Philosophies de la religion: L'Occident et la Chine




 
















 

 Estampage des pierres regravées en 1615 d'après la gravure de 992, encre sur papier
10 fascicules reliés en 1 volume, 27 x 19 cm.
Paris, BnF, Manuscrits  orientaux.


Au lieu d’une nouvelle réflexion sur les religions seulement occidentales, méditerranéennes, nous cherchons une réciprocité entre l’Asie et l’Europe occidentale. Il s’agit de penser la religion ni en Occident, ni seulement en Asie, mais dans un entre-deux du religieux, dans l’interstice énigmatique entre le monothéisme occidental et les sagesses de l’Orient.

Nous commencerons par une introduction critique à la religion chinoise, à partir de Marcel Granet, La religion des Chinois, mais aussi La civilisation chinoise, et enfin La pensée chinoise. C’est le versant asiatique de notre réflexion et la mise au point de problèmes établis à partir de ces textes. Cette pensée chinoise ou cette religion chinoise, s’opposent à l’un des développements majeurs de la religion de l’Occident, à savoir, dans le catholicisme de la fin du vingtième siècle, la théologie de la libération. Nous rencontrerons alors un sociologue jésuite, Michel de Certeau, La fable mystique, puis une somme d’essais, La faiblesse de croire.
Cette double approche analyse un arc intellectuel maximal : si Certeau présente les développements post-phénoménologiques sur la religion catholique,  Granet introduit des développements sur la religion archaïque de la Chine.

Pourtant, ces deux pôles, à la fois les plus loin et les plus près, sont deux savoirs développés au même moment dans le même Paris. D’une certaine manière, ces œuvres présentent les audaces les plus grandes des Occidentaux, soit vers le dépaysement, soit vers l’approfondissement d’une tradition propre, jésuite. Or les jésuites sont les premiers présents en Chine et Certeau exprime cette idéologie jésuite qui présida à la présence de l’Occident en Chine. Nous interrogerons Granet et Certeau dont la commune vocation est de penser le phénomène chinois.

L’analyse des poèmes du Tao Te King ouvre la question du chemin de la voie et de la vertu qui problématise le rapport des Chinois avec l’espace religieux qui trouve son pendent ou son horizon dans les textes de mystiques que Certeau travaille, en particulier des lettres du Père Surin. Ces corpus approfondissent la relation médiatisée et réciproque entre l’Orient et l’Occident. Enfin, René Guénon est impliqué dans ces questions, notamment La grande triade, qui présente sa lecture de la Chine. Ce texte ressemble à un testament métaphysique marqué par les analyses de Granet.

Que nous enseigne la religion des Chinois? En admettant l’idée que la Chine représente l’exemple presque unique d’un peuple athée, de quoi témoigne cet athéisme? La Science nouvelle de Vico porte une thèse sur la structure du développement des civilisations : il n’y a pas de civilisation athée. L’édition de 1744 assure qu’il n’est pas possible d’être sage sans d’abord être pieux. Ce mot «pieux» ne renvoie pas seulement à une piété catholique propre à la Naples du dix-huitième siècle, mais il est le syntagme latin construit autour d’Énée, le pieux Énée. La piété fondatrice que demande Vico n’est pas une ligne seulement catholique de la Naples baroque, mais enracine le fait social dans un paganisme pieux. Cette piété doit être à l’égard des dieux. Le caractère organique d’une société est sa piété et sa révérence à l’égard des dieux. Le frontispice de La Science nouvelle met au centre de l’image un autel sur lequel se tient une femme - allégorie de la métaphysique - qui le protège. Cet autel est le symbole de la métaphysique qui regarde le triangle divin apparaissant dans une nuée.


Les Chinois inventent une forme de piété qui ne s’adresse pas d’abord aux dieux mais à la révérence à l’égard des morts et des parents. Ce monde choisit une piété de l’immanence. Certes le décalogue prend en compte la piété due aux parents, mais elle vient après l’affirmation fulgurante, centrale, absolue, de la révérence à l’égard de Dieu. Le grand événement qui nous occupe est cette civilisation de cinq mille ans qui constitue son ordre et son équilibre interne en faisant l’économie de la première affirmation du décalogue. Cette ablation du monothéisme et du polythéisme nous rend fous de Chine et la compréhension de ce phénomène devient indispensable pour approfondir le dialogue possible entre l’Asie et l’Occident.

 Mais tous les peuples qui procèdent de la Chine ne continuent pas forcément dans cette ligne. Ainsi, le Japon a une double structure spirituelle. Il est marqué par un bouddhisme d’une école particulière développée dans ces îles, sans avoir pour autant la vocation à constituer un dieu. Bouddha est un fait psychique avant d’être une représentation religieuse. Il se situe au-delà de toute concrétion ou de toute personnalité divines. Le bouddhisme commence avant les dieux, c’est un acte mental pré-déistique. Les activités de la vie sociale, les rites liés à la mort, sont tournés du côté du bouddhisme.   Mais les Japonais reconstituent une religion de la lumière antérieure au bouddhisme, qui est l’axe cardinal de la société japonaise : le shintoïsme. Il procède du culte d’une déesse de la lumière, dont la consistance fait problème. Il semble qu’il y a une forme de piété à l’égard d’une déesse qui se spécifie au Japon dans le caractère divin de l’empereur. Ce dernier est le premier à sacrifier à cette déesse en constituant ainsi l'unité du peuple japonais. Le Japon avait par le bouddhisme une vocation à l’athéisme, mais le shintoïsme et le culte des Kama sont l’exemple d’un retour du divin dans cette triade entre la déesse, l’empereur et les Kama. Les îles du Japon sont celles des dix milles dieux. Le témoignage du Japon porte moins sur un athéisme que sur l’idée d’une terre sacrée qui conduit à une piété propre au Japon, à une élection de ce pays. Ceci place le peuple dans une relation unique, non partageable, élue, spécifique, du peuple japonais et de son empereur. Dans cette dialectique entre le monothéisme et l’athéisme, le Japon est à la fois plus athée et beaucoup moins athée que la Chine.

En revanche, la question de l’athéisme chinois se redouble aujourd’hui par la question profonde d’une religion sans piété déistique. C’est aussi un peuple dévasté par la révolution culturelle, un peuple qui a tâché de détruire totalement ses traditions. En comparant le Japon et la Chine, au Japon nous rencontrons sans cesse, à chaque coin de rue, un temple. Tandis que dans la Chine occidentale il n’y a pas la moindre trace d’un signe religieux quelconque. L’athéisme chinois est au carrefour d’un athéisme philosophique et d’un athéisme qui est l’effet du maoïsme et de la révolution culturelle.

Cependant, deux moyens existent de concevoir ce que fut la Chine avant la révolution culturelle : Hong-Kong et Taiwan. Hong-Kong possède des temples bouddhistes qui se développent avec des religions associées, par exemple un temple à la mer lié à la religion bouddhiste. Il y a une forte activité religieuse, cependant, Hong-Kong garde les traces d’une base anglaise ou la religion bouddhiste resterait réactive ou protégée pour contraire l’influence des sectes protestantes. C’est un face-à-face entre le monothéisme protestant et la religion chinoise qui ne donne pas l'expérience d‘un temple pur. Est-ce que dans ces conditions, on peut traiter Taiwan comme un cas pur?

Il semble qu’en Chine, le gouvernement s’inquiète de ce vide religieux qui conduit à une vulnérabilité du pays face aux pénétrations des cultes étrangères, comme celle de l’Islam identitaire par exemple. D’autre part, on pourrait dire qu’il tente de créer une solidarité entre la politique et un néoconfucianisme, comme si l’on pouvait articuler le respect de l’État avec celui du parti communiste gouvernant l’État chinois. Ce néoconfucianisme communiste tente de sauver la sacralité du parti communiste par la réinsertion de thèmes confucéens, le premier étant celui de l’harmonie. Un discours officiel néo-confucéen d’une harmonie sociale et politique trouve dans les textes de Confucius un enracinement. La Chine en 2012 s’attend à une transition politique difficile entre l’actuel dirigeant et son successeur, elle se servirait du thème de l’harmonie pour dissimuler les fractures sociales qui s’embrasent. C’est une médiation entre le pouvoir et le savoir, avec une relation entre le confucianisme et l’état chinois communiste.
L’autre voie est le soutien aux religions, le financement de reconstruction de temples. Des temples bouddhistes sont reconstruits après avoir été détruits par la révolution cultuelle. L’État tente de subvenir aux besoins des religieux avant qu’il ne soit trop tard. Des moralistes dénoncent la folie de la consommation qui en viendrait à détruire la civilisation. Il faudrait alors retrouver des fondamentaux. Le bouddhisme n’est toutefois peut-être pas en mesure de remplir cet office. Il y a actuellement des fonctions attribuables au bouddhisme, mais pas forcément de respect du bouddhisme. Il résout des problèmes, propose une ritualité pour notre passage sur la terre, mais sans véritable respect. L’idée d’une renaissance bouddhiste se heurte à une résistance des Chinois à toute forme de militantisme ou de prosélytisme. L’idée de se convertir, de changer sa vie pour entrer dans une spiritualité nouvelle, pose de gros problèmes à la société chinoise contemporaine.

Nous sommes loin dans ces milieux de la passion des Occidentaux pour un Dieu créateur du monde. La folie de l’Occident consiste à trouver une cause qui soit une personne. Heidegger montrait que c’est l’échec profond de la métaphysique occidentale d’arrêter son questionnement de l’être à la figure de la cause. Dieu est entré dans la philosophie par la causalité, mais cette causalité est un fétiche typique de l’Occident et constitue l’inverse de l’attitude de l’Asie.

La seconde grande folie occidentale est la recherche du médiateur, qu’il soit Moïse ou Jésus ou Mahomet. Les Occidentaux se rendent compte que la quête d’un Dieu créateur place la barre trop haut, c’est pourquoi ils tentent de trouver des médiateurs qui sont, soit des héros admis à la conversation avec Dieu, soit des prophètes, soit Dieu lui-même dans l’abolition de son être divin. Ce dernier point donne lieu à l’anthropo-divinité des Européens, le Christ, qui concentre la figure du médiateur dans la transsubstantiation. La thèse de Certeau est que le concile de Trente fait entrer l’eucharistie en crise, ce qui est radicalisé par Calvin et le protestantisme. Parce que l’eucharistie entre en crise autour de 1550, les Occidentaux entrent dans une sorte de fragilisation psychique, d’où naissent une suite de personnes qui deviennent des mystiques, au sens où les femmes et les hommes ont cette vocation d’offrir leur corps comme nouvelle eucharistie, comme substitut de l’eucharistie devenue impuissante. Le mystique entre en extase parce que cette dernière est le devenir eucharistique de leur corps. La fable mystique étudie ces mythologies que les mystiques constituent pour surseoir au défaut ou à la crise du corps du Christ et de la possibilité d’y communier. Le mystique est un corps du Christ par substitution. Les stigmates sont la preuve des mystiques qui répètent dans leur corps celui du Christ.

Le développement de l’Occident, sa recherche d’un Dieu créateur et d’un médiateur, paraissait impossible à transmettre en Asie. Ceci est vrai pour la Chine et le Japon, mais non pour la Corée, qui, à la suite de la mondialisation, s’embrase pour les sectes protestantes. Le parti communiste chinois limite les visas des Américains pour éviter que le même drame se produise en Chine, à savoir la propagation effrénée des sectes protestantes. La mondialisation est celle du monothéisme et du médiateur. L’évangile s’adapte mieux que le reste à la souffrance qui naît de la mondialisation - car cet évangile est lu alors sur un mode faible.

Certeau voit l’avenir du christianisme comme le passage de l’église triomphante à celle de la faiblesse de croire. Nous croyons en tant que nous reconnaissons qu’il y a en nous une faiblesse insigne. La faiblesse est le lieu de la croyance, ce qui est proche des études sur la vulnérabilité. La mélancolie occidentale est le lieu d’une pénétration du divin. Mais il faut distinguer le travail de Certeau du développement d’une pensée du post-catholicisme et les sectes américaines nationalistes qui sont dans la spirale du panaméricanisme. C’est la différence aux États-Unis entre le protestantisme extatique du peuple et le protestantisme sophistiqué des campus. On peut sonder la vieille civilisation chinoise comme un terrain d’expérience qui nous préserve du monothéisme. Le paganisme occidental pourrait nous protéger de la ruée monothéiste. Le recours est peut-être dans ce paganisme éradiqué, dans ce paganisme blême, spectral, d’Aufhebung, qui remonte de la tombe. Ou bien il faudrait constituer une identité asiatique qui, dans le présent, exerce des spiritualités alternatives. Ce serait sonder la profondeur de la Chine pour qu’elle nous donne un art du différencialisme religieux qui protègerait une part de l’humanité du sort qui se réserve aux masses, à savoir l’enrégimentement sous le dieu unique.

Il est difficile de se tourner vers le Japon et de vouloir diffuser hors du Japon la spiritualité japonaise. La spiritualité du Japon lui est spécifique, comme nous l’avons déjà souligné. Il est difficile d’exporter les Kama japonais en Occident. Cette formule admirable spécifique renvoie à une élection du peuple japonais qui empêche de faire passer en Occident des spiritualités japonaises.

