondent à ces mythèmes. Cette technique permet de faire une musique qui porte une sorte de contre-point des motifs correspondant à des mythèmes.
Dans L’homme nu, Lévi-Strauss montre que c’est Wagner qui inventa la bonne technique. La décomposition en mythèmes permet de comprendre les mythes, et la restauration de leur ordre passe par une théorie permettant de placer les éléments que l’on articule les uns aux autres comme dans un discours musical.
Malheureusement, ces hautes spéculations connaissent un déclin au début du vingtième siècle. Car le positivisme a commencé à se manifester, et, à l’instar de Muller, on chercha des bases concrètes à l’activité mythologique. Cette nouvelle anthropologie sur les mythes les considère comme liés à un culte solaire. Les mythes seraient en leur base des transcriptions d’activités agraires et agricoles. L’objet des positivistes est de montrer les structures de culture agraire qui se trouvent impliquées dans les mythes et de déchiffrer cette dimension agricole et naturaliste de la mythologie.

On était parti dans quelque chose de simpliste jusqu’à ce qu’un auteur majeur français : Dumézil, suive une formation en linguistique et étudie les règles de transformation des motifs de la sémantique dans la langue. Il s’est aperçu alors que la loi de transformation des racines pouvait s’appliquer aussi à la loi de transformation des mythes. Il existe donc une syntaxe des mythes. Elle permet de fonder une science générale des mythes qui ne retombe pas dans le référentiel agraire. Mais cette science montre qu’une logique pure est à l’œuvre dans les mythes.
Dumézil a trouvé la syntaxe des mythologies indo-européennes : la trifonctionnalité présente une interprétation logicisée de la mythologie. Les mythes de la sphère indo-européenne ont tous une structure à trois étages. Les hommes y sont classifiés à partir de trois fonctions : la prêtrise, la fonction de guerre (gardiens) et la fonction de production agricole ou artisanale. On peut interpréter la totalité des représentations de ces civilisations à partir de la méthode et de la logique de la trifonctionnalité.
Cette doctrine a été portée à sa perfection par Lévis-Strauss qui l’a appliquée au monde amérindien, aux mythes du Pérou jusqu’à ceux du nord de l’Amérique. Ce n’est alors plus une trifonctionnalité, mais des structures de mariages, des structures anthropologiques de la parenté, des langages par les fleurs d’une rigueur exemplaire. Ceci l’a introduit à forger le concept de pensée sauvage. Les mythologies sont aussi rationnelles que les mathématiques de la société moderne, sauf qu’elles s’expriment avec des fleurs, des racines et des cailloux. Ceci donne lieu à des démonstrations de constitution du monde aussi rigoureuses que nos cosmos. La pensée sauvage possède son autonomie. Il n’y a aucun droit de parler d’un primitivisme des sauvages, comme Lévi-Bruhl qui interprétait un esprit primitif sans reconnaître la puissance constitutive de la logique.
L’œuvre de Lévi-Strauss est plus difficile que celle de Dumézil. De par sa constitution par la linguistique ou la musique, le projet de Lévi-Strauss est plus scientifique. Il s’agit de montrer qu’il y a des structures dans les mythes, mais sans en considérer une logique métaphysique ou une considération sur le sens du monde. Lévi-Strauss a une pensée pessimiste et scientifique de l’avenir. La pensée sauvage aura peut-être le dernier mot. Nous en sommes arrivés à une nouvelle mythologie, les derniers forts de la science vont reconstituer une thèse mythique sur le monde. Le monde s’use, il est marqué par un caractère anthropique et il est destiné à périr dans une asphyxie généralisée à cause de la surpopulation. Nous sommes conduits à un désenchantement croissant du monde, à une autodestruction croissante sur une sphère trop petite pour y vivre (Tristes tropiques).
