Dante et la question de la langue

Professeur Bruno Pinchard
Cours 2011-2012


texte établi par Anthony Rousset
 













jeudi 15 septembre 2011

De l'éloquence en vulgaire  présente la théorie du langage telle que Dante l’a construite et formulée. L’ouvrage, écrit en latin, fait partie des textes inachevés, qui marquent autant de difficultés et de crises dans un trajet qui en comporte de nombreuses. Comment un auteur qui a manqué plusieurs de ses livres passe pour être celui qui acheva l’œuvre la plus parfaite, la cathédrale ou la rosace absolument achevées - comme s’il était capable de passer sans transition d’une faiblesse, de l’extrême doute sur les fins qu’il poursuit, à l’extrême certitude ?
La science de l’étude de Dante, la dantologie, est une discipline peu représentée en France dans la mesure où il y a des limites liées à la question de la langue, mais qui s’est développée au cours des siècles dans les pays de culture. Cette science peut être résumée à cette question : comment un homme comme Dante fut possible sur la terre ? C’est une enquête anthropologique, comme si le Zarathoustra de Nietzsche était venu sur la terre et que les hommes se soient demandés comment il put exister. Dante a un côté Bonaparte, Jésus-Christ. Comment Dante a pu être parmi nous - ce dont on s’est aperçu par la violence des réactions que son passage sur terre a produite ?
Il fut saisi en permanence par des périls épouvantables, et il est un rescapé de l’existence - même s’il finit sa vie paisiblement après l’avoir commencé dans le drame. Ce type de personnalité a un autre trait qui le rapporte aux grands hommes : il ne nous reste de lui presque rien à part son œuvre, aucun signe matériel de lui - pas même une signature, pas même une ligne. On ignore quelle était l’orthographe de la langue qu’il employait. Il existe un squelette qui porte ce nom et atteste que, lui, n’est pas ressuscité… Le squelette de Dante est l‘objet d’une "science" à lui tout seul. Dante échoua dans une petite ville d’Italie, Ravenne, et meurt en traversant les grands lacs qui séparent Ravenne de Venise à la suite d’une ambassade dans cette dernière ville en 1321. Son corps est tout de suite l’objet de litiges inouïs, ce qui fait qu’il fut caché. De sorte qu’on est pas sûr que ce soit le corps de Dante qui soit à Ravenne - même si la dernière fois qu’il fut ouvert on trouva dans le tomba une couronne de laurier. Ce corps faillit être volé par les Florentins, qui construisent un tombeau vide. Les gens de Ravenne refusèrent de donner le corps, et quand les Florentins conquirent Ravenne, un moine avait fait un trou dans le mur de l’église qui touchait le tombeau et avait extrait un à un les os de Dante. Quand on expose ses os, il ne lui manque que trois phalanges de la main droite, qui semblent avoir été volées par Florence : celles qui avaient tenus l’épée par laquelle Dante attaqua Florence et celles qui écrivirent La divine comédie. Les nazis eurent également le dessein de s’emparer du corps de Dante et un moine creusa dans la terre un tumulus où il enterra le corps pour le cacher.
Un des paradoxes de Dante est celui qui fait que l’œuvre est inachevée ; et que cet homme qui semblait voué à l’échec de l’inachèvement est aussi celui qui, dans la réalisation de la Divine comédie, arrive à un degré de finition et de perfection rarement rejoint dans l’histoire humaine. Cette articulation entre fragment et totalité est un problème que nous croiserons.
L’un des représentants de la dantologie est Gabriele Rossetti (dix-neuvième siècle), père du grand peintre anglais qui donna lieu au pré-raphaélisme. Une grande partie de l’œuvre de Rossetti fils est une illustration de l’œuvre de Dante, les femmes peintes ou photographiées sont des contemplations intérieures des personnages de l’œuvre dantesque. Rossetti père qualifia la complexité de l’œuvre de Dante. Cette œuvre est comme un système soleil : le soleil est La divine comédie. Mais qui peut prétendre vivre au milieu de la fournaise du soleil ? Dante a semé autant de planètes qui sont ses autres œuvres, autant de points de vue sur le soleil inaccessible qui est au centre. L’œuvre est un système solaire ou chacune des autres œuvres est une planète qui permet de donner un point de vue défini sur l’œuvre. Le De l’éloquence vulgaire a sa valeur en soi, mais c’est un angle sur le soleil de La divine comédie. C’est un point de vue externe qui permet de comprendre les enjeux de La divine comédie sans nous brûler les ailes au feu de La divine comédie elle-même. Il y a un abîme entre avoir lu La divine comédie, et avoir compris le contenu. On peut lire mais, on est jeté face à des énigmes opaques. Il est meilleur pour se préparer à la complexité de La divine comédie de prendre des planètes refroidies (les autres textes, fussent-ils inachevés) pour se donner un point de vue et être capable de supporter le rayonnement du foyer central. Le centre du système solaire est immobile, les autres textes gravitent autour. On regardera les Œuvres complètes de Dante, qui sont l’ensemble des planètes. Il n’y a pas de versant qui ne soit une position définie pour regarder le soleil.
- Édition de la Pléiade par André Pézard. Le seul obstacle est que cette œuvre est traduite en vieux français, ce qui ne la rend pas limpide. Seul ce style nous ferait mesurer la gravité du problème Dante. C’est une langue de l’invention de Pézard, faite de morceaux de la langue du Moyen-âge mais sans être du Moyen-âge.
- Édition de la Pochothèque de M. Bec. Tout est bien traduit en français moderne ; mais on comprend trop bien. Cette édition est dans l’illusion de la transparence. La traduction de la Divine comédie est assez catastrophique, les vers n’ont rien avoir avec l’œuvre de Dante.
- Irène Rosier Cattach 
- Il existe une Divine comédie qui a certains mérites : la traduction en GF (trois volumes), bilingue, placée en coffret, et dans une édition de luxe. C’est l’édition de Mme Risset, professeur de français à Rome, amie de Sollers, lui-même ayant écrit de belles choses sur Dante (article dans La littérature et l’expérience des limites ; dialogue avec un militant catholique dans La divine comédie). Sa traduction assez étonnante se caractérise par sa légèreté, mais elle passe devant des difficultés de manière assez irresponsable. Madame Risset ignore tout de la dantologie, mais son édition est fiable.
 
Quelles sont les œuvres de Dante ? Cf Risset, Vie de Dante. Cf aussi l’Encyclopédie dantesque, qui reprend la dantologie. Dante naît en 1265 dans un quartier central de Florence, d’une aristocratie déchue. Il va devoir pendant son enfance se donner une formation littéraire afin de défendre les intérêts de sa famille que son père avait négligés. Cet homme encore enfant rencontre à neuf ans une femme qui changera sa vie et deviendra l’axe de sa pensée : Béatrice.
Dante est l’écriture d’un homme sur une femme. Son œuvre est l’œuvre par excellence car elle se situe au lieu de la différence sexuelle ; elle interroge la fonction de cette dernière dans l’écriture et dans la pensée. Cette œuvre pose sans cesse et affecte le concept de ce coefficient permanent et radical qu’est la différence sexuelle. C’est un discours qui se situe à l’articulation de la différence sexuelle, le seul corps placé face à la psychanalyse et la découverte de Freud. La pensée occidentale donne une alternative : ou Dante, ou Lacan.
Béatrice a huit ans. Naît un amour qui précipite Dante dans une série de catastrophes : il aime Béatrice sans l’épouser, et Dante lui-même se marie. D’où la question de l’adultère et de la tradition courtoise ou celle du fine amor. Ensuite, Béatrice meurt (sans doute des suites d’une fausse couche) et Dante se voue alors au culte de cette femme morte ; toute son œuvre est un hymne funèbre à cette femme. La différence sexuelle est impliquée dans la question de l’outre-tombe, de la survie souterraine des âmes (ce qui rappelle les mythes orphiques, qui placent les âmes mortes sous la terre). Dante publie sa première œuvre, la Vita nuova, entre 1290 et 1295 : cette œuvre, recueil commenté de ses poèmes, raconte la rencontre et la mort de Béatrice, et l’engagement de Dante à mener une vie vouée à la mémoire de cette femme.
Pendant ce temps, Dante fait une carrière politique à partir d’une corporation des pharmaciens : devenu maire (prieur) de Florence, il gouverne la ville et les territoires associés. Il devra négocier la liberté de Florence face à la papauté, ce qui lui est fatal. Dante prend le pouvoir entre 1298 et 1301, il est convoqué à Rome pour s’expliquer sur sa politique. Alors qu’il est à Rome, un coup d’État place un parti favorable au pape à la tête de Florence. Ce parti exile Dante, le dépouille de ses biens et le voue au bûcher pour résistance au pouvoir papal (le pouvoir est alors divisé entre le pouvoir papal et le pouvoir de l’Empereur incarné par Frédéric II). Dante est accusé d’être gibelin et non guelfe. Ces deux mots représentent des familles allemandes, car les Allemands sont héritiers depuis Charlemagne du titre d’Empereur et faisaient à ce titre la politique en Italie : soit en soutenant le pouvoir impérial (gibelin), soit en soutenant la papauté (guelfe). Dante prend un parti à la fois moderne de rationalité laïque, et archaïque (la politique gibeline comme restauration de la grandeur de Rome). Dante veut restaurer le pouvoir de Rome, ce qui n’est pas de la responsabilité du pape. Dante est à la fois un penseur politique et géopolitique, tout en étant par ailleurs le poète que l’on sait. Il se retrouve à errer en Italie à 35 ans, menacé en permanence d’être arrête ou tué. Dante publie trois poèmes, Rimes de pierre, qui sont la suite des poèmes de la Vita nuova et les premières expériences qui donneront lieu à la Divine comédie. Ces poèmes sont rédigés au cours d’une expérience permettant de passer de la mort de Béatrice à la fausse consolation de la Dona Gentile qui suivra dans le Convivio. Ces poèmes, associés à d’autres fragments, ont été édités à part, dans le Canzoniere.
Commence pour Dante l’heure des bilans, il écrit alors son second livre, Le banquet. Cette première grande œuvre inachevée est un recueil de poèmes commentés par des proses. Ces poèmes sont si gigantesques que l’œuvre a vocation encyclopédie. C’est une œuvre de justification de sa politique. Mais le dessein de réflexion sur Béatrice n’est pas changé, et la posture du savoir au lieu de la différence sexuelle n’est pas abandonnée. L’argument général est le suivant : certes l’exil le jette dans des affres majeurs, mais il y a un exil plus profond car il en est venu à oublier peu à peu la mémoire de la morte à laquelle il voua sa vie. Il est tombé sous le charme d’un femme nouvelle, qui se substitue intellectuellement et se manière sensuelle au pouvoir de Béatrice. Elle est entrée dans sa vie comme consolatrice de la mort de Béatrice, puis elle est devenue la femme dominante et a jeté dehors la mémoire de Béatrice. Cette féminité de substitution a quelque chose de satanique : elle est l’intelligence même, elle donne une joie purement intellectuelle, et prétend fournir des instruments politiques pour la conquête du pouvoir dans les mains de l’ancien amant de Béatrice. Elle remet dans les mains de Dante un projet intellectuel et politique. C’est la philosophie : elle prend un visage, elle est une forme de féminité qui se substitue à un mur d’enfance en promettant joie et pouvoir. L’œuvre se suspend dans l’angoisse que créent ce nouveau projet de vie et ce nouveau projet intellectuel. Cette femme s’appelle la Dona Gentile et vise à proposer une nouvelle théorie de la noblesse : noblesse de l’intelligence et noblesse de la politique. Cette œuvre est écrite entre 1304 et 1306.
C’est alors que Dante commence la Divine comédie, qui apparaît comme une réponse à l’échec du Banquet. Commencée en latin, il l’écrit en italien à partir de 1307. Il termine «L’Enfer» en 1311. Mais il lui faut faire la philosophie de ce qu’il écrit et justifier le passage du latin à l’italien. D’où le De l’éloquence vulgaire : cette théorie générale des langues justifie les techniques par lesquelles on peut perfectionner l’italien pour qu’il puisse porter sur ses épaules le projet de la Divine comédie. Dante, soit avant de devenir prieur, soit au début de l’exil, semble avoir voyagé jusqu'à Paris. Dans ce voyage, il est mis en contact avec la grande poésie française de cette époque et des décennies antérieures (1120 / 1150). Il se donne une maîtrise de la poésie française et en langue d’Oc et en langue d’Oïl. Il semble qu’il ait lui-même rédigé un texte curieux qui est un résumé du Roman de la rose en vers toscans - aussi une œuvre inachevée. Le De l’éloquence vulgaire  est composé de deux parties : 1° une théologie de la langue ; et 2° une analyse des langues pratiquées en Europe et de leurs qualités pour faire des poèmes.
Dante se cache pour écrire «L’Enfer» dans un château-fort dans la Lunigiana, où il est protégé par un seigneur gibelin contre les volontés d’assassinat qui l’entourent. Puis Dante doit fuir ; il se réfugie à Vérone et dans la plaine du Pô où il est davantage protégé - tout en continuant à voyager. Il écrit «Le purgatoire» qui raconte comment, après avoir traversé la terre et s’être retourné sur son centre, il gravit la montagne qu’il découvre aux antipodes de la terre. Il découvre Béatrice qui l’attend sous la terre dans le monde des morts. Elle l’accueille froidement en décomptant les épisodes de la vie lubrique de Dante. Mais elle lui pardonne et lui propose de l’attirer par son regard et de l’emmener visiter les étoiles : «Le Paradis».
Mais avant d’écrire «Le Paradis», Dante écrit le De monarchia (sur la vérité et la nature, sur la nécessité de l’Empire). Ce texte justifie ce qui est dit dans «Le Purgatoire» ; car Béatrice lui donne un enseignement : pas d’amour sans grand projet politique. L’enseignement politique fait partie de la relation amoureuse. L’homme et la femme ne sont pas seulement unis pour faire des enfants, mais ne se reconnaissent pleinement que s’ils sont porteurs d’un dessein politique. Le dernier grand projet qui constitue une planète pour La divine comédie est le De monarchia.
Protégé par des gibelins, Dante écrit La divine comédie, «Le Paradis», entièrement achevé. Mais, quand Dante meurt, il manque dix chants. Ses enfants (Béatrice, Jacopo, Pietro, nés de sa femme, restée à Florence et membre du parti politique opposé au sien) l’ayant rejoint à Ravenne ne trouvent pas les dix deniers chants. Des années après Pietro rêve et Dante lui révèle le lieu où sont cachés les derniers rouleaux. Ce qui n’est pas sans poser de graves questions : où est le texte authentique ? Y a-t-il un texte authentique ?
Tout au long de sa vie, Dante écrit des lettres recueillies et ayant une grande valeur, car elles expliquent comment il est passé d’une phase à l’autre de son œuvre, quels furent ses amours. Ses lettres étaient adressées aux plus grands personnages de son temps, elles explicitent la politique et la poétique générales de Dante. Ce sont des lettres furieuses dénonçant tellement la politique de leur temps que leur compréhension est malaisée.
Ayant fini la Divine comédie et vivant à Ravenne, Dante s’inquiète brusquement et se rend compte que la science évolue ; on en arrive à mettre en doute les fondements sur lesquels il a bâti son œuvre, à commencer par la théorie de l’équilibre de la terre. Pour Dante, on ne peut comprendre ce qu’il se passe sur la surface de la terre si l’on méconnaît l’équilibre entre terre et mer. Seul le rapport terre / mer donne une intelligence complète du mélange de terre et d’eau. Dante écrit donc une Question de la terre et de la mer (1321), qui est un ouvrage de géologie justifiant les rapports terre / mer dans La divine comédie. Cette Question est sa dernière œuvre, Dante meurt quelques mois après l’avoir publiée.
 
De l’éloquence vulgaire se trouve au milieu, comme un point fixe, faisant le bilan de ce qu’est une langue. Cette langue sera explicitée en vue de dire l’amour et la politique. Cette œuvre s’ouvre sur les grands enjeux de La divine comédie. Toute poésie a trois objets : amor, salus, virtus. On doit construire la langue pour être à la mesure de ces trois objets. Ce triple projet fait la destinée de l’homme ; pour être un poète accompli, il faut avoir parcouru ces trois dimensions. Dante prétend avoir accompli la triade des valeurs de la langue. Cette œuvre propose les trois dimensions de la langue comme l’issue naturelle que sollicite le problème initial. À l’extrême fragilité que constitue la relation amoureuse, on ne peut répondre que par des régimes maîtrisés de la langue. L’homme est un être parlant, et c’est dans l’expérience de la lange qu’il se destine ou se résout à affronter les instants cruciaux de l’existence.
Dans l’expérience des Modernes, c’est toujours comme crise et échec que se marque le rapport à la langue. Chez Dante au contraire, le rapport à la langue comme lieu de l’être est un lieu de maîtrise, le lieu où une œuvre se fait et s’accomplit en totalité. La pensée contemporaine propose dans la langue l’aventure de la déconstruction : la langue est un bavardage épuisant et frappé de vanité, sans accomplissement possible. La finitude de la langue est l’écriture, laquelle est la langue en tant quelle renonce à un acte totalisant. Écrire, c’est comprendre qu’il n’y pas de dernier mot, seulement un affairement du signe. L’écriture est le sacrifice du dessein de vérité de la langue par l’affairement du signe. - Tandis que chez Dante au contraire la langue ne consent pas à sa virtualisation dans une écriture, elle se refuse à entrer dans un jeu de la trace en lieu et place d’une présence. Les signes sont rassemblés pour produire la présence la plus intense possible dans une totalité la plus achevée possible. Dante représente le défi d’une régénération de l’acte d’écriture par la plénitude d’un acte intellectuel qui délivre l’écriture de ce qu’elle aurait de simplement potentiel, raturé, aléatoire, pour contraindre l’écriture à se mettre au service de l’unité de l’âme et de la totalisation de toutes les âmes bonnes.
On pourrait comparer Mallarmé et Dante. Dante prétend que, oui, il existe un coup de dé qui scelle le hasard, qui abolit l’aléa. Mallarmé dit que le coup de dé ne clôturera jamais une pensée, que toutes les pensées sont aléatoires. Or il y a pour Dante un maître qui a donné une fois un coup de dé qui arrête la pensée sur une vérité et qui transforme la contingence de l’écriture en la nécessité d’une vérité - sauf que ce coup de dé est un visage, celui de Béatrice. Il faut comparer ceci à la lettre de Mallarmé à Eugène Lefébur dans laquelle il écrit «la Destruction fut ma Béatrice». Dante adresse un défi à cette proposition, et dit quelque chose comme : l’amour fut ma Béatrice. On renvoie au dernier vers de La divine comédie : «L’amour qui meut le soleil et les autres étoiles». Il existe un amour hyper-cosmique qui conduit la rotation de l’univers en transformant la contingence de ce dernier en une nécessité amoureuse. Le grand défi que partagent Mallarmé et Dante porte sur la question de l’amour. Mallarmé est un coup de dé que n’arrête aucun amour, Dante est un coup de dé qui se fixe autour de la puissance axiale d’un amour - ceci sur tous les versants de la relation amoureuse (homme / femme, amour de la langue et de la patrie, amour de l’Empire et amour de Dieu). L’amour se décline dans les champs humains, sociaux, religieux - et cette articulation achève l’œuvre. Contre les pensées de la déconstruction, Dante est le suprême articulateur, celui qui propose l’articulation des champs du savoir. C’est la recherche d’un Adam Kadmon restauré par l’articulation des plans.



jeudi 29 septembre 2011


Dante est comme un système solaire où chaque œuvre offre un point de vue varié et mobile sur le soleil, La divine comédie elle-même. Dante approfondit une ignorance favorable, intelligente, en travail, qui nous fait progresser dans la connaissance de nous-mêmes. De l’éloquence en langue vulgaire est un ouvrage qui doit être lu avec trois points de vue : 1° celui du texte français, 2° un regard sur le latin, d’une richesse inouïe que le Français édulcore, 3° et le glossaire placé à la fin de notre édition et qui affronte les notions cardinales sans passer sur les difficultés.
 