Ceci conduit aux thèses de Granet sur la religion chinoise et aux difficultés de son œuvre. Il a des présupposés qui font problème. Il est l’un des meilleurs élèves de Durkheim. Granet vit seulement deux ans en Chine, ce qui n’est pas convaincant pour son entreprise de restituer l’intégralité du fait chinois. Les poètes s’imposent d’autres expériences, à l’exemple de Claudel ou de Saint John Perse. Granet manque de rapport réel avec la Chine. Mais ses textes sont d’une grande beauté de style. Il a le génie lorsqu’il est en Chine de faire trois livres importants. Au lieu de se jeter vers les temples, il s’intéresse aux chansons et aux fêtes. Il fait de l'ethnologie de la chanson.

Son premier livre, Fêtes et chansons anciennes de la Chine, étudie la vie paysanne chinoise dans la Chine archaïque. Il prend un grand recueil de poèmes de la Chine ancienne, des chansons de cour et fait l’hypothèse que, lues d’une certaine façon, elles révèlent leur origine villageoise. Le second libre, Danses et légendes de la Chine ancienne, rassemble les mythologies aristocratiques de la Chine des villes pour montrer que ce sont des fragments d’une tradition poétique plus ancienne que Granet reconstitue. Il pense que son premier livre et son second mettent en évidence le fait que la société chinoise  est la composition d’une civilisation de la campagne et d’une civilisation des villes. L’ensemble est la réunion de ces deux côtés, la lutte de deux races qui se sont mêlées dans les grands bassins chinois. Ce sont deux races qui se réunissent, dont l’une descend des pentes du Tibet de la Turquie orientale, et l’autre du nord-est de la Chine. On peut parler d’une civilisation qui résulte de la confrontation entre deux couches de populations.

Granet dispose pour cette hypothèse d’un héritage de la science occidentale qu’il applique à la Chine. Cette pétition de principes vient d’André Pigagniol, qui est historien de Rome. Il soutient l’idée que l’opposition entre les patriciens et les plébéiens est celle de deux couches et deux peuples, pélagien et nordique. Rome est la composition entre le paysan italien et le guerrier germanique.  Granet propulse ceci vers le fait chinois pour interpréter les chansons villageoises comme la trace d’une opposition entre deux couches de peuplement. La grandeur de la Chine est de dépasser cette opposition en une civilisation qui n’est plus raciale. La civilisation est donc ce qui résulte de la synthèse entre les races. Cet univers porte l’emprunte du mythe romain.

Granet fait une troisième chose en Chine. Il travaille sur les règles de mariage, notamment sur la question de la sœur. Il est le professeur de Claude Lévi-Strauss, qui trouve ici l’enseignement des structures élémentaires de la parenté. La combinatoire de Lévi-Strauss est la traduction de Granet. Son autre élève est Dumézil lui-même, qui tire bénéfice de Granet sur le plan de la mythologie. Le dédoublement chez Dumézil entre les mythes et les structures vient de Granet, qui lui-même découvre le dédoublement entre les chansons de cour et les réalités villageoises qui sont derrière. Granet est un chercheur qui vient de Durkheim et transmet au-delà de lui une distinction entre l’apparence d’un discours et ses fonctions. Ceci parvient jusqu’à Foucault. - Revenu en France, Granet assemble les notes prises à Pékin et rédige les ouvrages cités. Il meurt en 1941.

C’est un grand trouveur de méthodologie en sociologie des religions, un homme qui porte le poids de Rome. Il appartient à l’esprit positif de l’école de Durkheim. Comment expliquer sa vocation à la Chine avec cette configuration initiale? Il se trouve de plus que Granet est un grand écrivain. Il domine sa matière et crée une façon unique de dire la Chine, d’une grande beauté, qui s’élève à un haut degré de poésie. Il a une intuition esthétique de la Chine qui restitue dans la langue française l’impression que produit la Chine sur celui qui la traverse. Il faut trouver un dialogue non seulement conceptuel avec la Chine, par exemple la peinture ou la musique une communication méta-conceptuelle pour ne pas rester à la théorie extérieure et Granet eut ce talent. Il écrit de nombreuses notes mais ne cite que ses propres travaux et ses propres interprétations. On a pu dire qu’il n’écrit donc que sur lui-même et non sur la Chine. C’est peut-être de la science, peut-être un roman, l’avenir décidera. Mais son travail permet de construire une attitude non monothéiste comme celle que nous subissons autour du bassin méditerranéen.

Si ce n’est pas dieu qui tient le monde, c’est la tradition qui donne le monde. Le  concept de tradition permet au monde de tenir. Ceci reconduit au traditionalisme de Guénon, qui place la tradition comme le principe organisateur de l’ordre chinois, et donc l'alternative à la théologie occidentale. Mais les Chinois ont des dieux ; ce sont les signes. Dès qu’ils préservent les idéogrammes, l’art de l'écriture est lié à la sollicitation théurgique d’une divinité. Écrire, c’est faire surgir un dieu de l’écriture. Ce dieu gouverne les hommes et le cosmos par l’écriture. Il faut considérer les idéogrammes de trois façons. Ils aident à la fixation des phrases de la communication, ils sont des peintures de la chose, des pictogrammes et ils possèdent une fonction mythologique : l’autorité qu’ils ont sur notre regard. Nous n’usons pas de l’idéogramme, c’est lui qui use de nous. Nous sommes soumis à son rayonnement. Celui qui peint l’idéogramme se met à son service en le peignant. C’est un moment religieux où la subjectivité se voit structurée par l’influence que l’idéogramme exerce sur elle.

À coté des fonctions de communication et d’inventaire, les signes deviennent un dieu de l’Asie, car ils s’adaptent à d’autres langues. L’idéogramme a une valeur qui dépasse la terre chinoise. Il est le véhicule d’une civilisation qui décèle un fond de dieux dans le signe.

vendredi 3 février 2012

Certes le ciel de la pensée traditionnelle chinoise est vide, sans panthéon, ni mythologie des dieux ; mais ces dieux existent, ce sont les idéogrammes. Le rituel qui les fait advenir à la manifestation sensible est l’épiphanie du pinceau. Il n’y a pas un retrait des dieux en Chine, mais une permanence exceptionnelle, dans la mesure où la permanence des signes est avérée. Ces signes sont diffusés dans toute l’Asie, trouvant comme seule limite l’extension indienne du sanskrit. L’alphabet divin demeure pourtant identifiable et marqué à tout instant de la vie quotidienne. S’il y a une épiphanie du pinceau, elle a un rapport au geste et au papier de luxe, à l’encre et à une gestuelle qui nous est inaccessible mais dont nous sentons le caractère fondateur.

Le premier obstacle est celui des pseudo-orientalistes qui pensent pouvoir pénétrer toute forme de mystère de la signification dans les signes, qui croient accéder à une lisibilité scientifique des signes. C’est ce que Vico appelle la pédanterie des savants. L’autre obstacle, inverse, est de penser que nous ne sommes pas appelés par cette signification. Je soutient dans mon prochain livre, où je traite d’instants-mondes qui soulèvent, de temps à autres, la Métaphysique de la destruction, comment l’ontologie occidentale, d’effondrement en effondrement, a fini par s’ouvrir à un sentiment océanique qui s’identifie au sentiment asiatique de l’existence. Nous n’y accédons pas, nous restons devant des stèles de pierre impénétrables, nous sommes pétrifiés devant un mur qui pourtant se craquèle au rythme d’une écriture restituée à son poids de divination.

Quand Nietzsche écrit le Zarathoustra, que serait devenu le cinquième livre? La phase d’après serait un Zarathoustra engagé en Asie. Quand l’Occident arrive à ce degré de solitude, il ne peut que solliciter la réponse de ce qui est en face de lui. Le pas de plus est de prêter l’oreille à ce qui vient d’Asie à la détresse de l’Occident. Or, Nietzsche pense à ceci et refuse cette issue et oppose le bouddhisme à sa conception des choses ; Nietzsche ne pense pas la chance mais le risque d’une Asie venant à nous. C’est ce que firent les maoïstes en 1968 en France, avec par exemple Sollers. Il fut un militant asiatique dans sa jeunesse ce qui le conduit en Chine à rencontrer Mao. D’où l’idée des Spontex Mao, des maoïstes spontanés non organisés dans un parti. Cela conduit à la voie actuelle, par exemple aux œuvres de François Julien qui a commencé son trajet chinois avec la traduction du livre rouge de Mao. Ces gens qui portent sur un mode politique révolutionnaire la lecture de Nietzsche appartiennent au gauchisme de 1968 et apprennent le chinois pour des motifs politiques.

Que répondre à ces deux objections? Nietzsche a une lecture du bouddhisme de Schopenhauer. La volonté de puissance suppose que l’athéisme du bouddhisme n’est pas une affirmation mais une négation de l’existence. Et comme tout nihilisme vient d’un ressentiment. Le vide bouddhiste est alors le comble du ressentiment contre l’existence. Le nihilisme asiatique est plus intéressant que le nihilisme européen car il est plus sérieux, plus radical et plus ancien. Mais cette direction de pensée ne prend pas en considération d’autres écoles de pensée, à commencer par le taoïsme et la pensée de Lao-Tseu. Ce dernier ressemble au Zarathoustra de la Chine. Il y a donc des formes spirituelles opposées au bouddhisme dont la vocation est l’augmentation de la puissance. Le taoïsme vise à créer des individus qui soient des noyaux de puissance capables de transfigurer  les valeurs. Ce serait une vigilance nietzschéenne - à moins que le nietzschéisme soit une vigilance taoïste en Occident. Il en va de même pour le Bushido, traité de chevalerie qui rencontre Dante et Nietzsche.

On peut traiter  Tao Te King, livre supposé de Lao-Tseu, comme un corpus qui serait l’écriture du cinquième livre de Zarathoustra, comme si les quatre premiers livres en seraient l’introduction. Le chapitre 34 du Tao Te King est particulièrement intéressant, même si les traductions différentes en français sont parfois très opposées. Il se glisse une marge d’in-connaissance qui nimbe l’idéogramme. Une nébulisation sémantique entoure le Tao Te King. Nous renvoyons à la traduction de Liou Kia-Hway. Cette intraduisibilité du texte principal signifie que la suite est encore plus incompréhensible.

Nous retrouvons ici la thèse de Guénon sur notre rapport à l’Orient. Il travaille sans cesse avec le Tao Te King ; et il fut très ami avec un officier français (Matgioï) parti en Asie s’initier à la grande triade. Heidegger dispose aussi d’une traduction du Tao Te King qu’il tient de l’un de ses étudiants chinois. A-t-il l’intuition que le livre qui vient après la fin de la métaphysique n’est-il pas le Tao Te King? Ce livre est un dialogue entre l’Orient et l’Occident, mais aussi un éternel retour de la civilisation. Nietzsche n’a-t-il pas l’idée de proposer un retour éternel dont il ne voit pas la structure civilisationnelle dont la réalité serait ce retour en Asie pour que se recrée une autre civilisation qui reparte de l’Orient et repasse en Occident?

Ce concept serait plus proche de l’éternel retour de Vico que de celui de Nietzsche. Le ricorso est l’idée que toute civilisation est animée d’un rythme triple qui conduit à l’âge des hommes ; mais il ne se maintient pas dans cette totalité, car le sommet de la civilisation introduit une barbarie de la réflexion, de l’individualisme post-moderne. Il faut ensuite retrouver des terreurs fondatrices donnant lieu à la création d’auspices créant un nouvel âge des dieux. Ce phénomène cyclique et en spirale place en Chine un nouveau commencement qui, fondé sur les idéogrammes, restructurerait la civilisation. Dans cette circularité, nous ne sortons pas de la trajectoire qui mène d’Est en Ouest et périodiquement retourne à l’Est. De même, le mythe du politique chez Platon, les dieux remontent la machine et libèrent l’énergie pour que la Terre tourne dans l’autre sens. Cette alternance rythme l’univers.

Cette thèse se voit confirmée par le texte sur le Japon de Malraux dans les Anti-mémoires ; c’est l’épisode du jardin sec. Ce jardin d’un monastère zen de Kyoto est composé de rochers entourés de graviers que les moines ratissent chaque jour. Ce jardin clos donne une impression finale de paix et de libération à l’égard de l’ordre du monde chaotique. Malraux s’entretient alors avec un moine, qui lui révèle que le fond de la spiritualité japonaise est dans ce jardin. L’Occident s’est voué à une puissance d’intégration, et avec la venue de la puissance industrielle et militaire, il porta cette puissance d’interrogation jusqu'à la démence sans jamais pouvoir y trouver un terme. Le musée imaginaire est ce degré de confrontation entre les œuvres qui pose une question devenant planétaire, malheureusement elle manque à toute forme de réponse. Le musée imaginaire est la forme suprême de l’angoisse. L’interrogation occidentale est tellement destructrice qu’elle est l’équivalent d’une bombe atomique. Le musée imaginaire est un lieu atomique d’auto-destruction des images.

Granet développe des thèses édifiées par Vico dont il est un disciple tardif. Des concepts majeurs de Vico se retrouvent chez Granet, les questions des auspices, de la technique, du droit, de la musique. Rome sert de modèle théorique pour comprendre la Chine, notamment l’étude de l’empire chinois à partir de celui de Rome.