Cette conception du déclin est confortable, ce qui diffère du projet heideggérien qui consiste à garder la place d’un combat pour le sens de la vie dans la question de l’être. Comme la question de l’être est ce qui permet de dominer l’histoire, il reste dans le dialogue des hommes avec l’être un espace de recréation et de liberté qui échappe à la conception déclinante de Lévi-Strauss. La question de l’être est marquée par une perte progressive du sens de l’être. L’humanité se trouve dominée par la technique universelle. Mais même dans cette conception de la technique universelle et de l’arraisonnement de l’être, il reste qu’il existe une sorte de vocation éternelle de l’homme de passer par la question de l’être.
Heidegger finit son œuvre par des mythes. La seule pensée qui reste possible est l’entrée dans une médiation du quadriparti, qui consiste à dire qu’il y a quatre parties du monde : l’homme, la terre, les dieux et le ciel. Ces quatre termes pivotent et jouent dans une sorte de déplacements et de combinaisons qui sont les derniers espaces de la pensée de l’homme. Le quadriparti est un platonisme ultime ou tardif de Heidegger dans la dernière partie de son œuvre.

Arrivés à ce point, nous revenons à Vico. Il propose une voie particulière qui marque la coordination entre Heidegger et Lévi-Strauss. Il maintient une interrogation sur le sens de la vie et d’une interrogation éternelle de l’homme : qu’est-ce que le futur? Qu’est-ce que notre rapport à l’avenir? Vico intervient à l’intérieur de mythèmes qui constituent le dispositif de toutes les significations possibles de l’homme sur la terre.
Son œuvre ultime ne tourne pas vers le quadriparti, mais permet une nouvelle évaluation de ce que Jupiter signifie pour nous. Jupiter semble avoir un retard historique réel et semble être le comble de la superstition bornée des Romains. À cause de ses amours, il n’a pas bonne réputation - bien moins de Yahvé. On a l’impression d’avoir affaire à un tyran débauché.
Mais Jupiter, qui régnait sur Lyon avec Mercure, a néanmoins des avantages. Le premier est de ne pas avoir créé l’univers.
Puis il est à la fois homme et bête en permanence. Il répond à un berger qui veut le voir que c’est impossible sinon il le détruirait. Mais le berger insiste ; Jupiter prend la tête d’un bélier et lui apparaît sous cette forme. C’est un monde qui ne coupe pas l’humain de l’animal et qui peut donner lieu à l’apparition des dieux avec des têtes animales (ce qui explique pourquoi le dieu peut tomber amoureux d’une belle vache). Il y a un dialogue entre la bête et l’homme ; ceux qui vivent avec des animaux sont fascinés par leur regard. Ces animaux sont plus limités que nous (ils n’ont pas de main) ; mais inversement ils ont une façon de regarder et d’entrer dans une méditation en eux-mêmes, de rêver le monde, qui est l’un des visages du divin. La recherche du dieu va aussi bien dans le sens animalier qu’interhumain.
Le défaut de cette voie est de vanter un retour à Muller, mais il y a une autre façon de procéder. C’est interroger les noms de Jupiter, qui en possède une multitude dans l’Antiquité (ce qui culmine à Alexandrie). On va retenir trois noms, que Vico examine et qui sont l’objet d’une méditation de sa part : Jupiter stator ou fermenter, Jupiter Amon ou amonien, Jupiter optimus maximus. L’une des forces de Vico est de rendre sympathique et profond le visage de Jupiter. Il nous donne une sorte de présence qui n’aurait jamais quitté les Italiens d’un respect pour ce que Jupiter représentait.
Jupiter stator veut dire que Jupiter était prié par les Anciens parce que sa fonction première était d’arrêter les troupes quand elles étaient saisies par une terreur, donner une borne aux propriétés, empêcher que le monde ne sombre (comme il le fera ensuite en Modernité). Vico s’intéresse à ce Jupiter stator. La plus grande fonction de Jupiter est d’avoir arrêté par la foudre l’errance bestiale des hommes sur la surface de la terre. La foudre est le moment où Jupiter foudroie les géants et les oblige à se protéger dans les grottes de la terre. Cette fonction de stabilisation du monde entre dans la généalogie de la mythologie vichienne. Vico retrouve dans sa propre mythologie un sens à cette puissance d’arrêt qui caractérise la puissance de Jupiter.