Notre question est héritière de Heidegger : qu’est-ce qu’un poète ? Qu’est-ce que la poésie ? Il nous semble retomber sur les grandes questions heideggeriennes ; reprises dans l’interrogation d’Hölderlin : pourquoi des poètes dans ces temps de détresse ?  Ceci vient de La question de l'humanisme, où Heidegger détruit l’unité et la légitimité du concept de l’humanisme pour lui substituer une entrée en force du poète comme seul lieu où la philosophie peut encore séjourner. Interroger Dante donne un troisième terme à l’alternative que propose Heidegger à travers son opposition entre Gœthe et Hölderlin.
Pour ce denier, il y a en Allemagne des poètes néo-classiques comme Gœthe et des poètes nationaux (question de la patrie) comme Hölderlin. La thèse de Heidegger est que Gœthe ne peut rien nous apporter car il est cosmopolite, européen, et dans l’extrême détresse actuelle qui caractérise le temps présent, la question suprême porte sur la détresse et la déterritorisaliation  de la maison, de la patrie (Heimatlosigkeit). Puisque Hölderlin pose la question de la nation et de la patrie, il importe de ré-interroger la question de la poésie à partir d’Hölderlin plutôt que de Gœthe. Cette opération heideggerienne est le retournement natal ou national, qui interroge et réoriente la poésie vers une nouvelle radicalité liée à la question de la naissance et de la nation.
Cette introduction à la question de la poésie mériterait, si l’on place Dante au centre de notre réflexion, une critique de Heidegger. Dante est au centre d’une pratique critique de Heidegger, qui est scandée en plusieurs points.
 
Dante produit une poésie qui répond à ce programme de reprise de la question de la philosophie à partir de la poésie. Et il produit une théorie et une philosophie de la poésie qui construisent un concept complet de l’acte poétique. Ce n’est pas seulement un poème de Dante qui répond à la question de la poésie, mais aussi une philosophie  de la langue et de la poésie, profondément construite, remontant à des principes déductifs, qui est mise en œuvre par Dante. Hölderlin lui-même a écrit des esquisses philosophiques, des fragments de poétique. Il n’est pas seulement dans l’expérience du poème mais dans une théorie critique du poème (cf l’édition Courtine, imprimerie nationale). L’idée d’une pensée dédoublée chez Dante rencontre le dédoublement effectif de la poésie chez Hölderlin entre une poésie versifiée et une théorie de la poésie.
 
Cette objection d’un dédoublement de Dante n’est donc pas capitale, à ceci près que Hölderlin présente des fragments de poétique là où Dante propose une vison principielle de la poésie. Dante porte une vision systématique, une fuite vers ce qu’a de fragmentaire une pensée d’artiste se tournant vers la philosophie. Il y a un dessein de cohérence théorique et d’achèvement déductif.
Mais cette seconde réponse peut être mise en cause, car si Dante a un projet de refondation systématique de la langue, l’ouvrage est inachevé. Il y a des effractions de rupture, des poussées de fragment chez Dante lui-même, par le fait que son œuvre est inachevée (il ne finit que deux livres sur les quatre annoncés). Il ne donne que des morceaux de son savoir.
Mais l’inachèvement de cet ouvrage est singulier, car le livre I est une théologie du langage et une théorie générale de la langue humaine. Ceci connait son achèvement dans la théorie du vulgaire illustre, de la réforme du langage pour constituer une langue susceptible de valoir dans le nouvel empire que Dante se propose. La seconde partie cherche les règles de poétique qui correspondent à ce vulgaire illustre. Après avoir trouvé la théorie d’une langue - et d’une langue qui vaut pour un empire -, Dante procède à la théorie du poème le plus adéquat pour user de cette langue impériale. On a une linguistique et une poétique impériales.
L’illustre n’est pas seulement l’éclatant et le noble ; mais c’est ce qui est noble pour être mis en œuvre dans une cour où s’effectuent la souveraineté impériale et la conduite impériale d’une politique. Le vulgaire est illustre et holique, de cour. Ce terme n’est pas à entendre au sens flatteur comme l’élégance raffinée et esclave de la cour de Louis XIV, mais il désigne ce qui entre dans l’exercice d’un pouvoir lié à la souveraineté d’un Empereur.
La seconde partie de l’ouvrage traite des formes plus hautes d’une poésie qui répondent à ce projet. Puis le livre s’arrête. Les autres parties, qui devaient être consacrées à des régimes de langue moins élevés, des vulgaires moyens avec une poétique moyenne, des vulgaires pour une commutation plébéienne (II, 7, 8).
Que les adeptes de l’ignorance cessent donc de vanter Guitton d’Arezzo, et certains autres, qui dans leur vocable et leur construction, n’ont jamais perdu l’habitude de parler comme la plèbe [plebescere].
La théorie et la pratique de la poésie impliquent une hiérarchie horizontale. Dante n’achève pas son ouvrage : pour être complet, il devrait traiter aussi de ces types de langues (au moins du vulgaire moyen ou plébéien), mais ceci ne l’intéresse plus après avoir conquis une parole haute. Son livre n’est pas un livre fragmentaire, mais un livre qui, dans le traitement de la question qu’il se propose, se concentre dans les parties qui répondent par priorité au dessein impérial. Les desseins liés aux autres couches de la société ne sont pas engagés. C’est un inachèvement lié à une urgence politique plus qu’à un effet de contradiction dans le système ou de crise dans la métaphysique mobilisée, ou encore de tentative d’énoncer des vérités hors systèmes - ce qui est le cas chez Hölderlin, où des textes théoriques mettent en cause l’idéalisme allemand dont ils critiquent la systématicité, et d’autres textes cherchent à atteindre des vérités que l’idéalisme allemand n’a pas désignées ou constituées (comme le concept d’arbitraire de Zeus).
 
Le troisième argument est de dire que la théorie de la langue chez Dante procède de la rencontre de deux autres disciplines traditionnelles de la philosophie et la métaphysique. D’une part la théorie de la langue repose sur une théologie de Dieu. La théologie se place en point d’articulation et de construction de la théorie de la langue. Et il faut de plus une théorie politique rigoureuse liée à l’observation de la crise italienne : une enquête empirique concernant l’état de la langue dans la société italienne de ce temps, et c’est du point de vue théorique : que faut-il à cette Italie sur le plan politique ? Il faut un empire et une langue d’empire. Deux corps de doctrine sont sous-jacents à la théorie poétique : une théologie de la chute (quels sont les effets du péché originel sur la langue ?), et une théorie politique (seul un empire peut libérer l’Italie de la guerre civile).
Pour Heidegger, cette autre pratique de la théorie poétique par rapport à Hölderlin appartient à deux régressions de la pensée, à deux adhérences fatales à l’histoire de la métaphysique : 1° la théologie comme science première et la nécessité d’envisager un savoir de la poésie depuis la théologie ; 2° et l’idée que l’on peut faire une philosophie politique sans partir du Dasein du Volk de l’être-là d’un peuple. Chez Dante l’analyse politique ne procède pas de l’irraison profonde d’un peuple qui s’auto-institue. Mais il y a une part d’observations historiques sur ce qu’il en est de la civilisation italienne, et un acte rationnel cherchant la forme la plus parfaite convenant à cette situation historique. Cette induction vers un principe ne vient pas de l’authenticité, mais elle est obtenue par une intuition intellectuelle, qui sera reprise dans La monarchie. Ce texte donne la théorie de l’intuition intellectuelle qui place dans sa raison fondatrice l’acte politique et lui donne sa nécessité par rapport aux facultés supérieures de l’âme : si l’âme humaine est rationnelle, quelle politique doit gouverner l’ensemble des peuples?
 
Interroger la question de la poésie à partir de Dante, c’est accepter un retour métaphysique. Si Hölderlin aborde la question du poète à partir du retournement natal, Dante la construit à partir d’un retournement métaphysique. La voie n’est ni celle de Hölderlin, ni celle de Gœthe. Hölderlin s’engage dans des voies post-systématiques, au-delà de la métaphysique. Gœthe cherche à fonder l’acte poétique à partir d’un naturalisme selon lequel la substance complète du monde est la nature - et non pas à partir d’un geste métaphysique (au-delà de la nature).
Par son intuition intellectuelle et son rapport à la théologie de la chute, Dante apparrient à une pratique non gœthéenne de la philosophie où le naturalisme est aboli au profit d’une révélation et d’une intuition intellectuelle (acte de l’âme exigeant l’empire).
Un passage montre l’épistémologie de ce rapport à la langue ici présent. Même si c’est sur un mode rapide, nous lisons une théorie des idées qui sert de gouvernement à la théorie de la langue. Cette théorie des idées n’est pas strictement platonicienne, mais l’effet d’un certain aristotélisme. Elle est tellement ontologique et représente tellement les constructions fondatrices de la métaphysique, qu’elle montre le rapport métaphysique à la langue.
 
Ce platonisme n’est pas celui de La république mais celui du Philèbe. C’est à travers Averroès et des penseurs arabes que ces doctrines sont arrivées à Dante. Ce qui articule le savoir, c’est un platonisme du Philèbe, avec le concept de mesure. Quant on veut rencontrer un réel comme la langue ou la politique, il faut se demander à partir de quoi on peut le mesurer. Le réel est comme la variété des couleurs, le principe qui les organise, l’aune, la mesure, est le blanc. En toute chose, quand on veut chercher un savoir, on recherche sa blancheur pour voir comment elle se réfracte en la particularité des couleurs. - Ceci sera repris par Rabelais, chez qui nous retrouvons la même chose avec le blanc et le bleu. - Dante cherche sans cesse l’éclat de la blancheur dans la réalité : dans la langue (le vulgaire illustre), dans la politique (la pureté impériale), dans l’amour (Béatrice), dans la versification (le vers de onze pieds). C’est la recherche d’une transcendance qui puisse servir de mesure au réel.
Ce platonisme du Philèbe n’est pas celui de la participation, car Dante croit aux réflexions d’Aristote contre la participation : les livres A, M, N de la  Métaphysique rendirent impossible la pratique d’un platonisme de la participation ou de la mimésis. Il reste un platonisme de la mesure, qui s’énonce dans la théorie de la blancheur. Il se comprend comme une théorie du même et de l’autre. La doctrine du platonisme est celle de la composition dialectique entre des rangs de mêmeté et des rangs d’altération. Dante emploie cette version de l’ontologie classique.
 
Il existe aussi une autre façon d’aborder la question de la mesure, qui sera l’idée du parfum ; il existe un parfum de tous les parfums, et chercher la mesure est chercher le parfum des parfums. C’est chercher l’odeur pure, qui est celle de la panthère. Le pelage de la panthère est si sublimé par cet animal qu’il représente le parfum pur, ou le non parfum - de la même manière que la blancheur est la non couleur, la panthère est la pureté d’odeur qui se répercute dans toutes les odeurs plus ou moins corrompues des parfums réels. La panthère est la mesure, l’aune ou le métron de toute réalité corporelle. Le vulgaire illustre est la panthère de la langue. Être un chercheur en philosophie du langage, c’est être un chasseur qui chasse la panthère dont il cherche à capter le parfum absolu. On renvoie à l’étude de la chasse du faucon et de la chasse en général chez Dante (Le vol de l’âme). Il n’y a jamais de philosophie sans pratique de la chasse qui recherche l’animal parfait. L’animal parfait, l’animal de tous les animaux, est le griffon, à la fois lion et aigle, le Christ lui-même. Le Christ est l’animal des animaux, le griffon (cf Louis Charbonneau-Lassay, Le bestiaire du Christ). L’animalité du Christ est présente dans ce passage de Dante.


De l’éloquence en langue vulgaire, Livre I, paragraphe XVI

Après avoir chassé dans les forêts et les pâturages d’Italie sans trouver la panthère que nous traquons, nous partirons à sa recherche, pour la débusquer, d’une manière plus rationnelle, afin, au prix d’efforts soutenus, de la prendre une fois pour toutes dans nos filets, elle qui exhale son parfum partout et ne se montre nulle part.
Reprenant donc nos épieux de chasse, nous disons que dans chaque genre de chose, il y a nécessairement un quelque chose à l’aune duquel comparer et peser toutes les choses qui relèvent de ce genre, et dont nous tirons une mesure pour tout le reste, de même que dans le genre du nombre, tous les nombres sont mesurés par l’un, et on les dit grands ou petits selon qu’ils sont plus ou moins distants ou proches de l’un, et de même que dans le genre des couleurs toutes sont mesurées par le blanc, car on les dit plus ou moins claires selon qu’elles sont proches ou éloignées du blanc. Et ce que nous disons des choses qui relèvent de la quantité et de la qualité, nous pensons qu’on peut le dire de la même manière de n’importe quelle catégorie, et même de la substance, à savoir que quelque chose est mesurable, en tant qu’elle est dans un genre, par ce qui est le plus simple dans ce genre.
C’est pourquoi dans nos actions, si nombreuses que soient leurs divisions en espèces, il faut trouver ce repère [hoc signum] qui permet de les mesurer elles-mêmes. En effet, en tant que nous agissons comme hommes au sens absolu, nous avons la vertu (au sens où nous l’entendons de manière générale) : en effet, elle permet de juger un homme bon ou mauvais. En tant que nous agissons comme hommes et citoyens, nous avons la loi qui permet de juger un citoyen bon ou mauvais. En tant que nous agissons comme hommes italiens, nous possédons des repères absolument simples concernant les mœurs, les coutumes, et le parler, à l’aune desquels nous pouvons peser et mesurer toutes les actions italiennes ; et ce sont, en vérité, les repères les plus nobles pour les actions des Italiens.
Ceux-ci ne sont propres à aucune cité d’Italie et sont communs à toutes : c’est parmi eux que nous pouvons à présent identifier ce vulgaire que nous chassions plus haut, dont le parfum se fait sentir dans toutes les cités et qui ne repose en aucune.
Il se peut néanmoins que le parfum se fasse sentir plus dans l’une que dans l’autre, tout comme la plus simple des substances, qui est Dieu, exhale son parfum dans l’homme plus que dans la bête, dans l’animal plus que dans la plante, dans celle-ci plus que dans le minerai, en celui-ci plus que dans l’élément, dans le feu plus que dans la terre. Et la quantité la plus simple, qui est l’un, exhale son parfum plus dans le nombre impair que dans le nombre pair, et la couleur la plus simple, qui est le blanc, plus dans le jaune que dans le vert.
Donc, ayant trouvé ce que nous cherchions, nous appelons illustre, cardinal, palatin et curial ce vulgaire d’Italie qui appartient à toute cité italienne et ne semble être d’aucune, à l’aune duquel tous les vulgaires municipaux des Italiens sont mesurés, pesés et comparés.


 
L’Italie désigne à la fois une réalité physique et ce pays marqué par la guerre civile. Dante mène une recherche intellective de la langue : non une authenticité heideggerienne, mais une raison, une intellection, un concept de la langue. La panthère n’est pas tuée avec des pointes, mais prise dans un filet pour la garder vivante. Vient une définition de la mesure : on sent partout l’odeur sublimée de la bête, mais cette bête ne paraît pas. C’est une philosophie qui assume son cratère de chasse initiale. Cette philosophie assume son caractère de chasse initiale. Une géniricité est à la base de l’expérience de la réalité, ce qui vient d’Aristote. La réalité est construite selon des genres et des espèces. Le genre est ce que le platonisme appellerait une Idée. 
Cette idée de la mesure de toute chose vient de la scolastique et de la théorie des analogies, plus précisément de l’analogie d’inégalité.
1. L’analogie de proportionnalité unit des choses qui ne sont pas dans le même genre. Cette union se fait grâce un rapport de proportionnalité : A/B = C/X. C’est une unité proportionnelle du concept. L’œil est l’homme ce que la sagesse est à Dieu. Dans «la sagesse de Dieu», ce n’est pas un concept de genre, car nous n’avons pas de genre de Dieu. Donc «la sagesse de Dieu» est un concept structuré de façon proportionnelle qui ne répond pas à une généricité. C’est donc un concept analogue et proportionnel.
2. L’analogie d’attribution est l’analogie un-premier : il y a une cause première qui rend intelligibles les effets de cette cause première. Par exemple, dans la différence des catégories (substance, accident, quantité, qualité, etc.), l’accident de quantité n’existe que par ce qu’il est inhérent à la substance. Il y a analogie dans le concept de quantité parce que la quantité n’est pas la substance. Mais cette analogie suppose que la quantité n’existe que par la substance ; la substance est la cause de la quantité. C’est une analogie car il y a plusieurs catégories (donc ce n’est pas un concept générique), mais chacune des classes d’accident n’existe que par relation au premier qui est la substance. 
3. L’analogie d’inégalité est appelée improprement analogie, car il ne s’agit que d’un concept interne à un genre. Par exemple le genre de la blancheur contient, comme ses sous-espèces, les couleurs. On a affaire à une analogie métaphorique qui est la classification des réalités du genre. C’est la façon dont le genre est classé.
Il y a chez Dante un classement interne à un genre à partir d’un premier terme - c’est dont l’analogie d’inégalité qui opère. La blancheur est le premier analogè, le principe de classification de tous genres. Le vulgaire illustre est le premier analogè de toutes les langues que parlent les hommes. C’est à partir du vulgaire illustre que se classent les langues. Ce sont des analogies d’inégalités qui permettent de classer par perfections successives le genre de la langue à partir de ses espèces.
 