La religion des Chinois, page 19
“Quel avenir est réservé en Chine à la religion? Il convenait de poser la question. Devais-je y répondre véritablement? Inutile de dire qu’un historien des religions ne peut croire posséder le don de prophétie.”

Granet se définit comme un historien des religions et décrit la difficulté de définir l’avenir de la religion en Chine en 1922. Elle perd son empereur et glisse dans la guerre civile. La conclusion de l’ouvrage revient sur cette question : l’islam et le christianisme font effort pour pénétrer la pensée et le territoire chinois, mais cette propagation ne parvient pas à s’effectuer en Chine. Elle résiste à l’instabilité religieuse des monothéistes.

La religion des Chinois, (pages 238 et 239):
“Aucun renouveau religieux n’a pu réussir à modifier sensiblement ces dispositions de la race chinoise à l’égard du sacré. D’autres renouveaux arriveront-ils à les modifier?”
La religion des Chinois,( page 243):
“S’il se produisait en Chine quelque grande crise sociale, il n’est pas dit que le Taoïsme n’y jouerait aucun rôle.”
La civilisation chinoise, page 152
“Plus que l’histoire d’un État ou d’un peuple, l’histoire de la Chine est celle d’une civilisation, ou plutôt celle d’une tradition de culture. Son principal intérêt […] serait peut-être de montrer comment l’idée de civilisation a pu, dans une histoire aussi longue, brimer de façon quasi-constante l’idée d’État.”


Le concept de tradition est au centre du dispositif. Or Granet dit dans La civilisation chinoise qu’il reproche à la tradition d’«entacher les faits» et il voudrait remonter plus haut que la tradition. Il écrit (page 68), à propos des annales de la civilisation chinoise, que ces travaux s’inspirent de l’idée que la tradition canonique ne peut se tromper, en revanche des erreurs se glissent dans la transmission. Il veut abolir cinq mille ans de tradition historique. C’est le positivisme français qui se fait jour ici. Le malheur vient d’un bergsonisme et d’un socialisme un peu étrange (page 158) qui promeut l’activité créatrice. Mais à quoi peut sert une création si elle ne dure pas? 






Cet intérêt pour les créateurs nous fait penser à la révolution culturelle mais non aux idéogrammes. Les derniers ont pour modèle les stèles qui sont l’art de consigner les événements humains dans l’éternité de la pierre.
Nous sommes donc obligé d’entrer dans une médiation de la tradition. La philosophie occidentale doit enfin prendre en considération les thèses avancées par René Guenon. Car si l’on est nietzschéen, ce qui se pose après le Zarathoustra, c’est la tradition. Le signe «tradition» ne s’écrit pas sans le signe «Tao». A la simple considération de l’idéogrammequi signifie tradition, on retrouve « la marche », donc la continuation du Tao. Cette tradition comme amplification du Tao est à la base du concept de tradition primordiale chez Guénon. Quand Granet dit que le Tao « entache » l’histoire, il fait allusion au caractère primordial de la tradition qui s’oppose à la violence du changement :


La religion des Chinois, (page 157 )
“[La vie religieuse des Chinois] s’interdit les croyances ambitieuses, les violences de la foi et tout ce qu’ont d’inhumain les religions où la conception des Puissances divines a quelque chose de réaliste et de démesuré. Les lettrés furent, sur ce point, des surveillants et des censeurs impitoyables.”
On renvoie aussi au texte de Sollers, Discours parfait, sur la Chine. La violence de la religion n’existe pas en Chine, car l’écriture est un rituel qui empêche le basculement dans l’excès. «Ils ne connurent plus le poids des dieux.» De ce point de vue, c’est l’anti-Hölderlin qui ressort.

La religion des Chinois, (page 218)

“Les lettrés furent victorieux. Aucun des renouveaux religieux n’affecta gravement les vieilles croyances de la Chine.”

Quand l’empereur apprend la diffusion du bouddhisme et il écrit une lettre sur le bouddhisme. Les lettrés sont victorieux contre les superstitieux.
 


La religion des Chinois, (page 53):
“Pourtant, si l’on ne compte pas ceux qui sont d’invention tardive et toute artificielle, la pauvreté de la Chine en mythes et en figures divines paraît extrême, et fait contraste avec la richesse qui signale en ce domaine le monde méditerranéen et le monde indien. La raison de cette pauvreté est-elle dans la langue chinoise? Il est vrai que ce langage, où l’on ne différencie pour ainsi dire pas de verbes, substantifs, adjectifs, se prêtait mal au jeu des épithètes qui semble une des conditions premières de l’invention mythique. Bien plus, dans l’ancien chinois, le verbe est foncièrement impersonnel ; rien de prédisposait à concevoir, sous forme d’agents individualisés, les forces agissantes : pourquoi les eût-on personnifiées?”

La pauvreté de la Chine en mythes et en figures divines parait extrême et fait contraste avec ce qui relève en ce domaine du monde méditerranéen et du monde indien. La thèse de Granet est que la pauvreté en mythes s’origine dans la langue chinoise. Un idéogramme est une image complexe et aucune force sacrée n’apparait sous son aspect individuel. La vie du peuple est d’une telle fixité rituelle qu’elle fait tomber les mythes. Il faudrait alors se libérer du mythe pour comprendre la Chine.

Granet prend en considération la distance de la Chine à l’égard de la croyance, des mythes et des lettrés. Mais sa remontée au-delà de la tradition est inverse de ce qu’il constate. Il faudrait distinguer entre plusieurs formes d’écritures.
Ceci n’est pas possible en Occident. On peut accepter la critique du lettré de bureau, mais sans suivre Granet jusqu’au bout, car alors on perdrait le signe écrit, qui est le caractère le plus fort de la tradition. Il faudrait distinguer une écriture de cabinet et une écriture de stèles, en veillant à une épiphanie de la stèle. La stèle va sur le papier ; c’est la pierre dressée qui conduit à un rite de l’écriture aussi profond et radical que la stèle. C’est une idole écrite. Segalen serait parfaitement d’accord avec ceci, et il contrôle Granet.

vendredi 10 février 2012

Nous allons nous éblouir en lisant quelques phrases du Tao Te King puis montrer les belles réserves de Granet dans ce dossier. Nous tenterons ensuite de lire quelques fragments du Tao Te King. Notre tâche est de transformer l’atmosphère du Tao te King en quelque chose qui ressemble à de la philosophie.
 
Le Tao qu’on tente de saisir n’est pas le Tao lui-même ;
le nom qu’on veut lui donner n’est pas son nom adéquat.
 
Sans nom, il représente l’origine de l’univers ;
avec un nom, il constitue la Mère de tous les êtres.
 
Par le non-être, saisissons son secret ;
par l’être, abordons son accès.
 
Non-être et Être sortant d’un fond unique
ne se différencient que par leurs noms.
Ce fond unique s’appelle Obscurité.
 
Obscurcir cette obscurité,
voilà la porte de toute merveille.
Tao Te King, Chapitre 1
 
Dans La civilisation choisie, pages 22 et 23, surgit le concept le plus commun entre la Chine et nous. Un mot non chinois apparaît, mais qui est impliqué entièrement dans la réflexion chinoise que nous menons.
 
Le souverain régente l’espace parce qu’il est d’abord le maître du temps. Le souverain, en agissant selon les saisons pour se conformer au ciel, réglemente les influences afin de diriger l’évolution. Il est celui dont la libéralité universelle favorise tous les êtres, il possède un don suprême, l’efficace (lin) qui caractérise ce que nous appellerons les êtres divins (chen lin et lin ont même valeur et s’emploient l’un pour l’autre). Le grand roi dès sa naissance, dit un des textes, a l’efficace.
La civilisation chinoise, page 22

Le problème de l’efficace
Ce mot est l’un des axes de la philosophie occidentale : l’efficace. Ce concept est l’axe de la philosophie de Malebranche. Cet auteur n’est pas que le clou de l’épistémologie du dix-septième siècle et du mécanisme comme on le croit aujourd’hui ; cette histoire des idées serait une conception trop limitée de l’importance de Malebranche. Il montre lui-même la voie : en construisant le concept d’efficace, il compare sa conception avec celle des Chinois (Entretien dun philosophe chrétien et dun philosophe chinois). L’efficace est la fine pointe de l’Occident par laquelle il communique avec l’Orient. Soit une figure formée de deux triangles : le concept d'efficace est la pointe des deux triangles qui se font face. Les raisons pour lesquelles l’Occident conçut cette notion ne sont pas les mêmes que celles qui conduisirent la Chine à le penser. Mais, arrivés à leur définition la plus pure, ces deux concepts sont le fin canal, l’orifice étroit mais découché, qui permet de passer d’Occident en Orient.
 
L’efficace ne fait pas qu’unir la philosophie du dix-septième siècle et la pensée chinoise, mais elle remonte à la pensée arabe. Ce concept vient à l’origine d’une réflexion sur les rapports entre Allah et le monde - réflexion qui donna lieu à l’occasionnalisme. Ce dernier, lié à certaines sectes musulmanes, se retrouve transitant en Europe et est porté à sa perfection conceptuelle par Malebranche. C’est une sorte de point de jonction entre les forces spirituelles disponibles sur la surface du globe terrestre.
Le problème commun à l’islam et au christianisme est le suivant. Si Dieu est tout puissant, jusqu’où s’étend sa puissance? Dieu est-il tellement puissant qu’il fait tout dans les créatures, comme s’il était un pouvoir pénétrant chacune des spontanéités, chacun des dynamismes, chacune des propriétés des créatures? Ou bien agit-il dans les créatures, mais ces dernières coopèrent à l’action divine? Dans la première hypothèse, le vivant créé est de part en part soumis à l’action divine. Dans la seconde sa dynamique intérieure propre lui permet de coopérer à l’action divine. L’islam a une tension à la première hypothèse. Et la première formulation de la seconde hypothèse date de la philosophie médiévale irlandaise : Scot Érigène pense que nous sommes créés et créateurs. Nous avons dans le don que nous fait Dieu une dynamique intérieure nous permettant de coopérer à l’action divine.
Ces problèmes furent redéfinis à partir d’un couple de concepts, qui vient d’Aristote : la cause première et la cause seconde. Ceci éclaire en christianisme et en islam la question de la coopération. Contre l’idée de la toute-puissance absolue de Dieu, Thomas d’Aquin se tient à une doctrine selon laquelle tout repose dans la cause première divine, mais les créatures sont douées d’une certaine initiative, d’une certaine propriété, et il faut leur reconnaître une causalité propre. Cette causalité des créatures n’est pas la cause première, réservée à Dieu, mais la cause seconde, qui appartient aux êtres de la nature. La cause première est une toute-puissance qui trouve sa limite dans l’action des causes secondes propres à la nature. Ceci donne lieu chez Spinoza à la différence entre la natura naturans (la nature qui crée le monde, la cause première), et la natura naturata (la nature en tant qu’elle est créée, manifestée, et qu’elle appartient au régime des causes secondes).
À la suite du bouleversement de la théorie de la causalité qui résulte du mécanisme de Galilée et Descartes (physique mathématique), il devient impossible de maintenir la théorie classique de la cause première et de la cause seconde. Cette idée d’une coopération permettait l’articulation des deux causes, or ceci ne se maintient pas dans le mécanisme. Le système aristotélicien a quatre causes ; ceci facilite le partage entre la cause première qui donne l’être aux choses et la cause seconde qui leur donne leur forme. La distinction entre être et forme ou entre être et mouvement permettait celle entre la cause première et la cause seconde. Mais dans la physique mathématique où il ne reste plus que la cause efficiente, on ne peut plus partager entre la cause divine et la cause humaine. Il ne reste qu’une seule actualité : elle revient à introduire une certaine quantité de mouvement dans le monde, le mouvement inertiel en ligne droite. Dieu se contente de mettre une certaine quantité de mouvement linéaire dans le monde qu’il crée, ce qui produit l’ensemble de l’univers.
 
Constatant cette évolution de la théorie de la causalité et cette transformation épistémologique, Malebranche est tenté de revenir à la conception islamique de la toute puissance ; et il renoue avec les écoles occasionnalistes très développées au Moyen-âge (cf Corbin, Histoire de la philosophie musulmane). Il s’aperçoit que la synthèse thomiste n’est plus possible, il lui faut faire face à une toute-puissance qui ne partage plus ses effets entre une cause première et une cause seconde. Il conduit la philosophie à une crise sur le thème de la causalité, qui produit sa pensée de l’efficace. Il suppose un nouveau partage, qui n’est plus celui entre deux causes. Il n’existe qu’une puissance dans le monde : efficace.
Ce mot «efficace» dans le livre de Granet vient de Malebranche, qui déclare que l'efficace est ce par quoi la quantité de mouvement passe de corps en corps. C’est le pouvoir opérateur du mouvement. Comment comprendre que les corps semblent être doués d’un mouvement propre? Malebranche parle d’occasion : quand deux boules s’entrechoquent, le bord des deux boules est l’occasion, un point dans l’espace-temps, où l’efficace transfère l’énergie de la boule A dans la boule B. L’efficace est la quantité de mouvement en tant qu’elle est opératoire dans la transition de la boule A à la boule B. Dans ce système, il n’y a d’efficace que divine, les chocs sont les occasions de la distribution de l’efficace dans les corps selon leur trajectoire et selon leur quantité de mouvement.
 