Jupiter Amon vient d’Égypte et est introduit à Rome. Il semble vouloir dire en égyptien «Jupiter le caché». Une ville lui est dédiée. C’est l’idée d’un secret divin, qui se cache, qui ne se donne pas seulement des fins providentielles et qui n’a pas de nom, pas d’autre visage que ces masques qui ne laissent entrevoir du divin que des signes. C’est un dieu qui ne se révèle pas, un dieu anhistorique, ineffable, apophatique. On ne le peut nommer que par ses significations. Tous ces noms sont autant de masques qui donnent accès à un attribut divin et le cachent. Telle est la profondeur antique et la vérité du polythéisme. Les Anciens avaient un sens profond du caractère caché de Dieu. Comme ce dernier était inaccessible, il ne pouvait être saisi que par un visage successif, donc par des dieux. Jupiter Amon indique la racine du polythéisme, qui est une expérience de la puissance mystérieuse du divin. C’est un excès du divin qui ne peut pas se dire dans un récit qui lui serait approprié. Il n’y a alors pas de peuple élu, chacun est élu par le dieu qu’il rencontre, chaque région du monde a sa propre élection. Nous retrouvons la théorie des dieux ethnarques dont la vocation est de protéger les hommes. Des divinités locales protègent mon champ et ma famille, qui protègent telle ville, telle région et tel empire. L’anthropomorphisme des dieux antiques est le signe de leur inaccessibilité ou de leur invisibilité. Ce réensemencement de Jupiter trouve un prolongement chez Rabelais.
Jupiter optimus maximus est celui qui veut dire «le meilleur». C’est le plus parfait et le plus grand. Ceci pourrait convenir à Yahvé par sa capacité à être au sommet de l’être et à être le principe de la perfection dans la pensée métaphysique. Mais Vico nous rend attentifs à ce que cette optimalité de Jupiter n’est pas tant à entendre sur le plan ontologique que sociologique, météorologique et climatique. Étant un dieu qui foudroie, Jupiter vit dans l’esprit de ceux qui y croient. Il n’est pas tant au sommet du cosmos que dans la région nuageuse qui couvre la terre les jours d’orage. Ce culte correspond à une époque où il n’y avait rien de plus haut que les nuages et la vue du ciel depuis la terre. Le phénomène terrestre concentre la profondeur de l’espace. Pour Vico il faut revenir à la véritable dimension mythologique, ce que l’on peut faire si on part du Platon et du Cratyle.

Pour toutes ces raisons, nous commençons à raisonner sur le droit, qui, en latin, était dit ius, contraction de l’ancien Ious, à partir du point le plus ancien de tous les temps, qui est le moment où naquit dans l’esprit des gentes l’idée de Jupiter. En quoi les Grecs s’accordent à merveille avec les Latins : Platon observe en effet, pour notre plus grand plaisir, dans le Cratyle, que primitivement le droit se disait chez eux diaion, ce qui signifie discurrens [ce qui court partout] ou permanans [ce qui se répand], et qu’ensuite, pour des raisons d’euphonie, ils auraient prononcé dikaion. Cette origine philosophique a été introduite par Platon lui-même, qui, avec une mythologie érudite, fait de Jupiter l’éther qui pénètre et se répand en toute chose ; mais l’origine historique vient de Jupiter lui-même, que les Grecs appelaient aussi Dios, d’où vient l’expression latine sub dio, qui, de la même façon que sub Iove, veut dire «à ciel ouvert». C’est à partir de là que nous commençons à raisonner sur le droit, qui fut divin à sa naissance, au sens propre où en parlait la divination ou science des auspices de Jupiter, qui étaient les choses divines avec lesquelles les nations réglaient toutes les choses humaines, ces deux sortes de choses formant ensemble le sujet adéquat de la jurisprudence. Ainsi, nous commençons à raisonner sur le droit naturel en partant de l’idée de la providence divine, qui est née en même temps que naissait l’idée de droit. Le droit, en effet, d’une manière que nous avons étudiée auparavant, a commencé naturellement à être observé par les fondateurs des gentes proprement dites, celles de l’espèce la plus ancienne, qui furent appelées les gentes maiores, et dont Jupiter fut le premier Dieu.