C’est une structure épistémologie qui mesure l’ensemble du livre. Le vulgaire illustre sera la structure de classements de tous les vulgaires parlés sur la terre. C’est une parfaite analogie d’inégalité, de classement : la dégradation des états d’un genre. Voilà quelques une des premisses sur lesquelles reposent cette épistémologie:
-  Dans la numérotation antique, le «zéro» n’existe pas, et le «un» n’est pas à proprement parler un nombre. Le nombre commence avec «deux». Le «un» est l’analogè premier de la classification des nombres.
-  Rapporter la quantité et la qualité (qui serviront à ranger les réalités qui leur seront soumises) n’est plus une analogie d’inégalité, mais d’attribution.
-  Toutes les qualités et même toutes les substances se classent à partir d’un premier. Il y a une blancheur substantielle. Ce sera les étoiles par rapport au sublunaire, car elles sont une lumière pure par rapport à la lumière composée du sublunaire. Le supralunaire est la blancheur du sublunaire. Et le supralunaire lui-même a besoin d’une blancheur pour se classer, qui permettra d’étager les étoiles depuis la voie lactée (partie la plus pure du ciel) jusqu’à la lune (partie la plus impure). Il y a là une dégradation successive, qui suppose une lumière de toutes les lumières, une blancheur de toutes les blancheurs : le premier moteur. Le premier moteur est la blancheur du règne substantiel.
-  La lumière blanche (premier analogè de l’analogie d’inégalité) est un signum, qui est le métron ou la mensura. On retrouve ici une ontologie de la mesure. Dans l’éthique, dans l’action humaine, l’analogè premier, la blancheur du classement des hommes, c’est la vertu. La vertu sert de principe de classement analogique de l’ensemble des hommes.
-   On retrouve le Dante politique qui montre qu’il y a des classifications purement ontologiques (comme la substance), mais dès que l’on rentre dans le monde pratique, on rencontre toute de suite la question de l’éthique, et donc la question de la société et de la loi. La théorie politique, comme intuition intellectuelle d’un orde, est présente ici. Puis la question des hommes italiens - ceux qui furent les princes du monde - annonce celle de l’empire. -   Il y un passage de la Moralität à la Sittlichkeit, de la loi qui permet d’ordonner a priori les actions des hommes aux moeurs qui ont une mesure. La question de la noblesse ré-intervient, car la noblesse est le corps des analogè premiers du monde. Être noble, c’est mobiliser toutes les blancheurs de toutes les classes, de tous les genres, du réel. Cette pensée n’est pas démocratique car elle recherche l’excellent dans la réalité, mais elle est démocratique au sens où ce n’est pas par la naissance que l’on hérite de cette blancheur, mais parce que l’on a une intuition intellectuelle des actes premiers. Cette conception populaire de la noblesse n’est pas démocratique.
Puis Dante passe de sa théorie pure à une position d’un orgueil démesuré. Alors qu’à cette époque commençait une hiérarchisation des villes italiennes avec un face-à-face entre Florence (politique communale florentine) et Rome (papauté) pour servir de mesure aux mœurs des Italiens, un partage entre le pouvoir religieux et le pouvoir culturel. Dante considère ceci comme une pitoyable soumission à l’empirique et aux pouvoirs établis, ce qui ne correspond pas à ce qu’il veut. Florence peut être la première, à condition qu’elle le soit en idée, selon le principe intellectuel - et non par sa situation politico-économique ni par ses héritages culturels. Ce qui importe, c’est l’acte intellectuel et non la sédimentation culturelle. Le Toscan, qui veut être la mesure de la langue italienne, n’a aucun privilège : il importe qu’il se réforme à l’aune de l’idée de la langue. L’aune n’est pas empirique, ce n’est pas une moyennisation empirique d’une culture. La seule centralité organisatrice est la pureté du concept de la langue, la blancheur de la langue. Dante est amoureux non pas de Florence, mais de la panthère. Il ne cherche pas le Florentin, mais le concept qui gît sous les différentes pratiques linguistiques. Chaque cité du monde italique - fût-elle la plus misérable - a aussi dans sa pratique linguistique des éclats de la panthère, même si c’est en-dessous de Florence. Chaque village a une réalisation générique de la langue. Faire une langue, ce n’est pas parler Florentin et l’imposer au monde entier, mais ramasser dans toutes les cités une pureté de langue qu’on reconstitue artificiellement.
 
Et là se trouve l’argument clé contre Heidegger. Il n’y a aucun privilège de la langue du peuple, mais des pratiques réelles de la langue qui sont reprises dans un constructivisme ou un artificialisme de la langue selon l’aune de l’idée. Une technologie de la langue, un artificialisme de la langue, un volontarisme de la langue traversent de part en part l’œuvre de Dante ; et qui s’opposent à l’idolâtrie de la langue comme lieu de la différence entre l’être et l’étant. Tandis que pour Heidegger nulle technologie de la langue, fût-elle assurée par l’idée, ne peut se substituer à l’authenticité du peuple parlant sa langue. Il y a un volontarisme qui se substitue à une passivité extatique de la langue.
Ce texte donne lieu à une célébration d’une volonté occidentale dans le rapport à la langue qui explique pourquoi la langue de Dante est une mosaïque de parler locaux ré-ordonnés sous un concept organisateur qui légitime, au nom d’un principe intellectuel, chaque pratique populaire de la langue. On a alors une langue curieuse, un italien qui n’est parlé par aucune cité car il n’est qu’un collage de dialectes. Ce dernier n’est pas un plurilinguisme mais une refonte organisationnelle des pratiques linguistiques empiriques dans une langue transcendantale dont le poète est la mesure.
Ce retournement de la langue de la nature en artifice est peut-être le premier geste de la mathesis occidentale ; une mathesis universalis non écrite en caractères mathématiques, mais qui propose un projet de caractéristique, d’artificialisme, de la langue. La caractéristique de Leibniz comme traduction de la mathesis de Descartes ne naît-elle pas ici, vers 1304, dans ce dessein d’une réorganisation totale de la langue sous l’aune du concept ? Cette mathesis dantesque, cette linguistique a priori dantesque, reposent sur des éléments  qui ne seront plus déterminants chez Descartes et Leibniz : elle repose sur une théorie de la chute et une théorie politique. 
Cette théorie pure est-elle encore dans la Divine comédie ? La Divine comédie est-elle écrite dans ce vulgaire illustre, ou présente-t-elle un changement de paradigme linguistique ? Dans la Lettre XIII, Dante parle de la langue de la Divine comédie pour assurer qu’elle n’est pas rédigée en un style élevé mais dans la langue des nourrices, c’est-à-dire elle qu’il entendait dans les bras de celle qui l’élevait. Faut-il voir ici un repli démocratique, au sens où Dante aurait quitté son aristocratisme linguistique au profit d’une autre langue, qui ne serait plus impériale (basée sur la noblesse de la cour), mais qui prendrait en considération les parlers populaires - et alors il n’y aurait plus de blancheur ?
Si nous suivons cette voie, nous ferions verser Dante vers une forme d’heideggerianisme qui respecte la langue des nourrices. La divine comédie serait alors écrite dans la langue du Volk et non dans celle de la blancheur. Ce serait une langue populaire et révolutionnaire qui sortirait de La divine comédie. Contre cette tendance, il faut maintenir la continuité entre De l’éloquence en langue vulgaire et La divine comédie.
De l’éloquence en langue vulgaire devait contenir des théories des styles bas et moyens. Or, comme le concept de l’œuvre est la blancheur, cette dernière pourrait se projeter sur tous les styles (haut et bas). Donc un style bas ne rompt pas avec le constat de la blancheur. Il faut celui qui parle le style bas par ignorance, et celui qui le parle avec l’idée de la blancheur. On peut admettre qu’il y eut un infléchissement du projet de Dante, mais l’idée de la blancheur est transcendantale.
Il reste une idée organisatrice dans La divine comédie qui n’est plus la blancheur mais l’œuvre elle-même, le concept de La divine comédie. Ceci renvoie au derniers vers : l’amour qui se meut lui-même qui gouverne tout. La divine comédie n’est pas seulement une œuvre d’art, mais une encyclopédie totale des formes du parler. Toutes les formes du parler son référencées sous une idée qui est celle de l’œuvre elle-même, ou de la totalisation que l’œuvre se propose.
 
S’agissant du procès allant de l’homme jusque dans la terre comme lieu d’exhalaison du parfum (cf texte ci-dessus), il existe des textes inverses dans Le banquet, où Dante admire le fait que l’homme rassemble dans son corps tout l’univers et qu’il est la substance. Il y a à la fois dégradation des substances de Dieu à l’homme, et une recomposition totale. - On a ensuite une classification des couleurs qui est aussi une classification des pierres précieuses. Tel est l’organisme théorique de l’œuvre.
 
La théorie du poème que nous venons de lire est supposée être le cadre dans lequel se contracte la pratique poétique. Ceux qui sont chargés d’appliquer la blancheur de l’idée de langue en une langue pratique et concrète sont les poètes. Mais alors il y a poète et poète. Dante situe son expérience sur une fracture linguistique à l’issue problématique. Ne sont à ses yeux poètes que les poètes latins. Les autres ne sont que des rimailleurs qui sont des praticiens d’un certain nombre de formes poétiques - mais ils riment en langue vulgaire, celle du déclin de l’empire. Le Moderne, qui esquisse des formes de plaisir poétique dans la langue, n’est qu’un rimeur.
Les accents de langues ont changé entre l’Antiquité et les Modernes, les Anciens avaient des accents de longueur et les langues modernes ont des accents d’intensité. Nous ne savons parler qu’en tapant ; et sur cette différence horrible il y a deux musiques de la langue différents : une musique métrique en latin et une musique d’intensité dans les langues vulgaires. Comment alors les Modernes peuvent-il encore faire des vers, car les vers antiques sont des vers de longueur ?
On a cherché ce qu’on pouvait tirer de la langue pour l’élever à la dignité du vers. Il fut alors trouvé une technique présente dans la ritournelle : les langues modernes s’organisèrent par les rimes. Les rimeurs se sont emparés de ceci et inventèrent des techniques de rime de plus en plus sophistiquées qui ont permis d’inventer la poétique moderne comme poétique de la rime - soit qu’on fasse rimer par la syllabe finale, soit par un mot. On est donc entré dans un modèle poétique où le charme de la poésie est devenu un charme musical coloriste de la rime finale - alors que le monde antique était non coloriste mais lié au souffle et à l’égalité du souffle de celui qui dit.
Ceci laisse des gens comme Dante mélancoliques, car ils se disaient que jamais ils ne pourront refaire des vrais vers. Jamais un aristocrate de la poésie n’aurait joué à ce jeu de comptine qu’est la rime. L’affaire de Dante est de transformer une décadence des arts du langage en un fleuron qui se tiendrait au niveau de la poésie antique. Les Modernes sont plus sentimentaux, plus explosifs, plus consommant le réel que les Anciens. Dante doit faire un effort pour retourner la situation : l’idée du vulgaire illustre permet de tamiser la langue, puis il faut élever la rime populaire au rang de structure de même puissance que la métrique antique. Dante répond qu’on peut transformer la rime en quelque chose de grand sous deux conditions.
La première est de faire des régimes de rimes, des schémas métriques très complexes et rachetant par cette complexité ce que la rime a de naturel (cf. Roubaud, La fleur inverse).
Puis vient la mathématisation : il est possible de racheter le déclin de l’Occident en découvrant le symbolisme numérique des rimes. C’est la numérologie de la Divine comédie, qui aboutit à un calcul mettant en exergue la structure mathématique de l’œuvre.
La solution de Dante est d’hériter des techniques de composition des troubadours et d’une mathématisation du constructivisme poétique. Il faut un symbolisme numérique et mathématique du schéma métrique. En apparence les schémas métriques de Dante sont moins compliqués que ceux des troubadours, car il se sert de la rime tierce. Les schémas s’articulent sur trois vers avec un système d’emboitement : ABC puis BCD, puis CDE. Cette chaîne traverse La divine comédie dont elle constitue la structure apparente, puis il se trouve des retours plus compliqués, avec des schémas métriques intérieurs à la rime tierce - toute une numérologie de la rime. Les rimes chez Dante sont d’une inventivité invraisemblable. Il fait rimer toute la langue italienne avec elle-même. Il y a deux structures de La divine comédie : le poème tel qu’il se développe, et la liaison de rimes, qui associe tous les mots selon leur régularité sonore. Donc cette œuvre est structurée comme un poème, et ceci va de paire avec une structure sonore qui est la liaison interne des rimes.
On peut à peine parler de poètes vulgaires, mais il est possible d’élever les rimeurs à la poésie pour autant qu’ils suivent un certain nombre de règles : ce seront de toute façon des poèmes mineurs. Le plus grand des poètes vulgaires sera plus petit que le plus petit poète latin. On ne peut parler que de façon analogique, c’est une analogie de proportionnalité. Ce que Virgile est à Horace, Dante l’est à Pétrarque. Mais on ne peut pas trouver de relation directe de Dante à virgile. Dante refuse qu’il existe des classifications internes pour les pratiques de la langue.
 
Dante donne trois grandes définitions de la poésie. La première on la retrouve dans  De l’éloquence en langue vulgaire, livre II-4 : fictio rhetoriqua musicaque poita. La poésie obéit à des lois de la langues.
Le premier problème est le terme musical. On ne sait pas si la poésie suppose être chantée (sans doute que non, Dante détestait que l’on chante La divine comédie), ou si c’est une harmonisation dans la structure métrique de l’œuvre.
Pézard s’est demandé, en comprenant différemment la langue latine, si la poésie n’est pas une fiction constituée par la rhétorique et la musique.
La poésie est à comprendre à la lumière de questions techniques. Elle assume son côté fictif et est définie par des valeurs d’agir. La poésie est un agir dans les arts, avec une ontologie que Dante manœuvre. Vico se penche sur ces difficultés et dit que l’ontologie latine se définit par un agir. Ceci est conquis dans une réflexion sur la langue comme première opérativité de Rome.



jeudi 6 octobre 2011


Ce texte traite des problèmes de la langue, de l’empire, de l’amour courtois. On a construit le concept de poésie entre les paragraphes 4 à 8 du second livre, avec une approche consistante du fait linguistique à partir de l’acte poétique, ce qui répond à l’idée d’un vulgaire illustre, d’une langue portée à son degré maximal de puissance et d’expressivité. Au centre se trouve la canzon, et une définition de la poésie : fictio rhetoriqua musicaque poita. Selon la manière dont on comprend le latin, la poésie est soit une fiction poétisée grâce à la rhétorique, soit une fiction rhétorique à laquelle s’ajoute une poétisation musicale qui soutient cette structure. Aristote articule de même le mythos et la lexis. Le texte latin comporte une ambiguité. La musique est-elle l’accompagnement d’un chant, ou la structure des rimes qui apporte sa régularité à l’argument de la poésie ?
 
Ces définitions mettent en jeu toute la définition de l’opéra jusqu’à Verdi et Wagner. La chanson médiévale de type amour courtois est remplacée à la Renaissance par les tentatives de restauration de la musique chantée. Politien met au point des déclamations chantées d’un poète. C’est une tentative de retrouver les cantilènes qui soutenaient la tragédie grecque. Mais Politien n’est pas encore un grand compositeur.
La troisième étape commence par l’intervention de Monteverdi, musicien mantouan de la fin du seizième siècle. Il apporte une technicité musicale au projet de restauration de la déclamation chantée de la parole. Ceci donne lieu au premier opéra, L’Orphée, qui marque la naissance de ce genre en 1601. L’opéra va connaitre un engouement extraordinaire, il est la grande découverte de la Renaissance et de la représentation (décor). Cet art se développe à Venise, où se constitue l’opéra baroque qui se développera à Versailles auprès de la cour de Louis XIV. Cet art devient la plus grande activité esthétique des sociétés classiques.
On aurait pu penser que cet art des cours et des rois allait être brisé par la Révolution française, or le dix-neuvième siècle est le siècle par excellence de l’opéra avec des révolutions liées à notre objet : chaque pays invente une déclamation chantée propre à sa langue. Ce n’est qu’avec Mozart et la Flûte enchantée que l’on invente une façon de chanter en langue allemande les paroles d’un texte. Chaque pays trouve sa variété dans cette dimension opératique, jusqu’à ce que l’opéra devienne la scène esthétique du dix-neuvième siècle. Wagner invente un accomplissement de tous les arts dans l’œuvre d’art totale, qui unit les contraires, à commencer par les rapports entre la langue et la musique.
Mallarmé aura à montrer que le fait artistique dans sa globalité se trouva formulé d’une façon encore énigmatique mais cardinale dans l’œuvre de Wagner. Il faut maintenant que la poésie, qui a tout donné à la musique, se récupère elle-même et constitue à elle-même son propre terme et sa propre récitation. Cette dernière prend la forme de l’ode. L’ode est la déclamation intérieure que le poème se donne dans un spectacle sans musique, mais qui reprend à la musique tous ses attributs. Ceci fait de la parole la musique totale. La parole de cette musique est réalisée par Mallarmé.
La dernière phase de cette épopée est l’apparition de Debussy, Pelléas et Mélisande, qui invente un nouveau type de déclamation, un récitatif à la française, dans lequel la parole s’est livrée d’une façon océanique à la musique. La parole n’est plus retirée dans le seul poème, mais elle devient murmure, un ensemble d’échos, sans force d’affirmation, mais de retrait, où ce qui importe est plus le silence de la parole que la parole elle-même. Les mêmes problèmes seront reportés ensuite dans l’espace cinématographique.
 
La formule de Dante est d’une fascinante projection vers l’avenir. C’est la formule même de l’opéra italien qui conduit à Verdi, et la formule même du problème des rapports entre la poésie et la musique dans l’histoire de l’art occidental. Dante rentre dans une scission des plus profondes : qu’est-ce qu’une parole ? A-t-elle un chant intérieur ; ou faut-il lui ajouter une musique ?
L’ambiguité du latin de Dante n’est pas liée à l’instabilité de sa pensée, mais elle devient créatrice de tout le rapport entre poésie et musique dans la civilisation occidentale. La tétralogie wagnérienne est une pyramide qui repose sur une pointe qui est dans cette phrase de Dante.
 
Le chapitre 9 du second livre montre qu’il y a un centre de ce centre : la canzon, et le centre de ce centre de ce centre est la stance, la strophe. La théorie générale de la poésie repose sur la canzon, qui repose elle-même sur la stance. Le génie des troubadours est de ne pas se contenter de structures de versification aussi régulières que nous. Chaque poète invente son rythme de retour des rimes, des retours à 1, 2, 3, mais aussi 5, 6, 7 ou 8. La première stance est l’occasion de montrer comment le poète veut que reviennent les rimes. C’est dans la stance que repose le génie d’un poète : il impose son style de rimaison. La créativité du poète se marque dans la stance.
Ceci nous permet d’accéder au énoncés du chapitre 9 du second livre, qui nous permettent d’affiner notre approche. Un mot résume l’ontologie de la langue de Dante, mais tous les traducteurs le manquent. Ce mot est sexuel : l’amour courtois repose sur un événement, qui se trouve dans la stance, et qui est analogue à une fécondation. On chante l’amour à partir du mystère de la fécondation, et nos traducteurs manquent ce fait (sauf Pézard).


De l’éloquence en langue vulgaire, Livre II, paragraphe IX:

Puisque, comme on l’a dit, la chanson est un enchaînement [coniugatio] de stances, tant qu’on ignore ce qu’est une stance, on ignore nécessairement ce qu’est une chanson, car de la connaissance des définissants résulte la connaissance du défini. C’est pour cela qu’il faut ensuite traiter de la stance, afin de recherche ce qu’elle est elle-même et ce que nous voulons entendre par là.
Et il faut à ce propos savoir que ce mot n’a été inventé que pour cet art, à savoir pour que ce qui renferme tout l’art [tota ars] de la chanson s’appelle bien «stance», c’est-à-dire une demeure [mansio] ou un réceptacle qui accueille l’art tout entier. Car, de même que la chanson est le giron [gremium] d’une pensée tout entière, ainsi la stance porte en son giron [ingremiat] l’art tout entier. Et les stances suivantes ne doivent rien ajouter quant à l’art, mais seulement endosser l’art de la précédente.
Cela montre que ce dont nous parlons sera la réunion [congremitio] ou l’assemblage de tout ce que la chanson tire de l’art. Une fois ceux-ci distingués, la description que nous cherchons deviendra claire.
Tout l’art de la chanson paraît reposer sur trois choses : premièrement, sur la division de la mélodie ; deuxièmement, sur la disposition des parties ; troisièmement, sur le nombre des vers et des syllabes.
Nous ne faisons en revanche pas mention de la rime, en ce qu’elle ne relève pas proprement de l’art de la chanson. Il est en effet permis d’inventer des rimes dans toute stance et de les répéter à l’envi, ce qui, si la rime était propre à l’art de la chanson, ne serait guère permis, cela a été dit. Mais s’il importe que l’art observe quoique ce soit concernant la rime, c’est ici englobé dans ce que nous appelons «disposition des parties».
C’est pourquoi nous pourrions ainsi, à partir de ce qui a été dit, proposer une définition et dire que la stance est un assemblage de vers et de syllabes avec une mélodie définie et une disposition déterminée.