L’Occident dut déployer un degré monumental d’élaboration pour arriver au concept d’efficace. Il faut la rencontre du Dieu créateur, le dialogue avec l’islam, la formulation d’une synthèse incertaine et instable avec Thomas, l’invention de la physique mathématique, et la proposition par Malebranche d’un nouveau couple (efficace et occasion) en lieu et place de la cause première et de la cause seconde. Tout ceci fut nécessaire pour que l’Occident se hausse à l’efficace. Or le propre de la pensé chinoise est de commencer par l'efficace. La question de l'efficace du souverain est le point de départ de la philosophie chinoise. Les deux pointes de triangles qui s’emboîtent ont chacune dans leur base des élaborations fort différentes, mais en elles une concentration conceptuelle en vient à communiquer par un canal commun qui est leur pointe. Les deux fautes à faire sont de prétendre que le concept d'efficace est très naturel et qu’il demande peu de réflexion. Il fallut des trésors d’analyse du mouvement, d’Aristote à Descartes, pour que l’Occident s’élève au concept d’efficace. Et l’autre erreur serait de dire que cette question est tellement liée à la physique du dix-septième siècle que nous ne pouvons l’exporter hors de son champ épistémique. Ce serait enclore la doctrine de Malebranche dans une épistémologie. Il ne faut pas en rester à une lecture épistémologisante et ethnocentrique de l’efficace. Ces deux fautes sont aussi graves l’une que l’autre.
Contre ceci, Granet s’empare de l’efficace qu’il avait assimilée dans la doctrine malebranchiste pour la faire basculer dans un dialogue avec la Chine. Il suit la philologie de Malebranche, qui sait que quiconque dispose du couple occasion / efficace doit entrer en relation avec la Chine. Quiconque refuse la sinisation de l’efficace méprise Granet et Malebranche lui-même.
 
Granet soutient une seconde thèse : on ne peut pas approfondir la notion d’efficace en Chine sans avoir un concept du taoïsme. Ce dernier est d’abord le corps de doctrines permettant d’élaborer le concept d’efficace en Chine. Le taoïsme n’est pas seulement une secte ni une tradition ni une spiritualité chinoise supposant une conversion pour être rencontrée. Mais cette secte élabore un concept commun qui est le Tao, un éclaircissement et une élaboration de la notion d’efficace. Sans enfermer le Tao dans le taoïsme, Granet fait de ce dernier un développement d’une valeur commune à toute la Chine et qui est de même extension que la question de l’efficace. Il faut conjoindre efficace et Tao pour pouvoir élaborer une doctrine profonde de l’efficace en Chine.
Les poèmes du Tao Te King clarifient de la manière la plus haute la théorie de l'efficace en Chine. - Si le Tao est la condition pour la pensée certaine approfondie de l'efficace, est-ce que Malebranche n’a pas rencontré le Tao? N’y-a-t-il pas une trace du Tao chez Malebranche? Cet auteur appartient au mouvement des Lumières de l’Occident, mais il est capable de gagner ou de rejoindre à travers la science moderne des concepts traditionnels qu’il épure grâce à la science moderne. Cet ultra-moderne emprunte une voie si métaphysique qu’il réussit, dans le contexte d’une science profane (physique mécanique mathématique), à ré-élaborer et à universaliser les plus grands concepts de la tradition. L’hypothèse d’un taoïsme de Malebranche est fondée sur ceci. Et son Traité de morale repose sur un concept majeur, l’Ordre - qui est l’un des sens du Tao. Dans la mesure où Malebranche affirme qu’on n’approche pas la règle des actions humaines sans la penser à partir de l’Ordre, nous découvrons la voie par laquelle il touche le Tao. - Or Malebranche ne pense pas au Tao quand il pense à son Dieu : son Dieu-cause est opposé au régime d’ordre du Tao.
Malebranche libère le concept d’efficace à partir de celui de cause, alors qu’une vraie pensée de l’efficace en Chine est un programme radical pour nous libérer de la pensée de la cause. Tout repose sur la question de la causalité ; mais d’un côté c’est en perfectionnant la causalité que Malebranche rejoint le concept d’Ordre, de l’autre, en Chine, c’est en nous libérant d’emblée du concept de cause que nous pouvons inventer l’efficace.
La doctrine de la causalité chez Malebranche vient des Éclaircissements, notamment le quinzième. Et le Tao de Malebranche vient du Traité de morale.
Chapitre 34
L’Occident n’est pas né pour penser le Tao. Malebranche libère la notion d’efficace par miracle, car il y avait une impossibilité d’une voie taoïste en Occident à cause du Dieu créateur.
 
Le grand Tao s’épand comme un flot,
Il est capable d’aller à droite et à gauche.
 
Tous les êtres sont nés de lui
sans qu’il en soit l’auteur.
Il accomplit ses œuvres
mais il ne se les approprie pas.
 
Il protège et nourrit tous les êtres
sans qu’il en soit le maître,
ainsi il peut s’appeler grandeur.
 
C’est parce qu’il ne connaît pas sa grandeur
que sa grandeur se parachève.
Tao Te King, Chapitre 34
 
Malebranche, pensant comme Descartes que Dieu est l’auteur de la quantité de mouvement inertiel, est peu destiné à entrer dans ces vues.
La cause première est une appropriation. Une causalité qui s’étend à l’ensemble des étants au point de s’identifier à la substance des être créés est une forme d'appropriation. Or la Chine nous apprend une sorte de liberté entre le principe et l’effet que l’Occident n’a jamais réussi à comprendre - si ce n’est chez Maître Eckhart, Rabelais. Les grosses batteries de la pensée occidentale sont celles de l'appropriation.
L’idée d’un seigneur maître du monde ne va pas dans le sens du taoïsme. La vraie grandeur n’est pas la domination ou l’appropriation, mais le laisser-être (lassen-sein) de Heidegger ou la sérénité (gelassenheit). Cette dernière vient de Maître Eckhart, qui soutient Heidegger (avec Angélus Silésius). Les mystiques sont capables de s’élever à cette pensée. Heidegger trouve une réponse à ses inquiétudes dans le Tao Te King. Dans cet anti-créationnisme, le prédicat de la Somme théologique de la sagesse ou de la science divine tombe.
 
La thèse de Granet est que le taoïsme n’est pas une secte fermée, mais une philosophie qui se voue à l’éclaircissement d’une notion universelle en Chine, l’efficace. Le taoïsme n’a pas de concept propre, mais se présente comme une explicitation de la Chine. Il est le corps des doctrines rendues philosophiques de la Chine universelle et profonde. En nous enfonçant dans le taoïsme, nous entrons non dans une secte mais dans la profondeur des concepts chinois.
 
Granet entend le concept d’efficace en sociologue, il pense qu’elle est susceptible d’une analyse historico-sociologique, que c’est une théorie du pouvoir. Il cherche à sociologiser l’efficace, et donc le Tao lui-même. Quand il lui faut expliquer l’action des philosophes taoïstes sur cette conception sociologique de l’efficace, il prend des concepts comme «l'explicitation», la «réflexion sur», la «production d’une théorie abstraite sur la base d’une pratique sociologique».
Ésotérisme et exotérisme
Or en vérité et contre cette thèse sociologique le rapport entre l'efficace chinoise et le Tao n’est pas simplement entre une pratique sociologique et son élaboration idéologique, mais la différence entre un exotérisme et un ésotérisme. Les taoïstes ne sont pas des idéologues de l’efficace, mais ils produisent un savoir ésotérique de l’efficace. Il s’agit d’utiliser ce couple «exotérique / ésotérique» en lieu et place du couple sociologique «pratique sociale / théorie». La mise en œuvre du taoïsme montre la figuration la plus accessible pour un profane de ce qu’est le monde ésotérique. Le taoïsme est une explicitation d’une rigueur inouïe et d’une clarté fascinante de ce qu’est l’ésotérisme. La pensée chinoise n’est pas une philosophie mais un ésotérisme, une pratique spirituelle analogique de réalités humaines.
Nous cherchons une anthropologie de l’ésotérisme ou plutôt de l’initiation. Nul ne peut relier l’exotérisme et l’ésotérisme sans avoir un point de passage qu’est l’initiation. Or, dans la mesure où nous ne sommes pas initiés, nous avons beaucoup de mal à comprendre ce que veut dire passer de l’exotérisme à l’ésotérisme. Il n’y a plus d’initiation en Occident. Comment donner à penser ce qu’est le monde initiatique, comment donner une figure à l’initiation accessible dans un savoir laïque privé du côté de l’initiation? Trop de profanateurs parlent de l’ésotérisme sans avoir les qualifications pour le faire. Comment penser le monde initiatique? Comment donner une figure à l’initiation accessible dans un savoir laïque et privé, inhibé, du côté de l’initiation?
 Il faut pour ceci regarder la pensée chinoise, qui met à jour des mécanismes initiatiques. C’est comme si nous accédions dans une carrière en plein ciel à ce qu’on creuse habituellement dans une mine souterraine. La Chine est de l’ésotérisme à ciel ouvert, à l’image de la cité interdite.
 
Granet nous fait entrer, à l’exemple de ses deux chapitres sur la taoïsme, dans un monde dont nous n’avons aucune idée, celui auquel la profanation du savoir ne donne pas accès. C’est comme si nous accédions aux cérémonies dionysiaques que Proclus faisait en tant que prêtre du grand temple d’Athènes. Le contact avec la pensée chinoise produit le même effet que si la pensée mystérique, cachée, du socle ésotérique paraissait au grand jour - comme une mine à ciel ouvert.
L’objection à cette stratégie qui présente la Chine comme une anthropologie initiatique est que, si c’est ouvert, ce n’est plus caché, donc ce n’est plus un ésotérisme.  Celui qui tient notre propos serait un profanateur qui pille l’ésotérisme. Or nous visons davantage une approximation parabolique : la lecture de Granet ne donne pas d’initiation, elle ne confère rien, mais elle est comme une courbe parabolique qui s’approche de ce point qu’elle ne rejoint jamais qu’est l’acte initiatique. Ces profanations sont des approches ne donnant pas lieu au moment tournant d’une initiation réelle. On peut lire Granet à gré, mais, tant qu’on n’a pas rencontré l’acte initiatique, on ne trouve pas le point de la parabole et on ne rejoint pas l’axe. Ce n’est pas une profanation, mais une approche infinitésimale qui espère un succès : faire sentir ce qu’est le champ ésotérique, comme si nous sentions Isis derrière le voile mais sans la dévoiler.
 
Et après, que faire après avoir réveillé le désir d’initiation dans un Occident décadent? À quoi s’initions-nous? L’analyse des rapports entre profanation et ésotérisme, l’idée que la Chine est la chance de l’Occident, tout ceci vient de Guénon. Sa thèse est que nous sommes dans un moment où, alors que certains ont des approximations fascinantes de l’ésotérisme, l'évolution de la société fit que nous n’accédons plus à l’initiation. Il n’y a pas d’entrée initiatique en Occident.
Les plus intelligents des occidentaux (ceux qui dépassent l’histoire des idées et les interdits laïques stupides) se rendent compte qu’il y a une Isis voilée ; mais ne lèvent jamais le voile. Nous sommes dans une chasteté initiatique. Les organisations traditionnelles chargées de conférer une initiation disparurent en Occident. Y-a-t-il encore dans le monde des gestes initiatiques accomplis? Aujourd’hui il n’y a que de la foi sans initiation. Nerval pose le premier cette question. Il recherche l’initiation ; il fait le voyage en Orient, revient, et se pend. La crise de l’initiation n’est pas récente.
 
Comment connaître l’initiation? La connaîtrons-nous un jour? L’ultime initiation est la mort, ce saut qualitatif de l’impossible qui devient possible, du passage interdit qui devient passage. De même que la naissance est une initiation à la manifestation, l’initiation à la mort sera conférée. - Mais si nous voulons être initiés dans la vie, il n’y a plus d’Éleusis, pas d’initiation.
Une des voies est de dire qu’il y a quelque chose en Afrique, dans les confréries musulmanes ou dans les syncrétismes africains. Mais à quel prix et à quels dangers... Quelle assurance que ces sectes nous soumettant à des traitements troublants effrayants sont des entrées dans des initiations régulières? Se conférer une initiation africaine serait le sommet de la décadence occidentale ; qui consiste à devenir un drogué en croyant accéder au sommet de la révélation.
Il existe des initiations en Inde, mais il faut être né indien et parler Sanskrit. Ceux qui reviennent d’Inde ou du Japon en croyant être initiés au prix fort ou se livrant à des gestes de singes frappeurs sont risibles. Ou bien d’autres non moins stupides se félicitent de ce que la révolution culturelle chinoise liquida toutes les confréries.
 Il n’y a en Occident que des approches infinitésimales, sans expérience initiatique réelle. Ce qui existe ne pourrait produire que des destructions. Ceux qui se présentent comme des dépositaires d’initiation sont soit des menteurs, soit des syncrétistes faisant basculer dans des pratiques aberrantes et sectaires. - Soit il reste des vraies initiations, mais est-ce que les Occidentaux modernes ont encore les nerfs pour les supporter? Ce n’est sans doute pas le cas. - Le seul trait de celui qui a reçu une vraie initiation est qu’il se tient parfaitement modeste, parfaitement silencieux, parfaitement évanescent et imprécis sur les conditions de son initiation. Les autres, les initiés professionnels, font tomber dans le sectaire.
 