La science nouvelle, §398

Le nom de Jupiter vient de jus, qui veut dire «justice». «Dios» ou «deus» veut dire «la lumière de la clairière». Le droit n’est que la fulguration de l’éclaircie qui ouvre la clairière. Cette dernière n’est pas d’abord un lieu de production agraire, mais celui où l’on voit les auspices. C’est un lieu d’effraction de la forêt par la foudre pour voir les auspices - c’est pourquoi il y a le droit. L’ouverture de la clairière dégage le ciel qui permet de comprendre le partage juridique créé par les auspices. On rapporte aujourd’hui dios et deus à dies (le jour). Vico a rencontré la même chose, qui permet de concevoir Jupiter comme la divinité qui donne le jour, qui partage le jour et la nuit.
Optimus maximus ne parle pas d’un dieu créateur, ou provident, ou parfait - ce qui est le propre de la tradition platonicienne et biblique. Mais c’est un dieu qui fait surgir en nous l’exigence de lumière et de justice. Ce n’est que par la suite que l’on peut concevoir la providence. Dans le corpus de droit romain, la justice commence par une invocation de la propriété : d’abord la clairière et ensuite le droit, d’abord la province et ensuite le droit. L’ouverture de l’esprit du dieu à la conduite du monde rend possible l’instauration de lois gouvernant les sociétés.
Heidegger dit que c’est depuis l’être que se pense la loi, il faut d’abord un dessein de l’être pour donner sens à la loi. L’injonction de la loi vient du destin de l’être. Il n’y a aucune effectivité de loi si elle ne procède pas d’un déchirement initial de la lumière. Même dans ce que les lois ont de technique ; dans la mesure où elles sont primitivement appliquées, c’est la promulgation de la lumière initiale qui nous commande dans la loi. C’est dans l’être, dans l’effraction initiale, que la configuration des lois vient au sens (et donc non pas dans la structure). C’est l’idée d’un combat de l’être dans l’éclair et le signe qui devient la puissance de transmission et de commandement d’une institution.

Nous lisons d’autres noms de Jupiter chez Vico ; et nous devons étudier sa différence avec Nietzsche. Dans l’œuvre de ce dernier, Dionysos remplace le crucifié. Les chants de Dionysos sont les dernières pages que Nietzsche relit à Turin. Cet auteur mène une vie extraordinaire, la vie absolue du philosophe. Il finit dans un programme qu’il a lui-même tracé ; il est foudroyé de façon païenne comme un disciple de Dionysos l’est par une foudre de Dieu. Nietzsche et Heidegger ont vécu la folie des gens frappés de Dieu. Nietzsche situe son œuvre dans des valeurs archaïques, qui ne connaissent que deux dieux : Apollon et Dionysos. C’est cette dualité que l’on retient de l’éthique nietzschéenne. Le cycle qui fait Dionysos vient à clore le cycle des manifestations du divin. Seuls les initiés de Dionysos dépassent le ressentiment et sont en mesure d’affronter le caractère absolu du devenir.
La lecture de Vico pose des questions semblables - à ceci près que la configuration est plus liée à la question du droit et moins à l’éclatement de la forme, à un thème d’ivresse, d’initiation. La configuration vichienne se concentre sur les idées de souveraineté, de justice, de droit, de stabilisation sociale - bref, un ensemble que l’on caractérise par les valeurs de souveraineté et d’autorité. La fréquentation de Vico et de Heidegger est moins une religion de Dionysos que la réapparition d’une intuition jupitérienne de la vie.