 
La chanson est une conjugaison, avec une dimension de lien qui hante l’œuvre de Dante. Cette coniugatio désigne le fait d’atteler des bœufs pour les faire marcher ensemble. C’est aussi le fait d’épouser, ce qui manifeste la dimension amoureuse de Dante. La stance est le site ontologique sur lequel la langue vulgaire se trouve appelée à l’œuvre suprême. Le mot de «stance» n’a été inventé que pour cet art. Puis vient le mot mansio, qui veut dire «séjourner», mais qui désigne aussi la pièce de maison. Il s’agit d’une totalité qui est en jeu, et la totalité de l’art est contenue dans la stance.
Ce n’est pas une description empirique des poètes effectifs, mais il est question d’une totalité comme horizon métaphysique. C’est la différence entre un tout qui n’est qu’une agrégation, et une totalité. Cette dernière ne provient plus d’une suite d’opérations, mais elle devient une décision sur la spontanéité de la raison. Cet acte idéal de la raison désigne la capacité à poser une mesure. La mesure est l’acte transcendantal de la langue chez Dante, et elle est ici définie par la stance. La stance est le lieu d’une totalisation transcendantale de la langue. La totalité, qui est un concept idéal, ontologique, a pour première fonction de contenir - ce qui reste encore une définition extérieure du pouvoir de la stance. Quel est le pouvoir de synthèse qui permet à la raison de contenir ?
La mansio est la pièce où l’on vit dans la maison, la pièce où il y a le foyer. La stance est une chambre avec un feu ; et cette chambre est vaste, capax. La stance ne contient pas seulement, désormais elle contient car elle est vaste et enveloppante. Capax est une dynamique du contenant, un pouvoir de cette mansio. Une énergie centrale est capax et donne sa puissance à la maison. C’est une chambre accueillante. Nous sommes partis de l’idée de totalité, qui s’est vue nommer «maison», «chambre», puis «chambre accueillante», qui est un réceptacle. Cette chambre est accueillante parce qu’elle est définie comme réceptacle. Puis l’acte unifiant arrive.
L’œuvre de la langue ne se contente pas du thème du feu, mais ajoute celui de la fécondation. Cette mansio capax est un ventre (gremium) où se produit une fécondation. Alors que dans l’amour courtois l’accouplement est tardif, en revanche la langue qui dit cet amour ne peut fuir cette fécondation à la base d’un acte linguistique total. Cette fécondation se produit dans ce gremium général qu’est la chanson, et dans ce gremium il y en a un plus petit qui est la stance. C’est dans le gremium que se produit le secret de la langue.
La congremiatio est le résultat de la fécondation, ce qui ne se voit pas dans la traduction. Nous savons pourquoi il y a une totalisation transcendantale, et pourquoi il y a des sites de la parole qui ont une vocation ontologique. Cette vocation repose sur deux valeurs, le feu et la fécondation. Quand Dante dit que sa philosophie est une philosophie de l’amour, cela ne restreint pas à un amour de Béatrice ou d’autres femmes, mais plus profondément il remonte à ce mystère, à une fécondité plus originaire : celle de la parole, du gremium de la parole. Est-ce un modèle de sexualité qui envahit le texte et lui donne son fondement ? Ou bien la seule et véritable fécondation dans son originalité est-elle la langue ?
 
Les sexualités naturelles animales seraient des effets de cette sexualité originaire, comme si la sexualité de la langue était antérieure à la sexualité des corps. L’engendrement du verbe serait le secret primordial des engendrements seconds que sont ceux des enfants. Cette pensée porte un caractère évangélique : Marie, en concevant Jésus, le conçoit comme étant le Verbe. L’archétype de toute fécondation est celle par la parole de Marie. L'immaculée conception n’est pas un déni de la sexualité, mais un modèle radical de sexualité, à savoir celle de la parole, qui seulement ensuite devient une sexualité de la différence sexuelle engendrant de façon humaine les enfants. La naissance du Christ devient le modèle qui révèle à l’humanité que la véritable fécondation est celle du monde par le Verbe. D’où chez les Stoïciens l’idée d’un logos spermatikos, comme si la fécondation du Verbe rendait possibles les autres fécondations.
Ces rapports entre la sexualité et la parole sont aussi développés au livre I du Convivio. Dante montre pourquoi le vulgaire est si noble sans avoir la richesse grammaticale du latin. C’est parce que ses parents, quand ils l’engendrèrent, se parlèrent dans l’acte amoureux cette langue. Ils l’engendrèrent comme le forgeron forge le glaive dans la cendre rougeoyante de son foyer. La langue naît de l’amour, ce qui est un acte aussi puissant et radical que la forge - ce qui n’est pas sans rappeler l’épée du roi Arthur ou celle de Siegfried. L’amour courtois est une ontologie amoureuse qui remonte si loin qu’elle atteste d’un acte de fécondation au cœur du fait linguistique. La langue ne pourra assumer les plus hautes fonctions que si elle remonte à cet acte amoureux initial.
La véritable fécondation, avant d’être sexuelle, est celle d’une matrice par le verbe lui-même, de telle façon que l’amour courtois remonte à la condition de toute parole et de tout amour, à savoir l’incarnation du Verbe. La théorie de l’amour courtois suppose en un sens très profond l’évangile de l’Annonciation - ce qui explique pourquoi la peinture essentielle de ce temps est celle de l’Annonciation. Nous avons ici au fond la scène primitive du caractère annonciatif de l’amour.
 
Cette entrée dans le texte de Dante montre que son terme est la théorie de la stance, avec ensuite des développements relatifs à la technicité qui en découle. Nous reprenons maintenant le livre au début, et nous avons le droit au début parce que nous avons compris la fin…
 
Le premier paragraphe est d’une richesse hallucinante. Dante annonce être appelé à une tâche nouvelle, qui consiste à donner des règles d’éloquence à la langue vulgaire. Il fera pour le vulgaire ce qu’on a fait jusqu’ici pour le latin. Dante valorise sans cesse le latin et minimise le vulgaire comme langue instable, et ici il cherche le vulgaire dans le ruisseau et, malgré son néant ontologique, il s’en empare et le place plus haut que le latin (cf fin du premier livre du Convivio).
Dante cherche le vulgaire dans sa nuit et le fait monter vers midi, au moment même où il voit s'éteindre, à l’image des derniers rayons du soleil. Le latin est Vesper, le vulgaire est Lucifer, l’étoile du matin, qui sort de dessous la terre et qui annonce le soleil. Dante est le dernier à écrire les grandes œuvres en latin - De l’éloquence vulgaire  comme Vesper - et dès ce premier paragraphe il est déjà Lucifer. Vesper descend sous l’horizon tandis que Lucifer apparaît. De l’éloquence vulgaire est ce moment d’équilibre des étoiles dont la fonction est d’énoncer un nouveau midi, qui n’existe que parce que Dante détermine le gremium de la langue. C’est parce que des hommes comme Dante portent le phénomène de la langue qu’elle peut s’élever du sol et monter jusque’à midi. Il y a une participation entre les mouvements du ciel et une opérativité humaine. C’est parce qu’il y a une opération sur la langue qu’elle peut se lever au midi. Ce midi est-il la Divine comédie, et ensuite et le reste est un déclin de l’après midi ? Ou bien La divine comédie n’est-elle qu’un soleil levant, avec par exemple Léopardi à son midi ?
 

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 1, aliéna 1
Puisque nous n’avons trouvé avant nous personne qui ait traité de la science de l’éloquence en vulgaire, et qu’il nous semble qu’une telle éloquence est absolument nécessaire à tous sans exception, non seulement en effet les hommes, mais encore les femmes et les enfants s’efforcent d’y accéder, autant que la nature le permet, pour cette raison, voulant éclairer d’une certaine manière le discernement de ceux qui errent comme des aveugles par les places publiques, et qui souvent croient avoir devant eux ce qui est derrière eux, nous allons tenter, si le Verbe céleste nous inspire, d’être utile au parler des gens qui s’expriment en vulgaire. Pour remplir une si grande coupe, il ne nous faudra pas seulement puiser à l’eau de notre talent, mais, en prenant et en compilant ce qui est chez d’autres, mélanger ce qu’il y a de meilleur afin de préparer le plus doux des hydromels.
 
Ce Verbe céleste se situe dans un gremium que nous avons cherché. La conscience d’être le premierest forte chez Dante, il est d’une telle radicalité qu’il fonde son autorité en repère. Personne avant lui n’eut une telle intelligence, capable de remonter à cette sorte d'annonciation de la langue. C’est la conscience d’une responsabilité qu’il est seul en mesure de porter, lui qui est un ego loquor primus.
Il s’agit d’une doctrina, une science qui peut donner lieu à un enseignement. C’est un savoir transmissible. Ce n’est pas une philosophie aristocratique du petit nombre, mais Dante s’adresse à tous : les Italiens, tout l’Occident qui découvre sa dimension linguistique vulgaire. Ce réveil de l’Occident s’effectue avec un horizon d’universalité dans cette fondation - qui va de paire avec l’horizon d’une totalité. Cette universalité est aussi un horizon transcendantal, une exigence. Puis la question de la féminité entre en jeu, et la relation triangulaire homme / femme / enfant(s) pose le problème de la langue. Le mariage linguistique est le but suprême visé par ce texte.
Puis vient un texte incompréhensible : normalement le vulgaire est devant et le latin derrière, et ici Dante dit que l’imbécile est celui qui recherche devant lui ce qu’il a derrière lui. Est-ce un retour au latin? En quoi le vulgaire est-il derrière ? On peut comprendre que devant moi se tiennent les institutions universitaires, les grammaticus, qui ont comme idole le latin. Et derrière se tient l’enfance, le parler des frères et sœurs. Et donc ma vraie capacité est d’avoir une mémoire de l’enfance, et l’avenir est lui-même dans cette enfance. Le vrai pouvoir est l’enfance. Dante ne nous engage pas dans le sens des langues d’État, mais à faire un pas en arrière, et c’est l’objet du livre entier : ne pas se morfondre d’être né et d’avoir balbutié dans la langue vulgaire, mais chercher la panthère dans la forêt, la blancheur dans l’enfance et non dans le pouvoir.
Dante ne fait rien en vain, tout doit être utile. De même que l’œuvre a un horizon d’universalité, elle a un horizon d’utilité : rendre service. Dans Le banquet, Dante n’existe que pour transmette la doctrine céleste au peuple. Il doit être l’agent qui prend les miettes du banquet des anges et les distribue au peuple.
Dante ne se contente pas d’être premier, il veut aussi faire une synthèse, un lien entre les auteurs. L’ouvrage est aussi un «je me remémore», et Dante est le lien. Il fait le lien ; le poète est celui qui fait le lien entre les hommes, seul lui est intelligent et procure l’analogie qui lie le monde. L’intelligence est ce qui fait le lien entre les termes.
Pourquoi l’hydromel ? C’est une activité de pharmacien ; Dante est un auteur qui a pour vocation d’être pharmacien et de broyer avec un pilon des éléments pour parvenir à un nouveau produit. C’est la production d’un baume. Le mélange ne nuit pas à la pureté ; un mélange pur est un mélange sublimé. L’hydromel est un mélange de miel et d’eau, l’eau est la langue vulgaire et le miel est la langue latine. C’est produire un mélange de l’eau du vulgaire et du miel de la langue des Latins. Attribuer le miel à la langue latine vient de la quatrième Géorgique de Virgile, qui fait éloge des abeilles et du miel, et qui associe le destin des abeilles et celui de Rome. Rome est une ruche qui reproduit en permanence pour symboliser l'immortalité des âmes. Le miel est Rome, et l’eau de source est le vulgaire.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 1, aliéna 2
Mais puisque aucune science ne doit démontrer l’existence de son sujet, mais l’exposer clairement, afin que l’on sache de quoi elle traite, nous disons, en allant rapidement à l’essentiel, que nous appelons «parler vulgaire» celui auquel les petits enfants se familiarisent, par l’action de leur entourage, dès le premier moment où ils commencent à distinguer les sons. Ou, pour le dire plus brièvement, nous posons que le parler vulgaire est celui que, sans aucune règle, nous recevons en imitant notre nourrice.

Les hommes disparaissent au profit des enfants. La langue n’accède à son centre que si elle fait venir à soi les enfants. Apparaît la figure capitale de la nourrice, puis vient le bébé qui commence à parler. Dans la Lettre XIII qui accompagne le don des dix premiers chants du paradis à son protecteur, Dante écrit que son œuvre est écrite dans la langue des nourrices. L’opposition est semble-t-il ouverte entre De l'éloquence vulgaire et La divine comédie, car ici Dante d’emblée donne comme assise à son expérience linguistique les bébés et les nourrices. Même si par la suite Dante porte cette langue des nourrices vers une langue élevée qui privilégie la canzon, alors que La divine comédie n’est pas une canzon. Reste qu’il ne faut pas exagérer une éventuelle opposition : d’un côté on a une éloquence illustre, de l’autre une éloquence comique, mais qui proviennent toutes deux de cette source en arrière de moi et qui est la nourrice.
Mais quand nous parlons avec notre nourrice, on parle sans règle - c’est la faiblesse constitutive du vulgaire. Il manque les règles rhétoriques, et il n’y a pas de syntaxe. Le lexique lui-même est déformé par des dialectes et des déformations traditionnelles.
D’ou découle une déduction du miel : la langue latine est composée d’une syntaxe et d’une rhétorique. Le propre de la langue romaine est d’être grammaticale. L’eau de la langue est spontané, le miel est réglé et grammatical. Comment associer ces deux côtés ?
Dante connait tellement les langues du bassin méditerranéen, qu’il rappelle que ce bilinguisme n’est pas le propre de tous les peuples. Ceci est propre à l’Italie et la Grèce. Ce problème existera aussi en France, quoique de moindre manière, entre des Églises élitistes et un parler vulgaire issu des langues d’Oc et d’Oïl. On le retrouve aussi en Roumanie, mais ni en Allemagne ni en Angleterre. Les Italiens ont les premiers inventé des structures de passages entre les deux couches de la langue. L’Italie est un peuple qui a deux langues, mais des héros comme Dante et Pétrarque font le lien entre les deux langues. L’Italie devient le lieu d’une expérimentation linguistique qui n’existe nulle part ailleurs et qui devient le site par excellence d’une interrogation sur la langue.
Dante ouvre une autre voie que celle d’Hölderlin : le modèle d’une structure de fécondation à l’origine de la langue, et 2° dans la Sparche l’Allemand est une langue une, qui fait racine, sans bilinguisme, sans nécessité de conquérir une synthèse entre le latin et la langue maternelle. Ce dédoublement créateur est inconcevable en Allemand. C’est pourquoi Heidegger repousse l’expérience linguistique de Gœthe, liée à l’humanisme européen, fasciné par la liaison de  l’Allemand et du Latin. Et Heidegger favorise le monolinguisme de Hölderlin. Ce dernier cherche un pont entre l’Allemand comme langue mère et le Grec comme langue de l’âge d’or. C’est donc un monolinguisme retournant à la lignée, qui produit en lui ce retournement natal.
Dante ajoute une autre remarque concernant le problème de la langue double. Tout le monde parle avec simplicité l’Italien, mais peu de gens arrivent à maîtriser la langue latine. Seul des grands lettrés arrivent à avoir la double maîtrise des deux langues. Le latin s’en va sous l’horizon, et le vulgaire naît comme le soleil ; et le latin décline comme Vesper.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 1, aliéna 4 

De ces deux parlers, le vulgaire et le plus noble : d’abord parce qu’il a été le premier que le genre humain a utilisé ; ensuite parce que le monde entier en jouit, bien qu’il soit divisé selon diverses prononciations et vocables ; enfin, parce qu’il nous est naturel, alors que l’autre [le latin des grammairiens] est, plutôt, artificiel.
 
Un axe fait basculer l’idée de noblesse vers celle de vulgarité. Normalement le vulgaire est dépourvu ontologiquement de noblesse, or Dante s’empare des valeurs refusées et s’enfonce de ce paradoxe que la vraie noblesse est de parler sa langue maternelle. Le lettré est ignoble, car il est un traître qui ne parle pas le génie de sa langue. Il y a derrière ceci un enjeu politique énorme : la société féodale fondée sur les lois de la noblesse, définie sur une longue lignée. Or Dante opère une révolution.
Victor Hugo, dans les Contemplations, répond à un acte d’accusation. Mais ce qui n’est pas démocratique, c’est que Dante n’abolit pas les privilèges pour instaurer l’égalité. Mais c’est un nouvel aristocratisme, un aristocratisme renversé. Dante ne dit pas que la noblesse n’existe pas, mais que l’on s’est trompé d’endroit pour voir la noblesse. La véritable aristocratie n’est pas celle que l’on croit.
Dans Le banquet, au livre 4, paragraphe 21, Dante applique cette théorie à la politique. La fausse noblesse est celle des gens qui ont de l’argent et montrent leur droit de propriété. L’autre noblesse à laquelle Dante apporte son écrit, est celle qui résulte d’un thème astral favorable - parce que les étoiles font cuire la matière d’une manière plus ou moins moins favorable. Une manière de cuire par les étoiles d’une manière favorable fait que la matière intellective est bien dans le corps.
Alors on sera comme un autre dieu incarné. Celui qui a un bon thème astral est un autre Christ, et il se trouve que Dante a un bon thème astral… Il y a une noblesse du sang et d’héritage, et une noblesse stellaire. Dante préconise l’abandon de la première en faveur de la seconde. Il y a une noblesse de transmission et une noblesse d’élection. La noblesse élective est une faveur astrale, et celui qui en bénéficie est appelé à la plus haute des récompenses - à savoir l’amour de la philosophie. C’est un amour et une béatitude que donne la philosophie comme joie, et cette béatitude est dans la différence sexuelle ; donc cette joie est une femme. Cette femme est la Dona Gentile, la femme anoblissante qui confère cette joie philosophique qui n’appartient qu’à ceux qui sont élus par les étoiles. Ce thème de la noblesse du vulgaire conduit à une version bouleversante de la langue, de la politique et de la vocation philosophique qui ne s’accomplit pleinement que dans les corps saturés par les étoiles, et dans un accomplissement amoureux. - Ce livre est inachevé, ses thèses ne sont pas poursuivies par Dante. Dante s’est-il repenti de ses thèses ? Il y a une chance pour la noblesse, mais c’est une chance d’élection liée à la pureté de l’eau de notre langue.
 