La crise intellectuelle majeure est que l’on ne peut pas être initié avant de mourir, donc il ne faudrait pas faire valoir la réalité de l’ésotérisme. Mais inversement comment comprendre la métaphysique sans savoir qu’elle est une pratique ésotérique? La métaphysique entre dans un savoir dont la clé est l’ésotérisme, mais qui reste fermé. Comment le transmettre?
Seules deux pratiques ont un pouvoir ésotérique sur les individus. La première, qui est presque aussi grave que la mort, est l’amour - et plus encore le mariage. Or les mariages finissent presque tous mal. La gravité du mariage est à la mesure de celle de l’initiation. Sans se réduire à un sens social civil, mais la pratique amoureuse est une réciprocité absolue entre deux âmes. Cette portée initiatique culmine dans la naissance. Le second grand geste est le voyage. Il est une forme d’initiation, avec un terme le plus fascinant, le plus initiatique, le plus dangereux : l’exil.
Nous pouvons sur un mode laïque dévoiler la puissance de l’ésotérisme en valorisant les informations de Granet sur le taoïsme. Malgré le voile sociologique, il s’approche de certaines réalités complexes. Le taoïsme est l’ésotérisme de l’efficace de la souveraineté chinoise.
 
Granet et l’ésotérisme taoïste
Le système taoïste et le système orthodoxe se constituèrent à partir d’un fond commun. Quand ils se trouvèrent en concurrence, ils se définirent par opposition. Leur antagonisme est ancien. Il se traduit d’un côté par le désir qu’avaient les écoles de lettrés de revêtir leur théorie d’une espèce de prestige officiel, d’autre part chez leurs adversaires par une grande violence de l’esprit de secte. Quand fut édifié l’empire et qu’il fallut donner une religion, la concurrence des doctrines se marqua plus violemment, elle commença à correspondre à un classement des personnes. Même les échanges d’idées furent fréquents. C’est moins par le fond idéologique que par l’orientation de la spéculation pratique que se distinguent taoïsme et orthodoxie. Ils représentent un double courant doctrinal qui a pour source de vieilles croyances nationales. Si l’on réserve la question d’une sophia asiatique élaborée à un âge que l’histoire ne permet point d’atteindre, et si l’on ne tient pas compte d’influences indiennes secondaires qui s’exercèrent au moins à partir du deuxième siècle de notre ère, on peut définir le taoïsme comme un mouvement de pensée proprement indigène orienté vers le mysticisme.
 
Le concept de système vient de l’idéalisme allemand. Ce dernier sert de modèle latent de la théorie sociologique.
Le fond commun du taoïsme et de la religion orthodoxe est l'efficace. Mais Granet laisse indéfini ce fond commun. Bien sûr, nous comprenons que le taoïsme est l’ésotérisme du système orthodoxe, leur articulation est celle entre profane et sacré.
Le rapport à l’opposition montre le structuralisme de Granet. C’est un système de relations avec soit des continuités, soit des oppositions. Mais Granet ne qualifie pas cette opposition ; alors qu’elle est précisément celle entre l’exotérique et l’ésotérique. Il lui manque le concept clé. Guénon aborde les mêmes problèmes avec la clé de l’ésotérisme. La préface de La Grande triade montre que l’othopraxie de la religion impériale est opposée par les sociologues au taoïsme, mais cette opposition est formelle et extérieure, car en réalité le taoïsme est une pratique métaphysique et donc ésotérique de l’othopraxie religieuse. La sociologie ne peut pas dépasser l’opposition alors qu’un regard initiatique manifeste la continuité entre les deux pratiques. On passe d’une pratique extérieure du structuralisme oppositionnel à une doctrine intérieure d’une continuité secrète entre ces deux pratiques. La sociologie du pouvoir que propose Granet n’est pas à la mesure des objets qu’il étudie, il faut y substituer une anthropologie initiatique. Nous devons sauver Granet en le soumettant à une anthropologie d’un rang supérieur, l’initiation. Telle est la méthode laïque, profane, scientifique, que nous avons à adopter : introduire le point de vue initiatique pour mettre en cause le point de vue structuraliste classificatoire que nous lisons ici.
Quel est cet antagonisme? Quels sont les termes qui séparent, si ce n’est le rapport entre le visible et l’invisible. D’un côté lettrés seraient la religion officiel, comme s’ils n’étaient pas initiés. Or en admettant l’hypothèse que les idéogrammes sont des dieux, ceux qui apprennent à les écrire passent dans un rapport initiatique à l’écriture. D’un autre côté, concevoir le taoïsme comme une secte revient à produire un jugement sociologique sans entrer dans la profondeur de la chose. 
Il n’y a pas d’initiation sans classement, par exemple entre l’apprenti, le compagnon et le maître. Le compagnonnage produit une initiation mais aussi une classification.
L’échange d’idées est celui entre un ésotérisme et un exotérisme. Granet se rend compte du problème : il parle d’une opposition, d’un antagonisme, puis il mentionne des échanges d’idées. Des symboles de l’exotérisme passent à l’ésotérisme.
Le fond idéologique, concept marxiste, remplace le fond commun. Granet avoue sa difficulté à cerner son objet. Le chiffre deux, la dualité, le dualisme, sont une structure initiatique. Nous sommes passés d’un structuralisme oppositionnel à un dédoublement de la raison.
Puis on tombe dans Barrès après être parti de Lévi-Strauss. La veille croyance nationale est la théorie de l’efficace de la souveraineté. Il manque à Granet un modèle théorique.
 
En mettant de côté tout ce qui est important, nous faisons du mysticisme, du Bergson. Ici Granet dit n’importe quoi, mais il est tellement sérieux qu’il vit les problèmes. L’ésotérisme est ce qui est réservé, comme la musica reservata du dix-septième siècle, celle qui donne lieu à des élaborations trop complexes pour le public. La sophia asiatique rejoint Ficin et la chaîne d’or, qui depuis Zoroastre et l’Antiquité jusqu’aux druides, a été transmise à l’humanité. Cette pia philosophia ou cette religio philosophica, cette religion philosophique ou une philosophie pieuse, sont ce Ficin appelle une sophia prisca. L’initiation est la transmission de cette prisca sophia, qui est quelque chose de préhistorique.
Le grand problème est la préhistoire, car les vraies initiations se faisaient dans les grottes des chasseurs qui buvaient de l’urine de rennes en chaleur pour se rendre ivres (Panurge porte des cornes de cerf). Les préhistoriens sont moins bornés que les historiens qui veulent des traces écrites. La vérité n’est dans les livres, mais dans la transmission. Il se peut que quelque chose soit transmis par un livre, mais ce qui importe c’est la transmission. L’axe de l’humanité ou plus précisément de l’humanisation est la transmission, quelqu’un qui montre comment on fait quelque chose. L’important n’est pas le livre mais la transmission qui s’effectue par son moyen. Le refus de la préhistoire est celui des gestes de transmission avant l’âge de l’écriture. Leroi-Gourhan voit partout des signes initiatiques dans les grottes, notamment dans la grotte cosquer, où l’on voit un crâne d’ours et des pieds qui tournent. Ceci explique aussi le pèlerinage à la Mecque, où l’on fait le tour de l’objet noir. Le refus de Leroi-Gourhan de statuer sur le sens des religions préhistoriques et la transmission généralisée de cette impuissance nous privent d’une forme capitale d’accès à l’initiation. Au lieu d’être une approximation parabolique, sa ligne est une divergence parabolique. Les sciences humaines sont rétribuées à proportion de l’écart qu’elles prennent par rapport à la réalité : si l’écart augmente, les médailles et les financements tombent. Le cycle initiatique s’est constitué dans la préhistoire. Ficin et Guénon sont des préhistoriques, des paléolithiques - c’est pourquoi les gens ne les comprennent pas. C’est dans le paléolithique que l’on peut comprendre l’homme, car c’est là qu’il s’est fait.
Il y eut des transmissions initiatiques de l’Inde à la Chine par le Tibet. Granet perd ici le Tibet et les vallées passant par la Thaïlande et les déserts turco-mongols au nord du Tibet. Il saute par-dessus le bouddhisme tibétain comme une poule par-dessus son œuf. Le Tibet est le lieu d’un échange de l’Inde à la Chine. Granet saute par-dessus le bouddhisme et par-dessus le Tibet pour faire de la sociologie. Les influences en Inde sont certaines et même antérieures au bouddhisme, elles remontent à des voies initiatiques. Le bouddhisme est venu de confréries antérieures, qui ne sont plus aujourd’hui attestées par rien, sauf peut-être par des grottes - c’est pourquoi on retrouve des manuscrits dans ces dernières, notamment celles présentes sur la route de la soie. La route de la soie est une voie initiatique ; à travers la soie se transmettait l’influence primordiale de la sophia asiatica.
Le primitivisme n’est pas l’objet ici. Il est le masque que les Occidentaux arrogants se donnent pour faire face à des initiations qu’ils ne comprennent pas. C’est du Lévy-Bruhl.
Que veut dire «orienter»? Où est l’Orient? Pour avoir un Orient, il faut avoir un objet de pensée, mais l’Orient est le Tao, donc pas du mysticisme. Le mysticisme est une catégorie ridicule issue du Moyen-âge européen. Et Granet ne fait pas la distinction entre «mystique» et «mystérique». «Mystique» signifie : qui s’unit à Dieu par le Christ ; ce qui n’a rien à voir avec le sujet présent. Mystérique veut dire : qui suit les mystères antiques. Au mieux il faudrait avoir ici «mystérique» et non «mystique». Le mysticisme est une union fusionnelle au Dieu judéo-chrétien par la médiation du Christ.
 
 
«Le Tao n’est pas lui-même une cause première. Il n’est qu’un Total efficace, un centre de responsabilité, ou encore un milieu responsable. […] Il n’est point créateur, rien ne se crée dans le monde et le monde n’a pas été créé. Les héros qui ressemblent plus à des démiurges se bornent à aménager l’univers. Les souverains sont responsables de l’ordre du monde et n’en sont point les auteurs. Quand ils ont de l’Efficace, ils parviennent pendant une ère et sur une période déterminée en fonction de leur autorité à maintenir un Ordre de civilisation dont l’ordre des choses est solidaire. Le Tao n’est que la sublimation de cet Efficace et de cet Ordre.
[…] La considération des causes secondes ne présente pas d’intérêt : elle n’a pas d’applications. Ce qui rend compte de tout le détail des apparences, ce n’est point un détail de causes, c’est le Tao.
La pensée chinoise, pages 275 puis 274
 
Cette expression de milieu responsable vient-elle de Teilhard de Chardin, qui vécut en Chine en même temps que Granet? Il parle de milieu divin. Il conçoit Dieu non comme une cause mais comme un milieu divin.
La supposition d’un raccordement de deux triangles par la pointe illustre cette page : elle énonce les conquêtes conceptuelles du taoïsme dans la langue de Malebranche avec les concepts d’Ordre, de cause seconde, et de cause première - le tout couronné par le concept d’efficace.
 