Ceci est plus archaïque que le culte de Dionysos, et renverse des idées toutes faites qui consistent à dire que le paganisme est insupportable par l’injustice dans laquelle vivent les dieux. Cette idée de dieux injustes s’efface quand une médiation plus profonde de la souveraineté de Jupiter permet de comprendre que, chez lui comme chez Wotan, c’est le droit qui se manifeste. Devenir un prêtre de Jupiter signifie faire entendre ce que la loi et le droit ont de sacré. Ce droit est distinct du droit minimaliste européen qui nous oblige à mille folies. Mais il nous réconcilie avec la vie sociale en nous faisant entendre qu’il n’y a pas d’insertion dans un groupe humain sans ce respect fondamental du droit qui est à la base de l’harmonie entre les hommes réunis dans la vie partagée communautaire.
Cet intérêt pour Jupiter pourrait-il ou devrait-il être relié aux travaux de Carl Schmitt sur le décisionnisme et sur la situation d’exception? Y a-t-il un rapport entre la loi de la terre et Jupiter? Schmitt n’a pas cette relation à la nature. Qu’y a-t-il de commun entre d’un côté la loi d’exception fondatrice de la souveraineté du chef chez Schmitt et de l’autre côté l’animalité que l’on a vue dans la pensée de Vico et de Jupiter? Schmitt n’a pas ce rapport à l’animalité et au troupeau, il vit encore dans un monde augustinien où la nature n’est pas un lieu de signification mais seulement de péché. Tandis que le pacte qui associe Jupiter à la nature nous semble d’une autre ampleur et atténue la violence du droit chez Schmitt. Car ce dernier accepte que le prince ait droit à des injustices qui sont à la base de la création du nouveau droit. Vico nous propose une autre voie.
Les rapports entre Jupiter et le droit intègrent la saison des pluies, le vin, des valeurs essentielles de la campagne et de la nature. Et par là même Jupiter commande et épargne. En effet Jupiter stator arrête sa propre puissance. Il n’en use pas jusqu’au bout mais donne des termes à sa propre capacité d’ordonner et de détruire. Puisque Jupiter est un dieu qui ordonne et non qui crée, il a un sens de la précarité et de la faute du pouvoir. Il a au fond une sagesse politique à mener et pas seulement une domination unilatérale. Bien que Jupiter est un roi qui a des amours mais aussi des pratiques de richesse, sa forme du pouvoir est monarchique et non absolue. Sa monarchie a quelque chose de parlementaire, Jupiter consulte Minerve, use des charmes de Vénus dans l’application des lois, etc.
Le monde des Olympiens est un monde complet qui ne fait pas valoir la seule force de son pouvoir. C’est ce que Vico appelle les divinités majeures. Elles forment une société complète qui comporte douze moments correspondant aux douze dieux. Le règne de Jupiter est celui d’un polythéisme social, à ce titre extrêmement attirant pour nous qui sommes dans une société centralisée, autoritaire, violente et centrée sur un pouvoir qui n’a de comptes à rendre que tous les cinq ans. Cette utopie de réconciliation de l’homme et la nature ne paraît pas dans nos activités politiques.

Jupiter est un point d’équilibre entre Dionysos et le crucifié. Comme le dit Nietzsche, cette antinomie crée des difficiles réconciliations entre néo-paganisme et christianisme. La figure de Jupiter ne sort-elle pas de dualisme, de cette figure conflictuelle? Ne permet-elle pas de nous arracher à la tentation d’un néo-paganisme ou d’un opus die?
Il existe un face-à-face qui n’est pas très susceptible de produire de la paix et qui conduit à l’opposition entre satanisme et affirmation de la validité intemporelle d’un christianisme éternel. Tandis que Jupiter a son histoire complexe. Il fait entrer la négociation et la complexité en Dieu. À ce titre, ce modèle à la fois politique et théorique mérite d’être médité. Mais, même si Jupiter est un moyen terme (Nerval, Le Christ au mont des oliviers), comment la tradition biblique peut-elle entendre cette revendication jupitérienne?






 
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