La thèse de Pézard est que, dans La divine comédie, il y a dans l’Enfer un cercle réservé aux homosexuels. Ce n’est pas parce qu’ils auraient été sodomites, mais les gens qui sont dans ce cercle sont des lettrés ayant mis leur génie dans le service d’une langue étrangère : le Latin ou pire le Français. Le propre professeur de Dante parlait Français : il s’est libéré du Latin, mais, au lieu de servir la langue qu’il avait dans son dos, il a servi celle de la France qu’il avait devant lui. Le sodomite est celui qui trahit la noblesse de la langue maternelle. Ce qui est question, c’est l’authenticité du rapport à la langue maternelle. Celui qui manque la noblesse de la langue maternelle va en Enfer.
Le vulgaire est noble car il fut le premier du genre humain. Adam pratique l’onomathèse, sans référence à une langue antérieure. C’est une référence au caractère créatif de la langue par Adam. Adam et Ève parlèrent une langue vulgaire. Et si le phénomène de la langue vulgaire est mondial, tout être humain parle parce que sa mère a parlé.
Dans le vulgaire, c’est la nature qui s’exprime : pas celle de Rousseau, mais en tant qu’elle répond au cosmos et au parcours du ciel par le soleil. Est naturel ce qui est fécondé par les étoiles. Ce qui est de l’ordre de la technique, du constructivisme, est frappé d’une tare indélébile : c’est quelque chose d'artificiel et de non naturel, et pour atteindre une vraie noblesse il faut être dans l’élan de sa nature.



jeudi 13 octobre 2011




L’interrogation de l’humanisme à partir de la poésie permit à Heidegger, dans la Lettre sur l’humanisme d’ouvrir un champ conquis par des analyses de Hölderlin contre le poète cosmopolite qu’est Gœthe. Ce tournant lui permet de proposer un savoir de l’existence humaine au-delà des configurations de l’humanisme mais autour de valeurs comme le séjour (éthos), le manque ou la perte de la patrie (Heimatlosigkeit), ou le dévoilement de l’être par la parole (non sous forme catégoriale comme chez Aristote, mais dans une langue pré-syntaxique et pré-catégoriale qui est celle du poème).
Heidegger vante une une conquête du champ post-humaniste à l’égard de cette configuration du retournement natal. Il prône une figure du retour à l’originaire, à la patrie (retournement national) - ce qui conduit au pas en arrière, à une libération de la métaphysique, à un dégagement de la profération métaphysique de la parole et de la construction de la métaphysique par la langue à partir des catégories. Il n’y a pas de métaphysique sans ontologie reposant sur des catégories, ce que justement le pas en arrière laisse dans un état terminal qu’est la technique pour revenir à une profération plus originale dans la parole.
Cet héritage heideggerien fut confirmé poétiquement par René Char jusqu’à Yves Bonnefoy, en littérature de Blanchot jusqu’à Sollers. C’est une capacité transgressive de la poésie à l’égard de la philosophie. Cette tentative de proposer une percée liée au geste de l’écriture prend en défaut l’organisation métaphysique du monde sous sa double forme 1° de cercle du système hégélien et 2° de la domination technique après la Seconde Guerre mondiale dans le cadre de la volonté de puissance. Ceci est le soubassement de l’invention des trois voies.
1.  La voie phénoménologique se veut être le retour à une présence du monde qui tente d’échapper au verdict heideggerien de subjectivisme en retournant à une expérience post-moderne du monde, par exemple autour du visuel de l’expérience de Merleau-Ponty.
2.  On a une conquête du monde non plus par une poésie mais par une construction logique du monde ; à la suite de Carnap et la tradition logique analytique. Cette dernière se propose un constructivisme de la langue qui ne se confronte pas à ce pas en arrière poétique du geste heideggerien.
3.  Enfin la voie éthico-écologique repart de la finitude et se propose de renoncer à la déshumanisation de l’horizon de l’être qu’appelle Heidegger en arrachant l’être à toute forme d’anthropologie ou d’anthropocentrisme. Ceci conduit la question de l’être vers un visage humain de l’être, une abolition de l’être en faveur de l’expérience humaine radicale. Ceci naît avec Lévinas, qui invente un état éthique anti-ontologique, où l’ontologie est perçue comme le défaut de l’altération d’autrui ou comme ennemi du visage de l’autre. Se greffent les soucis pour le care, pour le développement durable, et toutes formes qui essaient de penser la situation de l’homme dans le monde sans détermination de la question de l’être comme primordiale. C’est une dés-ontologisation de l’expérience pour la rendre plus proche de la sensibilité, de l’authenticité.  
Telles sont les voies qui sont le champ littéraire essayant de prolonger le champ d’Heidegger, et celles qui ont tenté de dés-heideggerianiser la pensée au profit d’une anthropologie nulle, dépourvue de la question de l’être.
Par son œuvre de créateur et par celle de philosophe, Dante propose une nouvelle fondation poétique de la relation à la réalité. Le motif de l’analogie est une pensée de l’être, par où Dante appartient à une fondation poétique de l’ontologie. On arrive à un degré de radicalité permettant de remettre en cause les voies ci-dessus.
1)  Sur le versant de l’acte poétique, la valeur constitutive n’est ni la partie ni le retournement natal, mais la différence sexuelle et la relation amoureuse. C’est une fondation liée au désir et qui place dans le grémium la fécondation de la matrice le lieu suprême de la production de verbe. Ceci rappelle à la fois la formulation de l’amour courtois et de l’initiation amoureuse qui en découle, et l’Incarnation du Verbe dans un ventre. C’est un culte marial qui reçoit la fécondation du verbe dans une Annonciation.
2)  L’autre grand motif est la question de l’Empire qui vient à la place de la nation et du retournement natal. La vocation du poète est de donner une mesure à la langue, qui a pour vocation d’être celle de l’Empire. Cette catégorie politique est étrangère à la pensée allemande de Heidegger qui considère que la question de l’Empire est trop ancrée dans Rome et dans son humanisme. Heidegger n’est pas une pensée du Reich comme chez Hegel, mais du Heimat, du Ort,  de la puissance magique du lieu, de la terre. Dante fait émerger une autre dimension de la langue qui coupe court à l’opposition entre le cosmopolitisme de Gœthe et le nationalisme de Hölderlin, à savoir la différence entre la langue vulgaire et la langue grammaticale, entre la langue maternelle idiomatique apprise à la naissance et la langue des lettrés permettant de transmettre le savoir selon une rigueur grammaticale (latin). La langue est dédoublée en son fond, elle est atavique par la naissance et constructiviste par la puissance d’ordre des lettrés (langue doctrinale). Heidegger éclate ce dédoublement entre le cosmopolitisme de Gœthe et la poésie nationale de Hölderlin.
Dante fait émerger un jeu de la langue que masquait la différence heideggerienne. Cette idée d’un dédoublement de la langue nous permet d’entrer dans une complexité qui donne sa mesure au projet d’une langue illustre. Cette dernière procède de cette complexité initiale. Par la lumière qu’elle reçoit et répand, elle doit porter ce dédoublement de la langue à un degré de perfection, d’excellence, que Dante appelle le style élevé ou tragique. Une tâche, une opérativité, sont requises pour les poètes. Ils doivent construire, à partir de cette complexité du dédoublement initial, un énoncé du monde qui se situe au plan du ciel le plus élevé, de l’aigle, d’une plus grande proximité possible avec les étoiles. Cette attraction vers la lumière solaire puis stellaire, cette façon de normer le monde par les étoiles, c’est la noblesse. Une langue illustre donne la noblesse comme mesure de toutes choses. Cette noblesse retrouve la question de l’Incarnation, car la fécondation parfaite engendre des dieux incarnés.
Cet horizon de la pensée de Dante nous ouvre des voies. Ce monde ne fuit pas la catégorie mais accepte d’être dans une langue dédoublée où le latin porte les catégories. Ce qui fuit Dante c'est l’idéal insensé d’une langue pré-grammaticale qu’on trouve chez Heidegger. De même, James Joyce considère les jeux sur la langue comme la seule norme de l’écriture. C’est une suite de dérèglement de la langue, d’où une valorisation de Céline et Joyce qui semblent être des états pré-grammaticaux de la langue et qui sont un dérèglement de la langue. C’est la recherche d’un choc de la langue avant la grammaire, par où Céline est un parfait contemporain de Heidegger.
Cette dé-syntaxisation n’a pas lieu chez Dante, qui prétend être en mesure d’élever le vulgaire à la syntaxe. Les poètes de son temps sont ridicules car ils ne veulent qu’écrire en dialecte généralement florentin sans s’élever à la dimension stellaire du vulgaire illustre, ce qui produit des mots écorchés, une lexicologie désastreuse, et une syntaxe imprécise. L’attachement à la langue vulgaire locale entraîne des connexions syntaxiques non rigoureuses. Or Dante prétend arriver à une forme pure d’articulation syntaxique et à une syntaxe plus rigoureuse dans le vulgaire que dans le latin.
Dans le glossaire, nous renvoyons à l’entrée: certa forma locutionis. Dieu a donné aux hommes à l’origine du monde non exactement une langue, mais une forme pure de parole. Et cette certa forma locutionis, vue comme une forme transcendantale de la langue, touche trois domaines : 1° la pureté des vocabulaires, 2° la perfection syntaxique, et 3° la clarté de l'énonciation. C’est ce que Dieu donne aux hommes pour qu’ils forment des langues. I.R. Catach pense que cette forme a une incarnation historiquement immédiate dans l’hébreu, qui serait une réalisation immédiate de la forme transcendantale de la parole. Ce serait une langue forgée par Dieu comme illustration empirique de la forme transcendantale de la parole.
Ou bien on peut penser (Maria Corti) que Dante reprend avec la certa forma locutionis une grande tradition médiévale qui avait analysé de façon ontologique la langue et qui avait déterminé les modes de signification - ce qui donne lieu aux modistes. Il y a non seulement des essences que je connais grâce à mes facultés de connaissance, mais aussi des essences de la parole, des fonctions fixées de la parole qui sont les fonctions pures de la langue. Cette couche est structurée comme une essentialité qui met en action la langue. Cette doctrine modiste aurait été empruntée par Dante dans cette certa forma locutionis, laquelle ferait référence à ces structures pures de la langue, et dont l’illustration première serait l’hébreu. Cette figure des modistes est intéressante. Un grand texte modiste est le Traité des catégories de Thomas d’Erfurt, qui défend la théorie des fondements essentialistes des fonctions grammaticales. Or le livre de Thomas d’Erfurt a été longtemps attribué à Dun Scott, et Heidegger a fait sa thèse sur cet ouvrage. Réapparaît dans la formation technique de Heidegger une interprétation phénoménologique des modistes. Heidegger est en contact technique médiéval avec les corpus mêmes qui pourraient avoir été à l’origine de la certa forma locutionis de Dante. La certa forma locutionis est ce qui manque à la Lettre sur l’humanisme. Heidegger connaît tout à un degré de précision effrayant, et quand il désyntaxise, il sait que ceci remonte aux modistes. Ainsi nous avons le lien technique entre Heidegger et Dante.

 
Dante permet de se refuser à un engagement de la dégrammaticalisation et il permet de lutter aussi contre les pensées qui joueraient l’écriture contre la grammaire. Dante incarne une métaphysique de la grammaire qui donne un autre cheminement que celui que Heidegger fait naître en France dans les années 1970 et 1980. Dans La Vie nouvelle, Dante atteste qu’il y a deux types de poètes. Premièrement, certains riment au hasard, sans savoir rendre raison des licences poétiques qui sont dans leurs textes. Ceci ne vaut rien pour Dante. Alors que par ailleurs les poètes de qualité sont en mesure de rendre raison de leur licence poétique en expliquant l’allégorie qui gouverne leurs poèmes. Ceux-ci seuls sont des poètes. Par exemple, l’écriture automatique chez Breton est un jeu avec le hasard ; cette technique, qui valorise le caractère insondable de l’allégorie, est l’inverse du fait poétique. Ce dernier pour Dante devient un contrôle de l’allégorie.
L’écriture aléatoire du Finnegans Wake de Joyce n’est pas l’écriture surréaliste mais joue sur la diversité des langues européennes et leur entrecroisement, avec un caractère de hasard de la pensée. Elle reste dans la tradition mallarméenne du coup de dés. Ceci n’appartient pas à l’idéal de contrôle que l’on trouve chez Baudelaire, qui considère que la plus grande honte d’un poète est d’avoir une inspiration qui lui vient par hasard. La vraie inspiration doit être portée à un degré de concentration et de maîtrise tel qu’aucun élément de hasard n’entre dans le geste poétique (cf Poe).
Pour Dante un vrai poète doit être capable de restituer son allégorie, mais aussi de se commenter lui-même, d’où l’idée qu’un vrai poète combine les deux visages de la textualité médiévale, à savoir le texte de l’auteur (antique) et le commentariste.
Thomas d’Aquin commente la Métaphysique d’Aristote et articule la textualité de l’auteur avec celle, proliférante et arborescente, du commentaire.
Pour Dante, un vrai poète rassemble dans un geste unique le texte de l’auteur et le commentaire : La vie nouvelle et Le Banquet sont un commentaire de ses propres poèmes. C’est la preuve d’une maîtrise totale de la puissance de l’allégorie. On est loin des avancées aventureuses et oraculaires du dernier Heidegger, dont le degré de profération de l’allemand se heurte au hasard des étymologies et à l’aveuglement volontaire de la métaphysique pour entrer dans le pur événement (Ereignis) de la parole en tant qu’elle advient.
Contre ceci, Dante présente un dispositif organique de résistance à Heidegger. Certes Dante est classique, et il est capable de produire des degrés de légitimation de son propre texte qui sont tellement vertigineux qu’on peut se demander si le classicisme est derrière nous (comme un fait de langue qui aurait été dominé par la modernité) ou devant nous (ouvrant un rapport de maîtrise de soi dans la langue encore inconnu).
 
La lettre sur l’humanisme a engendré ce phénomène littéraire dont nous venons de parler, ainsi que la tentative radicale de produire un savoir désontologisé de la condition humaine conduisant à un constructivisme de la langue, à l’éthique de Levinas et aux formes d’écologie qui lui sont associées. Dante répond à ces éventualités.
1)  Au constructivisme logicisme de la langue, il objecte par un constructivisme poétique de la langue, qui est le vulgaire illustre. Le but n’est pas de produire des séries logiques d’une calculabilité du monde, mais une réforme de la langue par l’autorité des poètes. C’est un constructivisme du poème et non un constructivisme propositionnel.
2)  Tâcher de rencontrer une éthique non ontologique mais ouverte uniquement au visage de l’autre considère l’ontologie comme une totalisation annulant l’autre comme autre. Cette question est sollicitée doublement par Dante. D’une part, il mesure l’importance de l’éthique : dans la hiérarchie des science du Banquet, qui recherche la science suprême de l’univers, il remarque que les hommes pensèrent à tort qu’il s’agit de la métaphysique. Elle ressemble à la voie lactée, mais ce n’est pas elle qui fait tourner le ciel. Il y a donc un principe plus élevé : l’éthique est le moteur du ciel, la science suprême qui gouverne même la métaphysique. Ce retournement du Livre II du Banquet met l’éthique en avant de la métaphysique, celle-là gouvernant celle-ci. Il n’y a de radicalité que de l’éthique et non de la métaphysique.
D’autre part, cette question de la priorité éthique se retrouve d’une façon curieuse dans l’ouvrage qui nous occupe. Dante demande comment a commencé la première parole d’Adam. Le texte de la Bible répond que Adam eut pour fonction de nommer les choses (onomathèse adamique). Ceci ne plaît pas à Dante, qui veut un geste rationnel. On ne parle pas si l’on n’est pas interrogé, si l’on ne répond pas à quelqu’un. La dimension de l’élocution est fondamentale dans cette textualité. La première parole est le cri que formule Adam en naissant à la vie et en s’adressant à Dieu pour le remercier de l’avoir créé. La première parole est liée au premier cri qui est lié au premier souffle. Il crie le son (i). Se développe ensuite une histoire de la parole, qui intègre la première parole de la faute (la tentation du serpent) ; et ensuite les grandes épreuves de la langue : Babel puis l’Incarnation du Verbe. Il y a trois grandes paroles : de la faute, du gigantisme et de la rédemption.
Nous ne parlons que parce que nous sommes en interlocution. Les bêtes ne parlent pas parce qu’elles sont partagées en genre. Les individus d’un même genre n’ont pas besoin de se parler car ils éprouvent les mêmes sentiments au même moment. Ils sont pris dans le même genre ;  et en intra-générique il n’y a pas besoin de langue. Et en extra-générique le face à face est toujours un rapport hostile. - Les hommes, étant du même genre, auraient la possibilité de se comprendre comme les animaux, sans parler. Mais les hommes sont tellement singuliers dans leur genre qu’ils sont chacun pour lui-même quasiment un genre. Les hommes sont des mondes solitaires, des monades ; et pour faire une œuvre commune il faut qu’ils dialoguent de genre à genre. Et comme il n’y pas de passage à un autre genre, la langue est l’analogie qui nous gouverne de genre à genre. Cette analyse montre que l’interlocution, la relation à autrui, la dissymétrie de la face de l’autre, sont intégrées dans ce texte et font partie de son dispositif démonstratif.
Dès lors, ce passage à l’interlocution n’est pas une désontologisation. Le rapport entre ontologie, totalité et totalitarisme ne vient qu’après Hegel, dès lors que la question du système et de la totalité s’est posée. Chez Dante il faut distinguer la totalité comme objet cosmique (totalité de la nature) et une transcendance du créateur. Il n’y a pas de totalisation circulaire du tout. La totalisation n’affecte que le monde physique. L’ontologie n’est pas une totalisation. L’idée qu’il faudrait, pour rencontrer la personne humaine, lui faire perdre son visage d’être, cette idée est opposée à Dante. Mais c’est ce que l’on retrouve chez Jean-Luc Marion : on ne peut parler au sujet Dieu qu’en disant ce qu’il n’est pas, sa caractéristique première est d’être pas l’être ; ce n’est qu’à travers une désontologisation radicale qu’il peut y avoir une relation de foi. Ce dispositif du phénomène ceinturé chez Marion n’a pas lieu d’être chez Dante.
Marion distingue l’idole du concept et l’icône de la foi ; et cette opposition entre un Occident idolâtrique et une orthodoxie iconique est opposée à Dante. Il n’y a pas de partage entre une idole et une icône. Béatrice est une idole qui a pour fonction de se transformer par métamorphose intérieure en icône. L’œuvre elle-même marche du pas de la réconciliation entre l’idole et l’icône. L’idolâtrisation croissante de Béatrice dans la Divine comédie croît avec son iconisation parallèle et proportionnelle. Quiconque entre dans une église orthodoxe et adore une icône car elle met fin à la perspective reste dans un échec. Certes la perspective place l’objet religieux dans un système visuel construit, mais elle est une profondeur ou un champ de fuite qui est la trace ou l’impact de l’infini dans l’image. L’icône de l’image est le point de fuite.
 