Le génie de Granet est fragile. Il trouve des concepts majeurs, puis suppose que le Tao est le mana. Ce dernier date des années 1930 et vient des explorations des ethnologues en Océanie qui croyaient trouver une origine des religions dans des cultes océaniens proches de Tahiti. Ces populations taxées d’animistes ne reconnaissent pas de Dieu mais une influence partout répandue qui est le mana. Sous l’influence de Lévy-Bruhl, on a forgé un concept précis. On a cru, au-delà du judéo-christianisme, avoir atteint un âge prédéistique de l’humanité. Les chercheurs expliquaient tout par le mana et l'associaient à la théorie du totem. Ils croyaient avoir trouvé le nom du domaine influenciel dans lequel vivait l’animisme.
Sauf que c’est faire fi de Dumézil, élève de Granet. Dans la préface de Mythe et épopée et de La religion romaine, il change tout de manière brillantissime. C’est aussi un meurtre du père, puisque Granet rejoint la thèse du mana. Granet est un militant socialiste de l’École, c’est un socialiste peguyiste membre d’une ligue anti-alcoolique. Ce socialiste bergsonien est toujours bloqué. Quand il quitte la philologie chinoise, il tombe dans l’élan vital, dans la mystique, dans l’émoi sensuel - dans les délires du socialisme des années 1900 à la Proudhon. Il considère le socialisme comme la mana. Dumézil, de droite, maurassien, présente la mana comme de la non-pensée. Il reproche à son maître de méconnaître les sociétés archaïques : plus on entre dans la préhistoire des sociétés, plus on s’aperçoit que ce sont les hiérarchies des dieux qui produisent les effets mana. L’ordre des dieux précède le mana.
Le bergsonisme considère que le mana primitif se rigidifie dans un panthéon qui est la retombée de l’élan vital. Dumézil, au contraire, place, au commencement, des panthéons hiérarchiques, dont la première forme est la trifonctionnalité. Leurs relations formelles engendrent des effets influenciels gouvernés par des collèges de prêtres qui en usent comme un mana, qui en sont les distributeurs patentés, articulés, structurés. L’âge prédéistique est une illusion socialiste, bergsono-peguyiste, une pensée de l’indéterminé originaire. Alors que pour Dumézil c’est la structuration initiale du panthéon qui gouverne tous les influx religieux. Dumézil dispose d’une preuve écrasante : l’Inde est le site le plus puissant de diffusion de religion dans le monde, donc il devrait y avoir une surdétermination du mana. Or les Indiens disent que, à l’origine, il n’y a pas le mana mais la parole, qui, dans la plus pure des grammaires (le sanskrit), définit les fonctions des dieux dans l’acte du sacrifice. C’est un espace, le tertre du sacrifice ; un rite, le sacrifice ; et un but, le maintien de la hiérarchie des dieux comme résultat du sacrifice. Au commencement c’est un espace dans lequel s’effectue un rite. Tel est le fondement du primat dumézilien du rite sur le mana.
Granet montre que, même en Chine, l’efficace ne s’exerce que sur un espace, celui du sacrifice, qui deviendra celui de la cité interdite. L’espace de la cité interdite vérifie le caractère structural et ordonné de la parole du sacrifice. C’est pourquoi elle est un rite à ciel ouvert. La pensé chinoise de la cité interdite devient un ésotérisme spatialisé qui ne suppose aucun mana primitif, mais qui vérifie l’axiome du Veda (capital pour Guénon, Rabelais et Dante) : les dieux aiment l’occulte.
Ce corpus formidable vérifie ce lien entre un ésotérisme, une initiation, un espace, un rite et une efficace. Le passage sur le mana devient dépassé au profit d’un certain nombre de concepts qui, grâce à la qualité du travail de Granet, émergent : le chemin, le cycle, la voie, la voie royale, l’ordre, le roi, la musique, le centre. Pendant que Granet fait tourner la pensée chinoise autour du centre, Guénon combat pour un ésotérisme du centre dans Les symboles de la science sacrée. Granet et Guénon, qui étaient nés pour s’opposer, en réalité sont en solidarité - sauf que Granet est le sociologue du centre et Guénon l’initiateur du centre. Ils convergent dans une même appréciation du taoïsme du centre. Tao veut dire centre.
C’est un module critique à l’égard de Dieu : le Dieu judéo-chrétien a beaucoup d’attributs, mais il n’a pas le centre. Le centre est une façon de repenser la divinité. Il est le rival conceptuel de dieu ; c’est là le problème de l’œuvre guénonienne.
 
Le chapitre 1 du Tao Te King parle du néant permanent, continu, éternel, qui s’associe à la Mère des êtres. La différence entre Dieu et le centre est que Dieu est l’être, mais il manque ce principe antérieur à l’être qu’est le néant éternel. Le centre est un module initiatique qui révèle la relation initiale entre le néant et l’être. Les théologies de l’Occident sont trop ontologiques, elles appartiennent à ce que le Tao appelle la Mère des êtres. Notre Dieu mâle est pour le Tao la Mère des êtres. La vraie figure antérieure à Dieu est le néant. Le vrai centre et donc le vrai efficace sont le rien ; mais on ne peut entrer dans la toute-puissance du rien que si on a été initié, car la pensée pense l’être mais l’initiation révèle le néant, le fond unique du premier chapitre du Tao Te King.

vendredi 2 mars 2012
La nécessité du dédoublement : qu’apporter à la Chine?
La Chine est un ésotérisme à ciel ouvert, réalisé. En Occident, un savoir analogue ne circulerait que comme un ésotérisme. Mais dès lors que la Chine réalise historiquement et constitue le savoir de ses lettrés à partir des thèmes que nous établissons, est-ce encore un véritable ésotérisme? Il existe une telle liberté d’accès à ce que nous ne connaissons que sous le mode de l'initiation, une telle intuition de l’ordre dans sa manifestation que nous ne pourrions conclure qu’à partir d’un rite initiatique ; que nous nous demandons si l’opposition ésotérisme / exotérisme vaut encore en Chine. Ce dispositif spirituel n’a-t-il pas surmonté cette opposition?
Qu’est-il arrivé à l’Occident pour qu’il doive dédoubler sa sagesse? Alors qu’il existe des pans entiers dans l’histoire humaine où le rapport à l’ordre ne repose pas sur ce dédoublement.
 
Aujourd’hui la Chine passée par le maoïsme, la révolution, l’industrialisation, a à nouveau besoin d’un ésotérisme. L’un des traits de la propagation du modèle occidental de développement est d’imposer aux sociétés un système ésotérique, ou un dédoublement entre un ésotérisme et un exotérisme. L’occidentalisation développe tellement la mathesis qu’elle rend inévitable la constitution d’une raison dédoublée, où le dédoublement est la seule façon d’articuler le visible et l’invisible. Dès que la Chine est engagée dans un processus d’occidentalisation à outrance, elle retrouve la fatalité occidentale d’un système de dédoublement. L’empire chinois apparaît comme un âge d’or où, pour la seule fois de l’histoire, le dédoublement fut hors de question et remplacé par le Tao. Nous l’entrevoyons aujourd’hui dans un horizon de dédoublement, mais dans les sociétés asiatiques procédant de l’idéogramme chinois, ce dédoublement devient récent, une fatalité de la modernisation, et annonce une nouvelle complexification de la raison chinoise.
Aujourd’hui en Chine toutes formes de confraternité, de tradition initiatique, sont interdites. - Seul le taoïsme dispose encore d’une vitrine sociale encore vérifiable. Le bouddhisme n’est soutenu que pour être mieux contrôlé. Le communisme produisit un résultat singulier : de même qu’il y avait une raison simple, mythique, dans l’ordre ancien, il n’y a qu’une raison simple autorisée par le parti communiste, qui est autoritaire, s’impose et exclut toute forme de complexification de sa représentation sociale.
Si le dédoublement est la fatalité de la modernisation occidentale et s’il est interdit par le communisme, comment des formes de dédoublement peuvent-elles émerger dans ce totalitarisme de l’univocité? Quelles sont les failles par où reviendra l’ancienne complexité mythique refoulée par la nouvelle univocité socio-économique?
 
La prédiction que nous pouvons faire en observant les Chinois est de se dire que le dédoublement ne pourrait venir en lieu et place de l’ancien ordre que par la pénétration du christianisme. Ce dernier est une machine à produire du dédoublement, par exemple entre le monde et le ciel (Saint Paul). Seul le christianisme ré-ouvrirait un espace spirituel dans la Chine. L’Occident apporte à la fois les maux et les remèdes ; la mathesis qui exige le dédoublement, et le christianisme qui produit du dédoublement.
Mais, dans le christianisme, le dédoublement a un visage qui fait frémir. Ce n’est pas le dédoublement de Pascal. Ce dernier dévoile le caractère dédoublant par rapport à une société donnée. Il donne un savoir de la science dans la modernité. Or Pascal arrive à Moscou (et le résultat n’est pas plus brillant) et non en Chine. Mais arrivent en Chine des sectes protestantes produisant des dédoublements de la forme suivante : la structure de surface est l’empire américain, et la structure intérieure est le sentimentalisme subjectif d’êtres incultes.
Ce dédoublement n’est pas celui du signe mais des consciences. Si l’initiation doit introduire le chiffre deux dans les sociétés, si une société devient féconde à la mesure de son introduction de la dualité, il faut distinguer un dans le christianisme des consciences et un dédoublement du signe.
Le dédoublement des consciences est l’hypocrisie : un Roumain est communiste dans sa conscience sociale et orthodoxe chez lui.
Le dédoublement du signe se trouve par exemple inscrit chez Dante. Un signe possède un sens littéral, mais aussi sa profondeur qui passe par les quatre sens de l’écriture (littéral, moral, allégorique, eschatologique).
L’allégorisation des consciences n’est pas celle des signes. L’entrée du christianisme en Chine par les sectes protestantes et par la théologie du vingtième siècle produit des recherches d’univocité fusionnelle du cœur, un rousseauisme de l’invisible - mais sans étagement des puissances du signe. Ceux qui souhaitent que le christianisme ouvre la Chine (encline à l’univocité de la mathesis) aux mystères ne plaident pas pour un dédoublement spirituel, mais pour l’extension du désordre américain dans la Chine elle-même.
 
Il faut ouvrir deux portes : d’abord rendre accessible à la Chine son propre espace mythique par une philologie en révélant la pluralité des sens, puis proposer des structures de culture occidentale qui soient dédoublantes. Il s’agit d’identifier dans les corpus du savoir occidental le plus grand potentiel dédoublant, celui qui produit un dédoublement du signe et qui restitue l’ancienne univocité chinoise par-delà le caractère rigidifié de la mathesis qui devient industrialisation et administration du territoire chinois. L’invocation de l’action d’un individu ou de quelques individus venant de l’Occident pour proposer des modèles de dédoublement à plus d’un milliard d’hommes a quelque chose de dérisoire. Mais la Chine est demandeuse voire acheteuse du savoir occidental. Elle veut retrouver en Occident ce qu’elle trouva avec Marx. Elle a l’habitude de demander un fécondant à l’Occident et cherche un nouveau Marx pour radicaliser son univocité ou son immanence.
Qu’avons-nous dans nos traditions qui puisse proposer à la Chine une libération spirituelle à la mesure de l’attente qu’elle place en nous? La Chine attend quelque chose, il faut lui proposer un module théorique à la mesure de la demande qu’elle formule. C’est se tenir dans le jeu de la demande, la travailler, la faire entrer dans sa propre fécondité.
 
La demande de Platon est réelle. Confucius étant considéré comme le Socrate chinois, les Chinois veulent ce que notre propre Confucius produisit avec Platon. Mais si cette voie est à la mesure de ce que nous pouvons leur proposer, si Platon est un savoir dédoublant (entre le sensible et l’intelligible), nous rencontrons une difficulté. Faut-il lire les textes en français, en anglais, en grec? Quelle est la langue de véhicule donnant accès à Platon?L’extension d’un platonisme ou d’un néoplatonisme destiné à la Chine se heurte à la question des véhicules linguistiques. Cette difficulté est redoublée par le fait que pour les Chinois toutes les langues de l’ouest sont du latin. Pouvons-nous prendre au sérieux ce véhicule latin et enseigner Platon à travers cette langue?
Cette voie existe. Les Chinois comprennent parfaitement la Lettre VII de Platon et la Lettre II (la théorie des trois rois). À la suite de Ficin, nous pouvons nous demander si les Lettres de Platon n’ont pas une fécondité suffisante pour dévoiler le platonisme.
De plus, il est difficile de réaliser ce que la langue chinoise n’a pas vocation à faire, c’est-à-dire substancialiser les abstractions, comme le Grec passe de kalos à to kalon kat’auto. Comment dire le beau sur le mode d’une substantialisation d’une catégorie abstraite tirée d’un adjectif? La tentative de transmettre le platonisme en Chine se heurte à la substantialisation des adjectifs et à la dialectique de division de ces abstractions qui constitue la méthode de Platon (le Sophiste). On peut enseigner le mouvement des genres au nom du fait que la Chine est une pensée de la mutation et que la communauté des genres pourrait avoir une vocation à une communication entre l’Orient et l’Occident. Mais cette construction de genres, d’abstractions, s’oppose à l’idéogrammatisation d’un objet. La structure d’agrégat du sens dans un signe chinois n’est pas une structure d'abstraction mais de complexification.
Pendant que les sectes protestantes enseignent le doux Jésus, il serait magnifique d’enseigner Platon. Il y aurait au moins un équilibre dans les fonctions de refonte de la mathesis.
 
De plus, le corpus du cartésianisme est une pensée d’une telle clarification et d’une telle maîtrise de son architectonique, qu’il est commode de le transmettre sous une forme quasi-structurale. Nous y sommes aidés dans le fait que deux des quatre grands cartésiens (Leibniz et Malebranche) écrivirent des textes majeurs sur la Chine et manifestèrent un intérêt technique pour la pensée chinoise. Cette voie par extension du cartésianisme ne poserait pas les mêmes problèmes que le platonisme, car c’est une pensée substantialiste - mais pas des substances comme catégories, mais des substances singulières (ego, causa sui). Ces substances sont des singularités ne trouvant pas leur identité au sein d’une analogie de l’être, qui donc n’appartiennent pas à la querelle des universaux ou s’en sont libérés.
Mais si nous transmettons avec succès le cartésianisme, nous transmettons par définition la mathesis, donc nous ne produisons pas un savoir dédoublant. Nous apportons la légitimité de notre science et de notre modèle de civilisation, et nous risquons de rendre encore plus impénétrable la mathesis au dédoublement. Dans l’apport d’un savoir cartésien, par exemple les Règles, les Chinois y voient l’épistémologie du mécanisme, l’enregistrement occidental des progrès liés à la physique mathématique ; ils prennent le cartésianisme comme une épistémologie plus que comme une métaphysique. Ce sera une procédure de légitimation plus qu’une remontée au fondement abyssal. Pourtant nous savons qu’il y a une remontée au fondement abyssal : la troisième Méditation de Descartes, la puissance chez Spinoza, la vision en Dieu chez Malebranche, la force chez Leibniz, ouvrent des espaces d’intelligibilité dépassant toute forme d’épistémologie justificative, car elles font entrer l’infini dans la pensée.
L’obstacle du marxisme est difficile ; il s’appuya pour une part du cartésianisme dont il fit une idéologie de la mathesis, une justification de l’extension du pouvoir occidental fondé sur la physique mathématique. L’idéologie tient déjà cette positon ; et pour subvertir l’idéologie l’effort est plus grand que pour creuser un espace nouveau, un dédoublement non perçu ni thématisé par l’idéologie.
Cette voie du cartésianisme est la plus simple mais aussi la moins féconde. Elle risque de confirmer l’image d’un Occident colonisateur, qui domine par ses moyens technologiques , qui confirme des procédures d’immanence. Ce second corpus pose encore plus de difficultés que le premier.
 