En plaidant ainsi pour Dante et sa linguistique comme un régulateur d’une modernité éclatée, ne cède-t-on pas au au mirage qui consiste à proposer une néothomisme? Il y eut cette volonté entre 1890 et 1930 de jouer Thomas d’Aquin contre la poussée des modernités aléatoires. On renvoie à l’encyclique de Léon XII, à Jacques Maritin, au père Garrigou-Lagrange (Dieu), à Étienne Gilson (L’être et l’essence). L’analyse que nous proposons est-elle susceptible d’être relue dans l’horizon néothomisme?
Si c’est du néothomisme, il est en mesure d’évaluer avec précision et finesse le monde contemporain, en étant capable de restituer les dynamiques conceptuelles très précises qui caractérisent la modernité. De plus, nous serions bien néothomistes dans la mesure où la doctrine des analogies travaille notre texte et nos hypothèses : de genre à genre la communication est analogique, et ce modèle analogique vient de Thomas d’Aquin et de Cajétan.
Mais c’est un néothomisme qui prend son modèle d’organisation du discours non chez Thomas d’Aquin mais chez Dante. Or Dante ne suit pas une orthodoxie thomiste ; son but n’est pas de demander à la vie sacramentaire de l’Église de constituer l’horizon métaphysique de l’humanité (Somme théologique, Question I, Article 1, où l’Église doit soutenir ma raison et lui donner sa finalité véritable comme bonheur surnaturel). Pour Dante la tâche humaine est de recomposer la chute dans la constitution d’une langue, la plus parfaite possible. La fonction clé n’est pas d’être porteur d’un doctrina sacra mais d’un poème c'est à dire du vulgaire illustre.
Le fait que le poète est en prise directe avec la déchéance des langues et que c'est l’auteur qui les recompose, produit un renversement des hiérarchies: Le poète dévient en quelque sorte un maître pour le théologien.
Thomas d’Aquin a une thèse sur la poésie, dans la Question I : est-ce que le théologien doit user de métaphores? Thomas d’Aquin suit Aristote et dit que la poésie est le degré le plus bas du savoir, et par conséquent on ne peut pas soumettre au poète la doctrine sacrée qui porte les finalités les plus hautes de l’humanité. Le théologien peut emprunter une métaphore pour illustrer son propos, mais ce dernier doit demeurer strictement conceptuel et syllogistique pour prendre en charge les plus hautes fonctions de l’esprit.
Le néothomisme s’arrête en cours de route.Dans les deux cas il s’agit bien de la langue de l’être, mais chez Thomas d’Aquin elle est gouvernée par l’objet formel de la théologie, qui seul détient toutes les dimensions de l’être et qui est le gouvernement unique et ultime de l’ontologie. Tandis que chez Dante la poésie en tant qu’associée au destin babélique de l’humanité a un cheminement propre, de gouvernement de la langue, de mesure de la langue, qui soumet à sa puissance la théologie elle-même. Cette dernière dépend du poète pour se dire, ce qui fait que la doctrine chrétienne se voit réécrite dans la Divine comédie sous l’autorité du poète.
Alors, notre analyse de la modernité commence par suivre le néothomisme, mais celui-ci s'arrête dès que le personnage qui gouverne cette critique est le poète et non le théologien. Le texte cardinal de cette néo-dantologie est le De l’éloquence en vulgaire, qui montre le point par lequel le poète peut prétendre à une reconstruction du monde à partir de sa vocation propre dans la langue. Il faut accepter et rompre le rapprochement avec le néothomisme. Dans La monarchie, l’idée d’une autonomie de l’Empire est folle, seul un poète peut prétendre décider que l’Empire doit être indépendant du pape. Le gibelinisme de Dante est une offense au thomisme et au néothomisme.
Thomas d’Aquin apparaît dans la Divine comédie, il est l’un des guides de Dante dans les étoiles. Mais Thomas est dans le poème ; et non le poème dans Thomas. Le mystère suprême reste intact : quel est ce pouvoir des hommes qui est de créer une langue? Il n’y a office ontologique suprême que chez le poète - et ce rapport fondamental entre la langue et l’être est énoncé par Heidegger et non par Thomas d’Aquin. C’est un néothomisme corrigé par la Lettre sur l’humanisme et donc obligé de dialoguer avec Dante comme point maximal d’interaction entre Thomas d’Aquin et Heidegger. Quel est ce pouvoir qu’a l’homme de dire l’être par sa parole? Ceci est une question plus importante que la question de l’existence de Dieu, que la doctrine sacrée, que la Création, que la finalité du bonheur que Thomas promet au début de la Somme théologique. Nous sommes dans un degré de radicalité à laquelle n’atteint pas la théologie, d’où le conflit entre les poètes et les théologiens.




De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 2:

"Celui-ci est notre premier vrai parler. Je ne dis pas «notre» au sens où il y aurait un parler autre que celui de l’homme. À l’homme seul parmi tous les êtres il fut donné de parler, puisque à lui seul cela fut nécessaire. Ni aux anges, ni aux animaux inférieurs, parler ne fut nécessaire ; cela leur aurait été donné en vain, ce que, indubitablement, la nature a horreur de faire.
Si en effet nous examinons attentivement ce à quoi nous tendons lorsque nous parlons, il est clair que ce n’est à rien d’autre que de faire connaître aux autres ce qui est conçu en notre esprit. Les anges disposent en effet, pour diffuser leurs pensées sublimes [gloriosas], d’une capacité de l’intellect, à la fois immédiate et ineffable, par laquelle ils se donnent totalement à connaître l’un à l’autre, soit par eux-mêmes, soit du moins, par ce miroir rayonnant dans lequel ils se reflètent tous dans leur plus grande beauté et se contemplent avec le plus grand désir. Et pour cette raison ils semblent n’avoir eu besoin d’aucun signe qui relève du parler.

Et si l’on tire objection des esprits déchus, on peut répondre de deux manières. En premier lieu que, puisque nous traitons de ce qui est nécessaire à la perfection de l’être, nous devons les laisser de côté puisque, pervers, ils ne veulent pas se soumettre à la providence divine ; en second lieu, et ceci est encore mieux, que ces démons n’ont besoin, pour se manifester mutuellement leur perfidie, que de connaître chacun, de l’autre, qu’il est, et de quel rang il est. Cela ils le savent certainement, car ils se sont connus mutuellement avant leur chute.
Quant aux animaux inférieurs, il ne fut pas non plus nécessaire de les pourvoir du parler, du fait qu’ils sont guidés par le seul instinct de nature. Tous ceux en effet qui sont de la même espèce ont les actes et les mêmes passions, et de cette manière ils peuvent connaître ceux des autres par les leurs. Et entre ceux qui ne sont pas de la même espèce, le parler non seulement ne fut pas nécessaire, mais il aurait même été dommageable, du fait qu’entre eux n’existait aucun commerce d’amitié.
Et si l’on
tire objection du serpent qui parla à la première femme ou de l’ânesse de Balaam, pour dire qu’ils ont parlé, à cela nous répondons que ce fut l’ange en elle et le diable en lui qui agirent de telle sorte que les animaux eux-mêmes mirent en mouvement leurs organes, et qu’il en sortit ainsi un son vocal distinct semblable à un véritable parler - même s’il ne s’agissait de rien d’autre pour l’ânesse que de braire, et pour le serpent que de siffler.
Si quelqu’un argumente contre cela en se référant à ce qu’Ovide dit au cinquième livre des Métamorphoses au sujet des pies qui parlent, nous répondons qu’il s’exprime de manière figurée, en entendant autre chose. Et si l’on persiste à dire que les pies et d’autres oiseaux parlent, nous affirmons que cela est faux, car un tel acte n’est pas du parler, mais une certaine imitation du son de notre voix, ou qu’ils essaient de nous imiter en tant que nous produisons des sons et non en tant que nous parlons. C’est pourquoi si quelqu’un prononçant intentionnellement «pie» recevait en réponse «pie», ce ne serait qu’une simple reproduction ou une imitation du son de celui qui avait parlé en premier.
Il est ainsi clair qu’à l’homme seul il fut donné de parler [Et sic patet soli homini datum fuisse loqui.]. Mais pourquoi cela allait lui être nécessaire, nous allons nous efforcer de l’exposer brièvement."


Il n’y a de parler que l’homme. C’est un nouvel élément de rupture avec le thomisme : les anges (alinéa 2) n’ont pas besoin de parler, ils sont intra-génériques. Il se trouve autant de genres que d’anges. Ils n’ont pas besoin de parler pour passer de genre à genre, car ils se voient dans le miroir qu’est Dieu. C’est une fonction spéculaire, dans le miroir de Dieu.
Ceci nous invite à parler des rapports entre spéculaire, spéculatif et spéculer. Le spéculatif est ce qui est dans le miroir de Dieu. Une pensée spéculative passe par-dessus langage et se contente de voir se refléter la création dans le miroir concave qu’est Dieu. Donc contrairement à Hegel, le spéculatif n’a pas de logique car il n’y pas de parole spéculative. Mais le spéculatif est un monde de visions, le monde contemplé.
Or la Bible fait parler les anges ; puis Thomas d’Aquin légitime que les anges doivent parler pour communiquer entre eux et parler aux hommes. Dante maintient cette position propre à son anthropologie du poème et concentre l’effort de la langue sur la dignité humaine. Être un homme, c’est avoir la fonction suprême de parler. Quand j’entends un ange me parler, 1° soit c’est moi qui projette en déchiffrant sa lumière dans l’organisation d’une parole, 2° soit c’est l’ange qui possède une tel contrôle physique de la nature qu’il fait parler l’âne de Balaam ou le serpent en mouvant physiquement les formes substantielles de son animalité par une volonté supérieure. Mais l’ange lui-même ne parle pas et n’a pas besoin d’accéder à la parole, il est purement spéculatif et contemplatif. Au lieu de conduire vers une scala linguarum (de même qu’il  a une scala naturae), Dante remarque qu’il n’y a de parole que pour l’expérience humaine poétique. Ceci est plus proche de Heidegger, seul le Dasein construit et dit le monde par la Sprache.
Les anges sont dans la lumière de la gloire, celle des élus (distincte de la lumière naturelle du monde créé, fini, obscurci par le péché). Les «pensées sublimes» sont les pensées de gloire. Ainsi, chez Malebranche, Dieu ne peut vouloir une créature ou le fini, mais seulement sa propre gloire, le dévoilement de toute ontologie et de toute la puissance de l’être. Ce n’est pas une gloire subjective mais une lumen gloriae, où Dieu ne peut vouloir que lui-même et non le fini.
Dans l’ensemble des figures du monde contemporain auxquelles Dante fait front (éthique, construction logiciste de la langue, écologie), celui qui est le plus proche de sa voie c'est Lacan. Ce dernier place le fait de la langue sous le registre unique du désir. La langue est comme le lieu de l’inconscient comme fonction de désir. Lacan est ainsi dans la tradition de l’amour courtois. Sa spéculation sur le désir reprend ce que nous avons vu sur le grémium et l’ingremiatio.
Les anges parlent soit par eux-mêmes, soit par un miroir rayonnant. Dante préfère l’hypothèse du miroir qui unit les anges. Les autres théologiens (Thomas d’Aquin) pensent qu’ils ont une telle pénétration réciproque qu’ils n’ont pas besoin d’une parole dans leurs intersubjectivités. Mais Thomas d’Aquin doit accepter une langue des anges car il se confronte aux exemples de la Bible qui parle de langage des anges. En disant «soit par eux-mêmes» Dante est encore thomiste, puis ensuite il en sort en ajoutant «soit du moins». C’est une croissance dans l’argument.
Thomas d’Aquin est inquiet par l’idée d’une connaissance réciproque des anges par une intuition intellectuelle (indépendant de la question du miroir). Cette voie mènerait à une confusion entre les anges chrétiens et les anges ou du moins les entités divines des païens. On arrive à des processions sans paroles très poches de Proclus, Jamblique et Plotin. Si l’on retire la parole aux anges, le risque est de néoplatoniser les entités supérieures. Or les chrétiens (sauf Dante) tiennent à donner des attributs bibliques aux anges pour les différencier d’avec les dieux païens, moyennant une conception processuelle et non créationnelle de l’ontologie. Cependant, les anges de Dante sont néoplatoniciens : en se contemplant dans un miroir ou en dialoguant par intuition intellectuelle, ils sont liés aux thèses de Proclus : 1° les dieux sont dans un même genre ; 2° ils n’existent qu’en tant qu’ils se tournent vers un genre supérieur. La conversion permet à l’être du dieu de se maintenir et au rang du dieu d’avoir sa consistance. Ce n’est que l’élan du retour qui unifie les êtres divins et leur permet de soutenir leur être. Ici, c’est la conversion des anges vers le miroir qui assure leur consistance ontologique. Mais, contrairement au néoplatonisme, il y a des anges déchus. Ce thème de la chute est biblique et non néoplatonicien.
Dante s’intéresse à la noblesse et non aux pervers. Tel est son feu dévorant : il ne s’intéresse que pour une dynamique (aristotélicien) même pas ascensionnelle, mais un désir de perfection, une pensée de la noblesse. Or Dante écrit les chants de l’Enfer, qui peuvent être perçus comme d’un intérêt pervers pour les pervers, chez un Dante sadien. Plus il veut la perfection, plus il veut descendre pour trouver les extrêmes. Ceci n’est pas sans rappeler la table d'émeraude, texte égyptien constituant l’une des bases intérieures de l’alchimie : tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, et tout ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Dante est noble dans De l’éloquence en vulgaire ; et alchimiste par La Divine comédie.
Puis nous retrouvons les problèmes néoplatonistes du rang, de l’ordre. Nous sommes dans un rang par la conversion que l’on effectue. Les déchus ne se voient plus ni dans leur miroir, ni dans leur intersubjectivité angélique, mais ils se sont vus. Ils ont un être passé du miroir, et il n’est nul besoin de leur restituer une langue. Dante possède une maîtrise éblouissante de sa propre syntaxe, qui ne doit rien à personne. Personne ne fut Dante ; il est le penseur nouveau par excellence. - Puis le paragraphe 6 met en avant un sifflement ou un braiment contrôlé par la volonté ontologique de l’ange ou du diable.
Puis après la Bible vient l’exemple de la poésie. N’étant pas la théologie, elle produit des allégories, des fictions, et non la vérité. La poésie est une fiction car elle est la production d’une allégorie. Un sens littéral n’est établi que de façon imaginaire pour produire une allégorie. Il n’y a pas de poésie sans allégorie. Alors qu’Yves Bonnefoy veut assigner à la poésie la vocation de la présence, ceci est insensé pour Dante. La poésie n’a pas à dire la présence, mais des mensonges qui produisent une allégorie. Elle est articulée sur l’invisible et non sur le visible. Ce sont les formes substantielles et les catégories qui doivent dire la présence, ce qui est la fonction ontologique et grammaticale de la langue. Vouloir limiter la poésie à la présence, c’est la transformer en une leçon de grammaire ou en délires grammaticaux. Le propre du poème est de produire un faux, car son mouvement consiste à aller vers l’intelligible par l’allégorie. Puis Dante s’intéresse au problème du perroquet, qui se contente de renvoyer la phrase qui lui fut adressée.
La dernière phrase est l’axe de l’ontologie de Dante, sa différence avec la théologie, donc de son humanisme. C’est son ontologie fondamentale au sens du Dasein.
 
Puisque donc l’homme n’est pas mû par l’instinct de nature mais par la raison, et que cette raison elle-même se diversifie en chaque individu selon le discernement, le jugement ou le choix, au point que presque chacun semble constituer sa propre espèce, aucun homme, pensons-nous, ne peut en comprendre un autre par les actes et passions qui lui sont propres, comme cela se passe chez les bêtes. Aucun ne peut non plus pénétrer en l’autre par une contemplation spirituelle, comme chez les anges, car l’esprit humain est recouvert par l’écran épais de son corps mortel.
Il faut donc que le genre humain ait, pour communiquer entre soi ses pensées, un signe rationnel et sensible [rationale signum et sensuale]. Il fallut que le signe soit rationnel, puisqu’il devait partir d’une raison et arriver à une autre. Il fallut qu’il soit sensible, puisque rien ne peut se transmettre d’une raison à une autre sinon par un moyen sensible. C’est pourquoi, s’il était seulement rationnel, il ne pourrait se transmettre ; s’il était seulement sensible, il n’aurait rien pu recevoir de la raison ni rien déposer dans la raison.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 3:

Et c’est proprement ce signe qui est le sujet noble dont nous parlons [Hoc equidem signum est ipsum subiectum nobile de quo loquimur] : il est en effet quelque chose de sensible, pour autant qu’il est son; il est rationnel, pour autant qu’il signifie quelque chose à plaisir.


C’est la théorie de la langue, avant le rapport avec Dieu (paragraphe 4). Nous devons dire ce qu’est une langue en tant qu’elle répond à Dieu.  Le savoir de la langue est pré-saussurien, avec une sémiotique qui donne pour fonction à la langue d’être un signe qui répond à notre condition double d’âme et de corps. Nous parlons parce que nous avons une âme et un corps ; la parole est cette troisième substance qui unifie le corps et l’âme. Je parle parce que j’ai un corps, et c’est parce que j’ai une âme que j’utilise des sons comme des signes.
Chaque homme est à lui-même sa propre espèce, il est enfermé dans sa spécialité. Nous sommes des singularités qui ne peuvent pas se fondre dans un genre unique, même si comme animaux nous appartenons à un genre unique. Nous retrouvons la structure double de la langue : un signe rationnel et sensible. Nous n’avons pas de communication ontologique entre nous, nous nous voyons dans des corps et non en Dieu. Il n’y a pas d’intuition intellectuelle qui unisse les hommes entre eux, aucune télépathie ni de communication à distance.
La langue est un problème de noblesse. Avons-nous une langue pauvre, ou avons-nous pris en considération la noblesse de la parole? La souillure de la langue en paroles inutiles porte atteinte à cette noblesse. Dante associe le subiectum, qui est l’objet formel de la science, avec le nobilium. Après Heidegger il est difficile d’associer le subiectum, pensé comme déréliction de l’être, au nobilium. Pour Heidegger seule l’ousia est noble, alors qu’ici il y a une noblesse de la subjectivité. Le château-fort est ce subiectum, cette assise sur la terre qui protège les peuples, avec une chevalerie de la subjectivité - très étrange pour la pensée contemporaine.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 4: 

À l’homme seul il fut donné de parler, comme il ressort de ce qui précède. À présent, je crois qu’il faut aussi rechercher à qui parmi les hommes fut donné en premier de parler, ce qui fut dit en premier, et à qui, et où, et quand, et aussi en quel idiome a coulé la première parole.
En vérité, selon ce qui est dit au début de la Genèse, où la Très Sainte Écriture traite de l’origine du monde, une femme se trouve avoir parlé avant nous, la très présomptueuse Ève, lorsqu’elle répondit au diable qui l’interrogeait : «Nous nous nourrissons des fruits des arbres qui sont dans le Paradis, mais le fruit de l’arbre qui se trouve au milieu du Paradis, Dieu nous a prescrit de ne pas le manger ni le toucher, pour ne pas risquer de mourir.»
Mais même si une femme, dans les Écritures, se trouve avoir parlé la première, il est cependant plus raisonnable de croire que l’homme a parlé d’abord [sed quanquam mulier in scriptis prius inveniatur locuta, rationabilius tamen est ut hominem prius locutum fuisse credamus], et il ne convient pas de penser qu’un acte si magnifique du genre humain n’a pas d’abord procédé de l’homme [viro] plutôt que de la femme [femina]. Selon la raison, nous croyons donc que ce fut à Adam qu’il fut d’abord donné de parler, par celui qui venait tout juste de la façonner.

Quant à ce que la voix du premier être parlant fit d’abord résonner, il est évident pour tout homme sain d’esprit - je n’hésite pas à l’affirmer - que ce fut cela même qui est «Dieu», c’est-à-dire «El», soit par mode de question, soit par mode de réponse. Il semble absurde et aberrant pour la raison que quelque chose d’autre ait été nommé par l’homme avant Dieu, puisque l’homme fut créé par lui et pour lui. En effet, de même que, après la faute du genre humain, chacun commence, quand il se met à parler, avec un «Malheur!», il est raisonnable de penser que l’homme qui existait avant la faute commença avec une expression de joie. Et puisque aucune joie n’existe en dehors de Dieu, mais qu’elle est toute en Dieu, et que Dieu lui-même est entièrement joie, il s’ensuit que le premier être parlant a d’abord et avant toute chose dit : «Dieu!».
De là naît la question, puisque nous avons dit plus haut que l’homme a d’abord parlé par voie de réponse, de savoir si cette réponse s’adressa à Dieu. Car si elle s’adressa à Dieu, il semblerait alors que Dieu avait parlé, ce qui semble aller à l’encontre de ce qui a été exposé plus haut.
À cela nous disons en vérité qu’il a bien pu répondre à une question de Dieu, et que ce n’est pas pour autant que Dieu a  parlé au moyen de ce que nous appelons un parler. Qui en effet peut douter que tout ce qui est doive se plier au moindre geste de Dieu, par q
ui tout est de fait créé, conservé et aussi gouverné? Si donc au commencement de la nature inférieure, qui est servante et créature de Dieu, l’air s’ébranle pour produire des altérations de taille à faire retentir le tonnerre, fulgurer le feu, gémir la pluie, épandre la neige, se déchaîner les grêlons, ne pourra-t-il pas s’ébranler, au commandement de Dieu, pour faire résonner certains mots, quand Dieu lui-même les rend distincts, lui qui a séparé et distingué de plus grandes choses? Pourquoi pas?
Nous croyons donc que tous ces développements sont suffisants sur ce point et sur d’autres.

Nous entrons à présent dans l’extraordinaire événement de la première parole, de l’interlocution initiale - avec un discours pas terrible sur la femme. La lecture de la Bible semble dire que la femme parle en premier, avec le serpent. Or comment imaginer qu’un acte aussi noble que parler ait pu être mis pour la première fois à la portée d’une femme? Chez Lacan, celui qui parle, c’est celui qui est castré, or pour être castré, il faut d’abord avoir un phallus, donc ceci n’appartient pas à une femme. Sans cet être phallique de la langue, il n’y a pas de signification.
Le monde n’est pas éternel, tout a un début. Donc il y a la première parole. C’est une question temporelle de l’originaire et du fondement. Il y aussi un considérable enrichissement du fait linguistique. Quelle fut ma première parole? Quand ai-je prononcé ma première parole? Si Adam est l’être qui a prononcé la première parole, moi, en tant que fils d’Adam, ai-je prononcé une première parole? 1° Soit cette première parole que j’ai prononcée dans mon berceau entre dans le rapport entre l’enfant et la mère. 2° Soit on demande quand j’ai commencé à parler non par impulsion du besoin mais pour proférer une parole sensée. On pourrait faire une psychanalyse dantesque, visant à trouver non le traumatisme initial, mais la première parole, peut-être une parole perdue. Ce serait entrer dans un rituel chamanique pour faire sortir de nous la première parole.
Dante a pensé de l’origine et non seulement de la primauté temporelle. La femme répond ; elle ne parle pas. Elle est dans une situation d’interlocution. Et le diable lui-même interroge alors qu’il ne parle pas. 1° Soit on entre dans la communauté juive qui sauve la première parole de la femme et l’initialité de la femme dans la parole. 2° Soit avec Dante on préfère la raison à la révélation.
Cependant, dans le texte latin (alinéa 3), Dante écrit hominem et non virum. Faut-il entendre ceci sur un mode allégorique, entre la mulier qui serait la féminité de l’homme et l’homo la part masculine de l’individu, avec un partage entre les parts féminine et masculine de l’individu? Ce ne serait pas notre part féminine mais notre part masculine qui parlerait. - Puis on a bien femina et vir. Au couple mulier / homo, se substitue celui femina / vir.
On a un adamisme de la parole, soit dans la différence sexuelle, soit dans une polarité propre à chaque individu entre une part féminine et une part masculine. L’homme et la femme sont des répondants du diable ou de Dieu. La thèse du judéo-christianisme est qu’une femme a une propension à parler au diable et l’homme à Dieu - or Dieu est un peu lassant…
Puis Dante développe (alinéa 4) une pensée stupéfiante et unique. Dante est l’Unique de l’histoire judéo-chrétienne a avoir de telles idées. Cette scène intervient dans La Divine comédie avec un sens un peu différent. On renvoie à l’analyse de Guénon sur l’ésotérisme de Dante. Le problème est celui du son primordial de l’âme. Dante est l’homme unique, l’Adam kadmon, l’homme primordial. Dieu est deus, El est le nom biblique de Dieu (eloim). El est la clé du monde de la parole. L’ontologie du théologien et celle du poète sont distinctes : tous deux procèdent de Dieu, mais le théologien procède de l’Écriture, et le poète procède de la raison de la langue. Cette double voie du poète et du théologien est investie entre le pape et l’empereur. Le pape reçoit de la révélation son sacerdoce et autorité ; l’empereur reçoit son autorité non du pape (comme le pensaient les Guelfes) mais directement de Dieu. La distinction théologien / poète devient donc celle entre le pape et l’empereur. L’empereur est le poète : ils ont un même rapport direct à Dieu, à El - alors que le théologien a un rapport non à El mais à Christus, comme salut du monde, au totus Christus chez Thomas d’Aquin et les Franciscains. Le poète accède à un nom plus originaire, à un lien fondateur avec El. Il y a un déséquilibre entre le pape et l’empereur, entre le théologien et le poète. La radicalité de l’empereur et du poète ne se retrouve pas forcément chez le pape et le théologien.  - Ceci se retrouve chez Nietzsche, lorsque Zarathoustra invite le pape chez lui. Le poète Zarathoustra a une avance ontologique sur le pape. Le poète ne peut parler qu’avec le pape, celui qui est de même rang et qui porte la révélation alternative à la sienne. Et ceci serait des blasphèmes atroces pour Thomas d’Aquin.
L’objet premier est Dieu. Ceci fait signe vers Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, qui atteste que le premier objet immédiat de la conscience est Dieu. Il y a un jeu de mots entre «Le», l’homme répondant à son malheur, et «heu», l’homme répondant à son malheur.
Comment l’homme a-t-il pu répondre à Dieu si Dieu ne parle pas? L’homme est à la fois second (celui qui répond) et premier (Dieu ne parle pas). Nous sommes des premiers seconds, nous sommes secondarisés et nous devenons premiers par la secondarisation. Dieu a utilisé des marionnettes pour produire un effet de parole. De même que ce sont les anges qui font craquer le tonnerre tout en n’étant pas eux-même le tonnerre, de même que les anges des météores produisent des sons, Dieu produit des sons avec sa toute-puissance. Ici Dieu est très proche de Jupiter, qui parlait avec l’éclair. Le Dieu judéo-chrétien de Dante est un Jupiter infiniment élevé au-dessus de Jupiter comme la parole est infiniment au-dessus du coup de tonnerre. Mais c’est le même procédé. C’est un Jupiter radical, un dieu tonnant qui parle. La continuité entre El et Jupiter est parfaite. On est loin du christianisme traditionnel qui définit Dieu comme logos et parole. Dante recourt à un modèle païen, le tonnerre, pour expliquer la parole divine. Le logos chrétien est re-paganisé et devient un grondement de la nature.
Dans la Divine comédie Dante explique que El est déjà un nom dérivé, en chute, et (i) est plus originaire. C’est un nom de Dieu plus originaire. Ce n’est même pas la barre mais le point, et écrire un «i» c’est écrire Dieu. Dieu est non dans le signe sous le point mais dans le point lui-même. Il y a un rythme intérieur à l’histoire de la parole divine, des âges du divin, qui sont indépendants de ce que la Bible nous fait comprendre. Guénon demande quelles sont les traditions qui permettent d’expliciter l’âge du Dieu (i) et celui du Dieu El. Il répond qu’il faut se tourner vers les Véda, les grands cycles (mavantara) de l’humanité. Ce sont les grands cycles de l’histoire de l’humanité, et Dante atteste que son attachement à la tradition primordiale remonte jusqu’au point le plus singulier, le (i)

jeudi 3 novembre 2011

 

 
La joie et la felicita mentale
 
La joie est au cœur de l’œuvre de Dante, au cœur de la langue. Ce destin de philosophie se noue autour de la joie. La philosophie ne vise pas seulement une connaissance curieuse ou nihiliste, mais l’articulation de cette connaissance avec la joie. La linguistique de Dante transgresse l’ordre biblique pour mettre au centre un acte de joie transcendante. Cet acte est fondateur de l’humanité et de sa relation au divin. La joie revient dans l’œuvre de Dante et prend un nom excellent, elle est felicita mentale. Cette question de la joie chez Dante possède des racines profondes. Le mot important est mentale. La pensée de Dante ne se contente pas d’une jouissance intellectuelle ou abstraite, mais elle met en avant une considération triple de l’homme, composé de corps, d’âme et d’intellect. Ce n’est pas un mentalisme ou psychologisme, mais la réception dans le génie de la mens italienne et du nous grec et des fonctions supérieures de l’intelligence, qui est en une faculté d’appréhension immédiate des réalités éternelles.
Ceci se trouve à la connexion entre l’intellect agent et l’intellect possible. En situant l’acte de la locution humaine dans la lumière de la joie de l’esprit, Dante place son efficience intellectuelle et son dessein philosophique au cœur du problème de la question de l’intellect au Moyen-âge, autour des rapports entre d’une part la théorie de l’intellect et l’averroïsme, et d’autre part la compréhension de l'unité de l’intellect. Approfondir Dante, c’est comprendre quelle fut sa contribution dans cette joie par rapport au débat de son temps sur l’unité de l’intellect.
Ce débat s’exprime chez Thomas d’Aquin, Contre Averroès. Le problème d’ensemble est que le débat entre les Chrétiens et le monde musulman se concentre sur la question de l’unité de l’intellect, mais ce n’est pas celle de l’intellect agent. Le débat ne porte pas sur l’unité de l’intellect agent, car tous savent qu’il procède d’un fond unifié.
Le problème de l’islam, et qui complexifie la destinée de l’âme humaine, c’est qu’il définit et prétend à une unité de l’intellect possible.  Ce dernier désigne celui que les hommes ont en eux. Nous pensons tous dans une seule âme. D’un côté un seul intellect agent actualise des intellects possibles, et de l’autre il y a entre nous tous un seul intellect possible. Nous sommes tous des penseurs de la même âme. Notre individuation n’est donc pas intellective. Nous pensons dans la même pensée. Qu’est-ce qui nous distingue donc? Nous sommes individualisés comme homme uniquement par notre imagination, c’est-à-dire par des facultés matérielles, à l’intérieur de l’économie physique du monde. C’est la différence entre l’islam et la pratique individualiste des sociétés démocratiques. La communauté des musulmans est celle de l’intellect unique.
L’Occident s’aperçoit au Moyen-âge du bouleversement que cette position métaphysique, et tente de la mettre à mal pour montrer que nous avons une individuation intellective. Nous sommes tous des intellects possibles particuliers. Thomas d’Aquin formule la thèse extraordinaire qui sert de base à l’individualisme de l’Occident. Chacun de nous est un intellect possible individué par son intellect. Ce dernier dispose d’une opération propre. Penser, ce n’est pas simplement être illuminé, mais mettre en acte une procédure, disposer d’une opérativité, entrer dans la poïesis occidentale. Il y a une opérativité individualisante. Être un homme, c’est être en mesure de disposer d’une opérativité dans son âme. S’il n’y avait qu’un seul intellect, ce ne serait pas la peine d’apprendre, car nous penserions dans l’intellect des autres. Il suffirait de réciter le Coran pour actualiser l’âme humaine en son tout. Néanmoins, le geste de Thomas d’Aquin pose problème, car Averroès lui montre que la croyance en un intellect possible distinct mêle trop l’âme et le corps. Ce qui est une décadence pour Averroès. Thomas d’Aquin a du mal à montrer que son opérationalité est distincte de l’âme universelle, mais distincte aussi du corps. L’analyse de Thomas d’Aquin est inachevée et n’est pas toujours concluante. Il préfère perdre la certitude de l’immortalité de l’âme plutôt que l’individuation intellectuelle de chacun d’entre nous.
Quand Dante dit que c’est la félicité de l'intellect qui est en jeu, il prend position dans la querelle entre Averroès et Thomas d’Aquin. Dante opte pour une opérationalité individuelle de l’intelligence, mais il veut réécrire à sa façon les enseignements de Thomas d’Aquin. C’est le geste du Convivio, et cette réécriture est si audacieuse que certains purent penser que Dante se rapproche d’Averroès et quitte le terrain solide du thomisme. C’est peut-être pour ceci que Dante arrêta ce texte. Nous ne pensons pas seulement en nous, mais aussi dans une femme, qui est donc la réalisation de l’intelligence et de l’unité entre l'intelligence et l’amour.
Cette femme cardinale, mythique, n’est-elle pas la restitution de l’unité averroïste de l’intellect possible? Si je pense dans Béatrice, est-ce que je pense encore en moi? Se pose la question de mon individuation comme homme par rapport à cette femme transcendante. La figure de la dona gentile est l’intellect dans son unité - ce qui marque peut-être le retour d’Averroès.


Il existe deux éditions cardinales du Convivio. 1° Celle de la société dantesque italienne tient pour une option ultra-thomiste de Dante. 2° Celle de Vasoli met en avant des sources d’Albert le Grand et tend à l’interprétation averroïste de la dona gentile. Ce tableau de Gozzoli représente Thomas marchant sur Averroès. Sans ce triomphe du thomisme sur l’averroïsme, nous perdons l’enjeu majeur qui est la singularité de intelligence. C’est le tableau de l’opérationalité de l’intellect.


Dieu parle-t-il ?
L'autre remarque du paragraphe 4 réside dans l’idée que Dieu parle, ou non. Le anges ne parlent pas car l’humanisme de Dante engage l’homme seul dans la parole. Dante est proche de Heidegger autour du Dasein comme lieu propre de la parole. Il n’y a de parole que dans le fait même d’être humain.
Dieu parle comme Jupiter parlait, par une maîtrise des éléments. Dieu est un hyper-Jupiter. De même que Jupiter condense les nuées et s’adresse aux hommes par la foudre, Jupiter devenu Yahvé pousse la maîtrise des éléments jusqu'à faire parler l’air. Mais ces deux paroles se situent dans la même ligne, avec un jupitérianisme extraordinaire de la position de Dante. Il n’interprète pas la parole de Dieu comme verbe de Dieu, avec le Christ comme seconde personne de la trinité. Mais l’intellect agent de Dieu parle par sa maîtrise créationnelle des éléments de la terre.
Ici nous voyons une tentative héroïque de l’Italie d’arriver pour articuler la nouvelle religion avec l’ancienne, sans effacer ni oublier cette dernière. La nouvelle religion n’est que l’hyperbole de la première. Les protestants détestent ceci car ils ne veulent aucun rapport entre le paganisme et la transcendance comprimée de Yahvé. Dante lui-même, au premier chant de La Divine comédie, fait dire à Virgile qu’il est né au temps des dieux menteurs et faux ; puis il parle autre part de la puanteur du paganisme. Et par ailleurs un autre passage de ce même texte nomme le Dieu des Chrétiens «le grand Jupiter». C’est un néo-paganisme caractéristique des Chrétiens, un Italien ne peut pas renoncer à Jupiter. Un Italien n’oublie jamais Jupiter. Ce paragraphe 4 est la preuve d’un jupitérianisme majeur de ce texte.
 

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 5, alinéa 1

Étant de l’avis, non sans raison à partir de ce qui a été dit et de ce qui sera dit plus loin, que le premier homme a en premier dirigé son parler vers Dieu lui-même, c’est selon la raison que nous disons que le premier être parlant, dès qu’il a reçu le souffle de la puissance de Vie, a immédiatement parlé. Nous croyons en effet que, pour l’homme, être perçu est plus humain que percevoir [Nam in homine sentiri humanius credimus quam sentire], pour autant qu’il est perçu et perçoit en tant qu’homme. Si donc lui qui est artisan, principe de perfection et amour, emplit de toute perfection, par son souffle, le premier de nous, il nous apparaît raisonnable que le plus noble de tous les êtres animés ne commença pas à percevoir avant d’être perçu.

C’est un âge mystérieux, fondamental ; mais que nous ne comprenons pas. Comment se sont passés les premiers actes de parole? Dante part de la position universelle bizarre (alinéa 1). Nous pouvons traduire sentiri par être écouté, être entendu ou être perçu. Comment comprendre la primauté de cette passivité de la perception? Ce qui est humain, c’est de se faire remarquer, de se faire voir. C’est une analyse sur le caractère des enfants. Pour comprendre l’acte humain, il faut regarder les enfants, qui aiment se faire remarquer, attirer l'attention. Le sentiri est le fait d’attirer l’attention. L’homme aime à se faire remarquer. Ceci explique qu’il se mette à parler, car il tient à ce que Dieu l’entende. Il veut attirer l’attention de Dieu sur lui.
Mais où Dante va t-il chercher l’idée que cette propension des hommes à se faire remarquer est la définition de l’humain? Ceci est aux antipodes de l’angoisse, du souci (Sorge) ou du manque au monde de Heidegger. Mais nous sommes appelés à notre humanité par notre capacité à faire un acte que l’on remarque. Dante écrit La Divine comédie pour se faire remarquer, c’est son humanité même.
Aristote dit qu’il est naturel aux hommes de connaitre, et ce qui les conduit à avoir des accessions sensuelles. C’est un plaisir de la sensation. Nous sommes des animaux qui veulent connaître. Or ici Dante préfère être connu que de connaitre. Nous sommes dans une position enfantine par rapport à un regard qui nous surplombe. La Divine comédie est le basculement d’un être perçu à un percevoir, à force de nous faire remarquer nous répondons à l’idée que la dimension fondamentale de l’homme est de connaître.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 5, alinéa 2 

Si quelqu’un soulève l’objection qu’il n’avait pas besoin de parler, puisqu’il était alors le seul homme existant, et que Dieu discerne tous nos secrets sans qu’il y ait besoin de mots avant même que nous le fassions, nous disons, avec le respect dont il faut faire preuve quand nous nous prononçons un tant soit peu sur la Volonté éternelle, que bien que Dieu ait eu la science, et même la prescience (ce qui est identique chez Dieu), de la pensée du premier locuteur sans qu’il parle, il voulut pourtant qu’il parlât, afin que soit glorifié dans le déploiement [explicatione] d’un si grand don celui-là même qui avait fait ce don gracieusement. Aussi devons-nous croire que le bonheur que nous avons à exercer nos capacités de façon ordonnée est en nous par la volonté divine.