Le troisième corpus rendu nécessaire par la domination du marxisme est l’idéalisme allemand. Ce serait produire une critique du marxisme par l’idéalisme allemand, le premier effort à produire étant de critiquer Marx par Hegel.
Mais est-ce le rôle des Français que d’enseigner la Logique de Hegel aux chinois? De telles responsabilités incomberaient plus légitimement aux Allemands ; d’ailleurs des chaires de philosophie de l’idéalisme allemand existent en Chine et sont occupées par des professeurs venant de la grande tradition de l’université allemande. Ce serait la tâche par excellence, mais elle n’est pas à coup sûr entre nos mains. - Les cheminements sont parallèles au Japon, où la tradition d’enseignement de Hegel se confond avec la fondation des universités.
Mais comment interpréter Hegel? Comme Kojève, en en faisant une logique de la modernité - et alors nous retrouvons la compacité de la mathesis? Comme Heidegger en y voyant un système clos du sujet sur lui-même - mais alors nous enseignons Heidegger et non plus Hegel, à savoir la nécessité de transgresser la clôture?
Heidegger montre que, dès que nous fermons une œuvre pour la destiner à ses limites, nous tenons un point de vue externe de libération à l’égard de ces limites.
Kojève (Temps, concept, discours) pense que le système hégélien n’a pas de dehors ; il gère l’immanence radicale d’un système sans dehors. Le système hégélien n’a pas de dehors car la structure conceptuelle s’identifie avec celle du discours. Nous ne pouvons pas parler discursivement autrement que par les catégories du système hégélien. Parler c’est être hégélien, et être hégélien c’est parler. Contre Heidegger, il n’y a pas d'anthropologie alternative à celle de la reconnaissance.
Nous pouvons chercher un Hegel chrétien comme celui de Vieillard-Baron. Ce serait faire de Hegel une pensée de la trinité. Alors l’introduction de Hegel en Chine critique le marxisme et l'immanence. Cette perspective devient un appui à la pénétration des Églises dans le continent asiatique. Cet Hegel est le bagage conceptuel accompagnant l’avancée des Églises - en fonction bien sûr de l’attrait des Églises pour l’hégélianisme, influence déclinante. - Faut-il soumettre la Chine à l’influence jésuite?
 
Comme figé par de telles difficultés, l’Occident vend, dans cette logique de la demande, de la phénoménologie ou de la philosophie analytique. Ce sont des anti-platonismes, des procédures consistant à préférer des phénomènes d’intentionnalité ou de discursivité à toute forme de chose en soi, et à faire en sorte que l’on puisse trouver du sens à travers cette phénoménalité même. Ce sont les phrases, les propositions de la philosophie analytique axiomatisée ; ou, dans la phénoménologie transcendantale, des phénoménalités ne trouvant comme sens que leur intentionnalité. Ces deux ordres donnent lieu à des trouvailles extraordinaires ; mais ces dispositifs se définissent par leur parti-pris exclusif du monde manifesté. Des métaphysiques de la phénoménologie et de la philosophie analytique se sont constituées. Le tournant théologique de la phénoménologie consiste à restituer une métaphysique à l’intentionnalité, par exemple par le phénomène saturé. Ce dispositif est proche du cartésianisme, entre d’un côté une manipulabilité de l’étant devenue celle des causes et des intentionnalités de l’étant, et de l’autre une expérience de l’infini qui se donne comme certitude négative. Ce qui fait que Jean-Luc Marion est spécialiste de Descartes et représentant actuel du tournant de la phénoménologie : il répète au vingtième siècle l’opération cartésienne.
S’il y a un dédoublement, il est de type théologique ; la substance invisible est une forme de la transcendance. Dans l’ésotérisme le dédoublement libère des substances latentes ; ce qui n’est pas présent ici. C’est la différence entre la théologie de la création transcendante ; et l’alchimie comme libération d’un substrat latent, d’un feu intérieur des substances.
Les difficultés liées à l’objet du cartésianisme veulent se répéter. La théologisation de la phénoménologie confirme soit l’avancée des Églises (comme l’hégélianisme), soit une spiritualité de la mathesis, faisant corps avec elle et l’approuvant. Ceci conduit à un spiritualisme de la domination totale de la terre. Pour la philosophie analytique la procédure est différente (Frédéric Nef, Qu’est-ce que la métaphysique?). La phénoménalité discursive a besoin d’être fondée - ce qui donne lieu à la métaphysique australienne (cf Claudine Tiercelin). Cette dernière pense qu’il est possible de faire une métaphysique sans platonisme, sans dédoublement, mais uniquement une métaphysique de macro-entités du discours. Les jeux linguistiques reposent dans des entités, des semi-universaux, des structures du langage qui en assurent les permutations et les effets de pertinence. Ce langage du langage est un redoublement de nominalisme.
L’introduction en Chine de la théologie phénoménologique redouble le cartésianisme, et l’introduction de la métaphysique analytique retrouve Ockham. - Et nous savons que Ficin traduit Platon afin de mettre un terme au logicisme du nominalisme du quatorzième siècle, au risque encouru par la civilisation par l’extension des sophismes du nominalisme (et aussi dans sa lutte contre l’averroïsme).
Nous sommes face à une double importation prévisible des pouvoirs de l’Occident, entre l’ockhamisme et le cartésianisme. À quoi il faudrait ajouter la pragmatologie ou le pragmatisme, qui est soit un cynisme (une version de l’utilitarisme s’appuyant sur le machiavélisme), soit une résurrection d’une ontologie de la réalisation des actes trouvant des formes d’identifications dans la philosophie médiévale (Duns Scot, dont Peirce est spécialiste). Le scotisme repose sur la structure ontologique des singularités reposant elles-mêmes sur une essence (le nominalisme aussi repose sur des singularités, mais elles n’ont pas d’essence). Cette essentialité des singularités s’appelle des haeccéités. Ces dernières sont des essences de singularité ; elles sont des opérateurs essentialistes des singularités. Si la pragmatologie n’est pas un utilitarisme voilé, alors c’est un scotisme des haeccéités.
 
Comment diffuser en Chine des pensées aussi complexes, obscures, traitées par l’Occident comme des empêchements au développement de toute civilisation féconde? Florence et Rabelais traitent très durement le scotisme et ses singularités pour développer l’humanise. Pékin développe aujourd’hui des colloques internationaux de philosophie médiévale occidentale, avec des représentants de la lecture analytique de la philosophie médiévale.
De Granet à Vico et à Guénon
Granet n’est pas l’équivalent d’une pénétration d’une philosophie. Il est un extraordinaire sociologue ; mais il n’entre pas dans l’esprit des contradictions spéculatives des Chinois (il cherche un sens sociologique avec une mathesis qui est celle des opérations sociales). Et il écrit sur la base d’une connaissance de la Chine qui s’arrête en 1913 ; il ne sait rien des événements postérieurs. Il reconstitue la Chine médiévale et non la Chine contemporaine. Il ne dispose d’aucun opérateur intellectuel permettant de faire comprendre ce qu’il en est aujourd’hui.
Granet a besoin d’un mentor qui lui permette de penser le règne de la quantité. D’où une pratique d’un Granet comme moyen et non comme thèse, d’un Granet utens et non d’un Granet docens. Il peut être lu de deux façons.
La première est de l'associer à Vico qui est une sorte de sociologie mythique. Le modèle théorique de Vico pour comprendre l’humanité est l’histoire de Rome ; et le modèle théorique dont se sert Granet pour comprendre la Chine est tiré de Rome et dans les luttes entre patriciens et plébéiens. Rome unit vico et Granet. Et Granet ne pense pas le passage à la modernité, ce que fait Vico. L’humanité se constitua dans le mythe, mais en modernité elle ne se constitue que sur la réflexion et le droit. Il n’existe aucun mythe moderne ; une philosophie armée pour la contemporanéité doit penser l’abolition du mythe pour que la modernité soit possible. Il s’agit de penser les formes de socialité d’un monde qui perd sa mythologie. Avec Granet, recomposé par Vico, nous nous demandons ce qu’il est d’une Chine sans ses mythes, et dans quelle mesure cette Chine démythologisée n’aurait pas une dimension de redoublement s’offrant à elle par une remythologisation plus que par des retours du religieux. La question qui se pose alors est de savoir comment re-mythologiser une société sans la vouer au nationalisme.
L’autre voie est la relecture de Granet non par Vico mais par Guénon, dans La grande triade, qui cite Granet et propose un dialogue entre les mythologies chinoises développées par Granet et les thèses de Guénon sur l’ésotérisme.
 
Guénon est un penseur dédoublant car il pense la modernité comme règne de la quantité, comme règne de la mathesis cartésienne, le drame accompagnant l’établissement de la modernité cartésienne est la solidification. Les pouvoirs spirituels appartenant au droit et à la société se figent dans les catégories de la mathesis et d’abord dans la sociologie, ce qui conduit les sociétés à une limitation et une destruction croissante(s) de toute possibilité de dédoublement de leur savoir. Guénon prend en compte les risques contenus aussi bien dans la théologie phénoménologique, la métaphysique analytique, qui sont des savoirs colonisateurs restituant sans cesse la plénitude de son autorité à la mathesis.
Wittgenstein lui-même ne remet jamais en cause la structure de la mathesis, mais son œuvre est une épistémologie qui s’alourdit par la perte de la métaphysique qui lui donnait son rapport à l’infini. C’est une revendication colonisatrice. Il n’apporte qu’une solidification de la mathesis. Wittgenstein est un colonisateur en équipement léger.
 
Il faudrait relire d’une façon ésotérique le livre de Granet, qui ne comprend pas tout à cause de son préjugé sociologisant. Mais il fait émerger le caractère ésotérique du grand âge impérial chinois. Mais nous pouvons adresser deux critiques à Guénon. Sa critique ne pourrait pas entamer l’immense chinoise, donc elle devient un savoir stérile sans accès à un pouvoir de dédoublement (en ce sens il faudrait opposer Guénon et Pascal). Son absence d’effraction de la mathesis et de pouvoir de restitution de la dualité serait en fin de compte une impuissance de Guénon.
Et son propos risquerait de conduire à un fondamentalisme chinois restituant l’intégralité de la culture chinoise contre l’Occident, donnant lieu à des voies comme le néoconfucianisme qui illustre le propos de Guénon. Il ne se libère pas mais sert la mathesis, donc Guénon serait armé (et non destructeur) du règne de la quantité.
 
Quelle est la place de l’islam dans ce problème? Beaucoup de guénoniens pensent que la solution passe par l’islam, qui dispose d’un ésotérisme. C’est l’un des dangers du guénonisme, d’une capture de la Chine par l’islam en faveur d’un fondamentalisme chinois. Or Guénon, s’il va au Caire et s’y convertit, ne fait aucun prosélytisme musulman.
Et comme les possibilités ésotériques sont absentes des pays dominés par la mathesis, il aurait donné la solution en marchant vers le Caire ; et ainsi il faudrait limiter le cheminement qui est le sien. Mais il ne fait pas la théorie d’un islam intégral, mais de la tradition primordiale, de l’égalité de chacune des traditions dans le témoignage de l’ésotérisme. Guénon n’est pas figé dans une tradition particulière. Ce serait confondre ce que l’individu put choisir pour faire face aux complexités de son temps et une thèse générale sur l’évolution des sociétés.
L’islam serait en modernité la figure terminale du cycle. Mais elle n’est pas plus vraie que la mathesis ni que les autres configurations de la modernité. Elle fait seulement partie de la totalité donnant son visage à la fin du cycle. - Beaucoup de gens pensent que la conversion à l’islam s’approche au plus près possible du programme de résistance proposé par Guénon. Or il n’écrit aucun livre sur l’islam, son ouvrage terminal porte sur la Chine.
Le véritable enjeu pour une lecture guénonienne en coalition avec Granet est un développement vers l’Asie plus que vers l’islam. Guénon n’a pour objet un islam fondamentaliste. Il ne reçoit qu’un soufisme plus libéral que le soufisme turc. Et le soufisme turc refuse le guénonisme qu’il considère comme trop universaliste. Guénon est dans la ligne d’Ibn’Arabî, lequel est tout sauf valorisé dans les pays musulmans car il ne se tient pas à la révélation coranique comme seul mode d’expression de la spiritualité moderne. Les tenants d’Ibn’Arabî et de l’universalisme entrent en conflit avec les fondamentalistes musulmans.
Au Caire, Guénon est considéré comme un allié des Occidentaux. Son propre fils est vu comme un social traitre obligé de se protéger de la revendication des Frères musulmans. Ces derniers sont tout sauf guénoniens. Le Coran est un rappel de la tradition primordiale, et estime que ce rappel est suffisant. Tandis que pour Guénon le rappel n’est que la tonalité de la tradition primordiale à l’époque ultime du cycle. Le monde du Coran n’est que la phase ultra-déclinante de la tradition primordiale, car c’est ce qui en reste dans la mesure où tout a été perdu. C’est le témoignage, dans un contexte de solidification intégrale, qu’il y eut une tradition primordiale.
Or Guénon n’a pour dessein la tradition primordiale à jamais contenue dans la fin du cycle, mais la tradition primordiale dans sa totalité et dans son intégralité. À sa mort, la Chine de Granet est devenue la Chine maoïsme ; et l’islam se prépare au réveil nationaliste de Nasser.
Il faut interpréter les thèses de Guénon dans ces stratégies de cycles et ré-interpréter les événements à partir de la hiérohistoire des cycles, au lieu de les réduire à des thèses conduisant à un militantisme ou un prosélytisme guénonien(s). Ce prosélytisme conduirait à une retombée de l’enseignement ésotérique dans une religion. La thèse de Guénon est que les religions ne sont pas une réalisation ésotérique. Il n’y a pas de retour au religieux chez Guénon. D’ailleurs les mythologies de la Chine ne sont pas des retours au religieux.
 
Il n’existe aucune issue guénonienne au monde contemporain, seulement une considération, des aperçus guénoniens. La confusion des deux engendre un fanatisme. On croit souvent - ce qui est parfaitement faux - que Guénon ne devrait être lu que par les milieux traditionnels, qui seuls seraient des ayants-droits à Guénon. Or pour Guénon cette notion de milieu traditionnel n’a aucun sens, car elle supposerait que nous ne soyons pas dans le cycle du règne de la quantité. Il n’y a pas de milieu traditionnel, et ceux qui se croient dépositaires de ce dernier oublient que la vue prophétique de Guénon ne représente aucun un milieu traditionnel. Guénon est un événement dans le règne de la quantité, sans milieu traditionnel.
Et ceux qui se prétendent membres d’un milieu traditionnel sont les plus manipulés par le règne de la quantité. En se croyant des maîtres spirituels (et jamais Guénon ne se présente ainsi), ils pensent échapper au règne de la quantité au nom de leur fixation, de leur arriération, de leur inculture - ce qui est un délire, qui n’est qu’une manifestation du désordre contemporain. Il n’y a pas de milieu traditionnel.
L’analyse de Guénon et celle de Marx sont proches. Le capital, qui est une autre façon de dire le règne de la quantité, est un système total dont les éléments contenus en lui sont des fonctions. De la même manière qu’il n’y a rien en dehors du capital, il n’y a rien en dehors du règne de la quantité. Nous avons à gérer des événements internes au règne de la quantité, qui en sont des complexifications. Personne ne peut s'autoriser d’une révélation que d’autres n’auraient pas pour créer quelque résistance traditionnelle au règne de la quantité. - Cette critique philosophique de nombreuses illusions traditionalistes sont mal appréciées de la part de ces supposés milieux.
Le problème du maître dans le Tao Te King
Granet commente le Tao Te King et montre que le concept de production (qui caractérise la causalité occidentale) doit être remplacé par un concept rival de sa signification, la mutation. Dans La pensée chinoise, l’auteur montre que les événements du monde dans la Chine traditionnelle reposent sur la substitution, non pas tant d’une réalité à une autre, mais d’un symbole à un autre. Les permutations de symboles produisent les événements. Elles sont le moteur de toute forme de production. La production est un résultat de la mutation ou de la substitution. Elle doit être soumise à l’alternance, qui est cette suite de mutations dans les symboles qui crée assez de mouvement pour que quelque chose se produise. L’alternance est soumise à la régulation du Tao. Ce dernier est un rythme de l’alternance qui produit des mutations symboliques engendrant des productions.
Alors que Marx pense le capital comme une ontologie générale de la production s’étendant même à la nature et à la pensée et à la spiritualité, ici nous retrouvons les concepts (absents du productivisme de Marx) de symboles, de mutation, d’alternance. Cette triade est placée sous le gouvernement du Tao. Le poème 34 du Tao Te King montre que cette mutation par permutations repose sur le rythme de l’alternance.
 
Le grand Tao s’épand comme un flot,
Il est capable d’aller à droite et à gauche.
 
Tous les êtres sont nés de lui
sans qu’il en soit l’auteur.
Il accomplit ses œuvres
mais il ne se les approprie pas.
 
Il protège et nourrit tous les êtres
sans qu’il en soit le maître,
ainsi il peut s’appeler grandeur.
 
C’est parce qu’il ne connaît pas sa grandeur
que sa grandeur se parachève.
Tao Te King, Chapitre 34
 
L’autre remarque de Granet est que dans ces conditions il n’y a pas de principe de contradiction mais de composition ; les contraires ne s’opposent pas mais se complètent. La droite et la gauche ne sont pas des genres s’opposant selon un principe d’identité ; mais ce sont des contrastes plus que des contraires. Ces contrastes sont pondérés par le Tao et ne donnent lieu à aucune arborescence des genres et espèces régis par la rigidité du principe d’identité. Le texte nous élève à un point de vue où les termes ne sont pas contradictoires. Cette naissance est une régulation et non une production.
 
Ce n’est pas une pensée du propre, ni une ontologie des attributs propres. Ce mot «propre» est important, notamment dès la première phrase du premier chapitre Sein und Zeit. Chacun de nos actes sont les nôtres parce que nous nous les approprions. Même Heidegger qui déconstruit la métaphysique fait reposer encore son ontologie sous le registre du propre. L’Occident est une épopée du propre, trouvant chez Aristote, Descartes et Spinoza une réalisation intégrale avec les accidents par soi ou attributs propres qui ne sont pas détachables de la substance. C’est un monde gouverné par des relations d’appropriation, jusqu’à Heidegger inclus.
En critiquant ceci, Derrida ne sait pas déboiter l’ontologie du propre. Il fait une déconstruction en appelant à Levinas et en disant qu’il n’y a pas de propre mais que de l’autre, une primauté de l’autre sur le propre. Cette issue est par un passage à l’éthique pour nous libérer du propre, sans ontologie alternative. Levinas déteste l’ontologie car il casse la relation de propriété qu’il discerne dans l’ontologie comme rapport nécessaire entre les êtres, qui sont des rapports d'appropriation. Aucune ontologie n’est possible sans propre. Celui qui ne veut pas du propre ne connait qu’une thora ou une éthique.
Or le Tao abandonne le propre sans imposition d’une éthique. La pensée chinoise nous libère du propre sans nous imposer une loi ni une éthique ; sans nous mettre sous la rubrique de l’autre. Le monde de l’éthique se définit comme celui de l’impropre : l’exode, le désert, l’exil. Le Tao nous libère du propre mais sans nous imposer une loi ni une éthique et sans nous mettre sous la rubrique de l’autre comme le font les phénoménologues (conduisant ainsi aux sectes protestantes et au pire colonialisme). Le culte de l’autre est la grande solution depuis cinquante ans. - Or avec le Tao il n’y a plus de propre mais il n’y a pas d’autre.
Heidegger s’intéresse au Tao Te King car il y voit un usage du propre au sens large, sans être obligé de passer par l’autre. Heidegger conclut sa philosophie par un passage par le même, jamais par l’autre. Dans Ereignis il y a le mot «propre». Il en reste à l’approbation, mais espère trouver une dilatation taoïste du propre dans l’Ereignis. C’est un propre incluant en lui-même sa différence. C’est une guerre à mort entre les Heidegger et les penseurs de l’autre qui attaquent la propriété en soumettant la différence au régime de l’autre, c’est-à-dire de la loi.
 
Le Tao n’est pas une figure du maître - ce qui est inconcevable en Occident, même dans le néoplatonisme. Le conducteur du ciel néoplatonicien tient sa grandeur du fait qu’il est le maître, or dans le Tao le propos ésotérique est que la maîtrise passe par la faiblesse. C’est un dépassement du principe d’identité. Ici la maîtrise passe par la faiblesse, la vraie sagesse n’est pas l’agir mais le non-agir. C’est une pensée du retrait à l’égard des choses, détachement au sens de Maître Eckhart et de la mystique. Il n’y a pas de conscience de dieu, pas de dieu personne. Tous les noms divins tombent. Le Tao est au-delà de la connaissance, il n’est pas un dieu omniscient.
Ceci montre la force du manichéisme. Celui-ci accepte l’existence d’un Dieu puissant, Yahvé, qui veut, qui sait, mais c’est le Dieu mauvais. Derrière se tient un Dieu de lumière qui n’a aucun de ces prédicats mais qui demeure inaccessible car au-dessus de la création humaine et de la nature. Le manichéisme réserve un principe derrière celui de la maîtrise, de la conscience, du pouvoir, de la perfection caractéristiques du Dieu visible. - Bref, toute bonne idée de l’Occident vient de ce que cette idée est dédoublée, ce dont le manichéisme est une forme (comme le montrent les textes de l’ouvrage de la Pléiade). Le gnostique restitue des dualités partout où les lectures du platonisme, de l’aristotélisme et du christianisme tendaient au monisme ou à l’unité. La gnose est le chiffre même de la dualité pour l’Occident.
Or dans le Tao il n’y a plus besoin de dualité. La sagesse s’approfondit elle-même, elle ouvre un espace de création, de génie, de vision qui dépasse les antagonismes de la raison.
 
Connais le masculin,
Adhère au féminin.
Sois le Ravin du monde,
la vertu constante ne le quitte pas.
Il retrouve l’enfance.
 
Connais le blanc.
Adhère au noir.
Sois la norme du monde.
Quiconque est la norme du monde,
la vertu constante ne s’altère pas en lui.
Il retrouve l’illimité.
 
Connais la gloire.
Adhère à la disgrâce.
Sois la Vallée du monde.
Quiconque est la Vallée du monde,
la vertu constante est surabondante en lui.
Il retrouve le bloc de bois brut.
Le bloc de bois, débité selon son fil, forme des ustensiles.
Le saint en suivant la nature des hommes devient le chef des ministres.
C’est pourquoi le grand maître ne blesse rien.
Tao Te King, Chapitre 28
 
C’est le yin et le yang, qui ne sont pas des genres s’opposant, mais des aspects non contradictoires d’un monde cherchant avant tout l’équilibre.
Ce ravin est ce dans quoi se jettent les fleuves. Ce texte justifie les peintures chinoises où des torrents se jettent dans l’abîme, avec une cascade qui se jette dans une vallée. Ce serait appartenir au mouvement de l’eau se jetant par-delà les rochers et coulant le long de la paroi. Nous retrouvons alors le poème ouvrant le Faust II de Gœthe : ne regarde pas le soleil qui te brûlerait les yeux, la vérité qui t’attend est la contemplation de la cascade et la philosophie qui t’attend sera les éclats de la lumière dans la cascade.
La norme du monde est-elle une dimension légale ? Ce n’est pas ici une pensée légaliste, mais «la forme du monde». Nous sommes ici loin de la pensée de la perfection. Il s’agit d’être comme un lac qui reçoit les eaux et les apaise en aval ; de devenir arbre comme dans le shintoïsme. Le but n’est pas de devenir le chef des fonctionnaires mais d’être un grand maître, et de ne pas couper le bois. - Plus exactement, nous pouvons couper le bois des cèdres du Japon, à condition de rebâtir le sanctuaire de l’empereur.
 
L’astre surgit !… Hélas, aveugle déjà, je me détourne, les yeux pénétrés de douleur.
Il en est donc ainsi, lorsqu’un ardent espoir croit avoir atteint l’objet suprême de son désir et trouve ouvertes les portes de l’accomplissement. Voilà qu’un déferlement de flammes s’élance des profondeurs éternelles, et nous nous arrêtons, interdits. Nous ne voulions qu’allumer le flambeau de la vie, et c’est une mer de flammes qui se répand autour de nous! Et quelles flammes! Est-ce amour, est-ce haine, qui nous entourent de leurs replis brûlants dans une alternance formidable de douleur et de joie? Et nous nous retournons bientôt vers la terre pour nous réfugier sous le voile de la plus tendre jeunesse!
Que le soleil luise donc derrière moi! La cascade bruit sur les récifs. C’est elle que je contemple avec un transport qui s’accroît sans cesse. De chute en chute, elle se roule, s’élançant en mille et mille flots, et jetant aux airs l’écume sur l’écume bruissante. Mais que l’arc bigarré issu de cette tempête se courbe avec majesté dans sa permanence sans cesse renouvelée! Tantôt en lignes pures, tantôt se fondant dans l’air, et répandant autour de la cascade une fraîche bruine vaporeuse. C’est là l’image de l’aspiration humaine ; médite à son sujet et tu comprendras mieux : tenir son reflet chamarré, c’est tenir la vie même!
Gœthe, Faust I et II, Petits classiques Larousse, pages 239 et 240. (traduction de Nerval revue par Jean-Pierre F


 

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