Pourquoi fallut-il que l’homme s’exprime, alors que Dieu connaît le secret des cœurs? Dieu est plus près de moi que je ne le suis. Nous aurions pu nous contenter d’une pénétration de notre âme par Dieu, de même que les anges se voient en Dieu qui leur sert de miroir. Or cet argument ne détruit pas le projet de la parole, car Dieu a une conception longue du don. Il ne se contente pas de faire un don à quelqu’un sans s’intéresser de l’usage de ce don. Mais il donne et prévoie la réponse à ce don. S’il donne à l’homme la parole, c’est pour que l’homme porte à la perfection et déploie ce don. Il eut été vain que Dieu nous donne un accès à la parole sans avoir prévue que nous en userions avec plénitude. C’est par contre-don que je parle, par la restitution d’un don.
Le mot important est explicatione. Dans le déploiement d’un tel don de la parole, celui-là même qui le donna gratuitement est glorifié. C’est la logique de la gloire. Dieu donne dans la gloire en attendant un don en retour de l’homme ; et ce don en retour ne peut se satisfaire du secret qui se caractériserait par une conversation d’âme à âme avec Dieu. Il faut que la puissance de la parole soit manifestée, portée à sa plénitude - donc expliquée -, pour que le don de Dieu parvienne à son extrémité.
Cette philosophie du don est une façon d’accéder à la parole par cette pensée du don. Quand Adam crie le nom de Dieu (El), il accomplit sa félicité mentale ; et en même temps cette joie prend une corporéité sonore comme accomplissement de la gloire de Dieu. L’intelligence de la parole est la joie ; et le corps de la parole est la gloire. Le sens est la joie ; et le son est le déploiement du don de Dieu, qui en même temps fait que l’homme accomplit son destin d’homme pour être remarqué. Ici nature et grâce sont harmonisées. C’est une grâce qui accomplit la nature ; selon le grand axiome de Thomas d’Aquin.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 5, alinéa 3
Et de là, nous pouvons déterminer parfaitement le lieu où le premier parler a jailli ; en effet, si l’homme a reçu le souffle en dehors du paradis, c’est en dehors [extra], s’il l’a reçu à l’intérieur [intra], le lieu du premier parler était à l’intérieur du Paradis, comme démontré.

Ce troisième alinéa présente quelque chose de fascinant. Cette expérience de parole est-elle dans ou en dehors du paradis? Il y a un rapport d’opposition entre dedans et dehors, extra et intra. Quand j’accède à ce qu’il y a de plus radical dans la parole, est-ce que je parle depuis un dedans ou depuis un dehors? La parole jaillit-elle en situation où je suis dans un englobant, dans un centre? Ou  bien est-elle un manque et un exil?
Pour Lacan, je suis toujours en extérieur par rapport à ma parole, laquelle est le signe de ma castration. Donc l’idée que ma parole naît de mon dedans est exclue par Lacan. La parole contemporaine peut-elle à nouveau renouer avec une expérience de l’intériorité de la parole?
Nous pouvons nous révolter contre Dante et dire que la grandeur de la parole moderne est d’être étrangère à elle-même, dans son exil, ne valant que dans sa différence. La parole est sortie de la dimension interne dans laquelle Dante la confine.
Et en même temps Dante ne dit pas que nous parlons encore de l’intérieur. En effet, nous avons perdu le Paradis. Aujourd’hui nous parlons forcément dehors. Nous ne pourrons jamais plus parler depuis le dedans. Mais si nous retrouvions une parole adamique, nous aurions pour signe qu’elle naît d’une expérience du dedans.
Cette ontologie de l’origine est une ontologie du dedans. Un être historique de l’homme est un être de l’exil, de dehors, de la différence. Il constitue le vulgaire illustre comme analogon endeuillé du dedans. C’est un analogon car il vient du dedans radical, qui est celui de la famille et de la mère elle-même. L’idée de langue maternelle est le dedans auquel nous accédons dans la condition de la perte du dedans adamique. Si Dante plaide pour une rupture avec le Latin comme langue traditionnelle, c’est parce que le Latin ne nous porte pas dans la lumière nécessaire du dedans. Ce dernier, quoique perdu, nous tourne vers une maternité de substitution. Ce passage est rapporté à la question de la langue maternelle, laquelle s’enracine ici.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 6, alinéa 1
Puisque les affaires humaines s’accomplissent en de multiples et divers idiomes, au point qu’avec beaucoup de mots bien des hommes ne se font pas mieux comprendre que sans, il convient de nous mettre en chasse de cet idiome qui, selon ce qu’on croit, fut utilisé par l’homme qui n’eut point de mère, par l’homme qui ne fut pas allaité, qui ne connut ni l’enfance ni l’âge où l’on a fini de grandir.

Nous retrouvons le thème de la chasse. L’homme est un guerrier et un chasseur. Le cheval est la base de tout au Moyen-âge ; et la chasse requiert les chiens. La chasse infernale de l’homme est au cœur du destin humain. Nous sommes avides de nous faire reconnaître (comme le dit Hegel), et pour cela nous chassons.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 6, alinéa 2
Pour cela, comme pour tant d’autres choses, la cité de Petramala est la plus grande de toutes, et la patrie de la plus grande partie des fils d’Adam. En effet, quiconque raisonne de manière si indécente qu’il croit que le lieu de sa naissance est le plus délicieux sous le soleil, celui-ci va juger que son vulgaire propre, à savoir son parler maternel, est au-dessus de tous les autres, et par conséquent croit que ce fut celui d’Adam.

Dante est cet homme fréquentable, amène, qui hésite entre la gifle ou l’épée dégainée quand il croise un ami. Ce texte ironique montre que nous sommes tellement stupides et provinciaux de rester attachés à notre coin de naissance. Nous sommes si enfermés dans nos couleurs locales que nous croyons qu’Adam parlait notre sabir. Adam ne parait-il pas français? Ou étrusque? Le nationalisme dicterait l’herméneutique forte de la langue adamique. Même Dante se moque de ceux qui sont attachés à leur naissance, lui-même pleurnicha toute sa vie de ne pas rentrer à Florence - mais il refusa quand il en eut l’opportunité.
On se retrouve devant deux options:
•   Soit l’hébreu fait partie de ces cultes naïfs que nous prenons au sérieux dans notre endroit de naissance. Catach dit que l’homme parla l’hébreu, qui est ainsi cette langue originelle.
•   Soit le premier parler désigne le concept articulatoire de la langue, une forme transcendantale de la langue.
Ceux qui veulent rabattre le don sur une langue ne se situent pas dans la perfection d’une mesure du fait transcendantal d’une culture linguistique. Nous ne remontons pas à la quête de la langue adamique par les langues populaires maternelles. Ici Dante semble mépriser la langue maternelle, or le vulgaire illustre est une subtilisation de cette dernière. C’est une réécriture par le vulgaire illustre. Dante aime moins le patois de naissance que l’idiome en tant qu’il résulte d’une construction idéale par le vulgaire illustre. La première parole est une forme pure de la langue, car Dante s’intéresse à la manière dont les paroles concrètes sont soumises à une règle transcendantale. Elle est la mesure idéale.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 6, alinéa 3
Mais nous, pour qui le monde est la patrie comme la mer aux poissons, qui avons bu l’eau de l’Arno avant même d’avoir des dents, et qui aimons Florence au point de souffrir injustement l’exil pour l’avoir aimée, nous ferons pencher les plateaux de notre jugement plutôt du côté de la raison que du côté des sens. Et bien qu’il n’existe sur terre aucun lieu plus propice à notre plaisir ou à l'assouvissement de notre sensibilité que Florence, nous considérons et nous jugeons, avec la plus grande fermeté, après avoir lu et relu les livres des poètes et des autres écrivains où le monde est décrit dans son entier et son détail, après avoir considéré en nous-mêmes les différentes positions des localités du monde et leur relation aux deux pôles de l’équateur, qu’il y a de nombreuses régions et villes plus nobles et plus délicieuses que la Toscane et Florence, dont nous sommes originaire et citoyen, et qu’il existe de nombreuses nations et peuples qui utilisent une langue plus délectable et plus utile que ne le font les Italiens.

Ce travail sur la textualité occidentale, sur les livres, montre que Dante a tout lu, les géographes et les poètes. Il entretient un rapport fondateur à la bibliothèque antique et moderne. Le vulgaire illustre s’établit sur l’exaction du fait de parole dans l’histoire humaine.
C’est aussi l’intervention du compas. Dante a étudié le monde par sa littérature et l’a mesuré par un compas, il est à la fois le poète et le cosmographe. Dans La Divine comédie, Dieu est défini comme celui qui eut entre ses mains le compas, il est le maître du compas. Il est impossible de bâtir l’univers sans la maîtrise du cercle que donne le compas. Pour résoudre un problème métaphysique comme celui de la langue, il faut mobiliser la bibliothèque et le compas.
Ceci se retrouve dans La Monarchie. À la question du meilleur gouvernement possible, Dante commence par prendre en compte la rotation du ciel, voir le partage des nuits et des jours, considérer la géométrie du globe pour avoir l’idée de ce qu’est le pouvoir politique. Il n’y a rien sans une compréhension globale et terrestre du fait humain. Dante est tout autant un penseur de l’homme et de la terre. Il construit son savoir sur la géométrie de la terre et sur le partage entre les pôles, l’équateur et le zodiaque.
Le dernier livre de Dante est La question de la terre et de l’eau, œuvre suprême qui n’est qu’une réflexion sur les cercles qui constituent la géographie terrestre : le partage entre les terres et les mers, entre les terres émergées et les terres immergées. C’est une étude aussi des éléments, du cercle des étoiles. Par cette géométrie du cercle intégral, Dante est tout autant le cosmographe de la poésie que le poète de l’amour courtois arrivé à son apogée. Ses dispositifs ont une conception circulaire, et la dernière phrase de La Divine comédie est une réflexion sur le cercle. Si le système hégélien est un cercle de cercles, de même l’œuvre de Dante est un cercle dont le point de départ se trouve ici.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 6, alinéa 4:

Pour revenir à notre propos, nous dirons que fut concréée par Dieu, en même temps que la première âme, une forme déterminée de parler. Or je dis «forme» pour ce qui concerne les vocables des choses, la construction des vocables, et la prononciation de la construction. Et cette même forme, la langue de tous les locuteurs l’utiliserait, si elle n’avait pas été dispersée et anéantie par la faute de la présomption humaine, comme il sera montré plus bas.

Après le regard mondial de Dante, arrive la question interprétative sur laquelle Catach soutient que c’est l’Hébreu qui est la première langue.
La concréation veut dire que, pour les thomistes, il faut éviter tout évolutionnisme dans la création divine. Quand Dieu crée le monde, il ne crée pas d’abord une matière puis ensuite une forme qu’il aurait conjointe à sa matière. Car ceci nous ferait revenir au Timée qui fait de la forme qui régit l’univers une action et non une création. Il faut donc que Dieu ait créé dans un même geste, sans substrat préalable, la matière et la forme (cf. Somme théologique, Prima pars, Question 45, article 5). Dieu ne présupposa pas une matière à son action, mais il fit une émanation de l’être total. Cette théorie semble revenir à une émanation néoplatonicienne, mais Thomas répond que le néoplatonisme présuppose l’existence d’une kora sur laquelle s’inscrivent les formes de l’intelligible. Et dès que dans le christianisme il y a une création de la forme et de la matière, ce n’est pas du néoplatonisme, et nous parlons sans problème d’émanation. Dieu ne s’est pas contenté de créer la matière et la forme, mais il les a concréés ensemble, dans un acte unique. Il n’y eut pas d’abord une matière puis ensuite une croissance, mais Dieu créa d’emblée dans un seul geste concréant l’être dans sa totalité.
Il n’y a pas l’âme humaine et ensuite la forme de la langue, mais l’âme humaine fut immédiatement créée avec sa forme linguistique. Cette idée va contre Catach : car si nous disions que l'Hébreu fut concréé, alors il serait d’extension égale à l’âme humaine, auquel cas notre âme serait de part en part constituée par la langue hébraïque. Si tel était le cas, comprendre la mise en avant la capacité qu’a l’âme humaine de créer une nouvelle langue? Comment pourrions-nous perdre l’Hébreu s’il y a une concrétion? Car alors nous perdrions notre âme. Donc il s’agit d’une forme idéale qui constitue notre âme ; et qui ensuite se réalise dans des langues particulières, dont l’Hébreu est la fille ainée.
Si nous suivions Catach, l’âme humaine entrerait en décomposition si nous parlions une autre langue que l’Hébreu. Or l’humanité ne parle pas l’Hébreu. Dès lors, comment penser la concréation? Pour répondre à cette difficulté, Maria Corti soutient le cratère transcendantal, et non lié à une langue particulière, de la langue chez Dante. Car si l’Hébreu était concréé à mon âme, nous serions face à une thèse cabalistique qui identifie l’âme humaine à l’Hébreu, et qui légitime la remémoration de la langue d’Adam à partir de l’Hébreu. La cabale donne donc un horizon de salut en restaurant les caractères primitifs de notre âme. Cette reconnaissance d’une vocation salutaire à l’Hébreu le met au même plan que le Christ. Dante aurait alors une double religion, chrétienne pour La Divine comédie, et juive latente (ou un ésotérisme juif qui se manifeste ici). Mais alors nous retrouvons la dualité entre Béatrice et la Dona Gentile ; Béatrice est la religion de La Divine comédie et la Dona Gentile est celle du Convivio.
Il est possible de définir cette forme. Elle contient donc des racines. Dante ne parle pas de l’onomathèse, lorsque Adam nomme les choses. Si nous suivions Catach, il y aurait avant l’onomathèse des racines divines de mots. Si nous supposions que ces racines sont l’Hébreu, alors quand Adam nomme les choses, il ne ferait qu'actualiser la racine divine préalable. Or la Bible dit qu’Adam nomme librement les choses. Il faut alors dire que ces racines sont la relation sémantique du nom, sa puissance référentielle, qui s’incarne dans des vocabulaires particuliers.
La construction verbale est la fonction grammaticale, qui serait de nature divine et appartenant à cette forme initiale. C’est la forme pure de la grammaire. Si c’était l’Hébreu, alors toute grammaire serait en soi hébraïque, et les autres seraient seulement empiriques. Or l’Hébreu est la langue la moins grammaticale du monde.
Enfin, la construction est la phrase. Sans quoi nous n’aurions qu’une théorie du lexique. Or ici nous avons la prononciation de la phrase toute entière, la construction syntaxique et phonique de la phrase avec les accents qui lui sont particuliers. Or la grammaire générative ou structurale admet qu’il y a des formes pures qui conduisent la pratique linguistique des individus, que nous naissons avec des structures pures qui s'actualisent (Chomsky).
Dante enseigne par la suite que toute la langue initiale n’a pas été perdue. Il y en a deux restes malgré la faute. Le premier reste se trouve chez les juifs, par l’Hébreu. C’est une réalisation au plus proche de cette langue initiale, la forme empirique la plus schématisable par la structure pure de la forme de la langue.
Et chez les non juifs il reste une pratique linguistique curieuse et relevant de l’origine : les mots des métiers. À Babel, tout le monde parle la même langue ; puis Dieu punit les hommes en les empêchant de communiquer. Or il y avait des corps de métiers ; et la langue resta commune dans chacun d’eux. C’est pourquoi ce sont les mots des métiers qui sont les plus proches de la certa forma locutionis.
Il y a un argot des métiers et un argot des compagnons. Les légendes compagnonniques trouvent une justification dans ce texte. Il y a deux espaces où pratiquer la forme transcendantale de la langue : l’Hébreu biblique et la langue du compagnonnage. On ne peut pas dire que les langues des compagnons sont l’Hébreu, mais ils parlent une langue qui dans sa complexité et ses rites intérieurs est au plus proche de la forme transcendantale de la langue pour le vocabulaire, les constructions et les prononciations. Il y a un corpus de langue compagnonnique disponible chez Rabelais, où les jeux de mots des compagnons sont en permanence inscrits au cœur de la langue. Si donc Rabelais écrit dans la langue des compagnons, c’est pour restituer cette autre part de la langue adamique qu’est la langue du compagnonnage. Nous avons ici une déduction dantesque de Rabelais, qui est l'illustration d’une possibilité de construire a priori la langue.
Dans De l’éloquence en vulgaire, Dante produit un analogon endeuillé de la forme de la parole initiale. Il crée un vulgaire illustre qui est une structuration déchéante et renouvelante de la langue maternelle. Le génie de Rabelais consiste à tirer de Babel une langue ; le génie de Dante consiste à créer une règle linguistique à partir de la langue maternelle. Pour chaque grand auteur, il existe une place a priori possible dans le dispositif de Dante, dans son arborescence linguistique. C’est une question sur les remontées aux sources mêmes du fait linguistique.
Se pose ici la question hantante, de savoir si nous n’avons pas iciun traité qui à la fois donne toute sa valeur à l’Hébreu, mais en même temps donne toute leur valeur aux langues indo-européennes, et trouve le point d’articulation entre ces deux éléments. Ils communieraient dans la forme initiale donnée par Dieu, non sur un mode hiérarchique, mais sur un mode d’égalité ; exactement comme le pape est en charge de la Révélation et l’empereur est le pacificateur de la terre entière. Le dualisme politique de Dante se retrouve dans le cas des langues : l’Hébreu est l’analogon du pape porteur de la Révélation, et les langues indo-européennes sont porteuses de la conduite de la vocation impériale de l’homme. La fonction de ces dernières est de garder le lien entre les deux branches par le compagnonnage. Ce dernier est l'anneau qui continue, dans les langues indo-européennes, à articuler la langue adamique au même titre que l’Hébreu l’articule. Rabelais est l’un de ces ponts entre la filiation hébraïque et la filiation indo-européenne, d’où son caractère sacré caché par le rire. Le rire est la façon de supporter le compagnonnage de la langue qui émerge au seizième siècle. Bref, De l’éloquence en vulgaire n’est pas une curiosité linguistique médiévale, mais l’émergence d’une théorie générale de la langue.


17 novembre
Nous avons tenté de déduire Rabelais à partir de Dante, ce qui répond à des réflexions sur la langue. Une langue pure transcendantale sert de mesure aux parlers humains. Elle se réalise premièrement dans l’Hébreu fabriqué par Adam. Ensuite vient la langue des métiers : issue de l’écroulement du projet de Babel, elle unit les malheureux (ayant perdu la langue unique) dans la pratique concrète d’un métier. Ceci donne lieu à la tradition compagnonnique porteuse d’une signification sacrée équivalente et semblable face à la grandeur révélée de l’Hébreu. Nous examinons le lien entre cette révélation et la langue de Rabelais, plus largement celle de toutes les figures de la Renaissance, avec aussi Ficin.
Une pratique amoureuse des métiers se joue dans le rapport entre le maître et ses apprentis. Ils déploient un amour intérieur à l’atelier, et dans le rapport entre l’ouvrier et les techniques à sa disposition. Cette tradition spirituelle passant par les métiers s’exprime désormais dans des livres extravagantes, car les métiers sont perdus, les argots se dont dispersés, ce qui fait la difficulté de prendre au sérieux ce propos de Dante. Nous allons vers des auteurs semi-fantaisistes et semi-ésotériques qui appartiennent à ce lignage.

 
Joséphin Péladan, aussi nommé le Sâr Péladan. Ce maître spirituel est à la théorie ce que Philippe de Lyon est au magnétisme. Dans Le Vœu de la Renaissance, il analyse les idéaux des métiers dans la renaissance qui reprend nos thèses. Dans La Clé de Rabelais, la thèse est la même - mais notre propos vient d’un prédécesseur de Péladan. Ce dernier eut du succès, se lia d’amitié avec Huysmans, fut contemporain de la grande époque des rapports entre littérature et ésotérisme. Le monde littéraire produit une littérature prise entre le réalisme à la Zola et des théosophies irrationnelles. Péladan change son approche de la littérature et devient un historien d’art se vouant à l'étude de la Renaissance et cherchant la coordination entre Dante et Rabelais, avec également Le Songe de Poliphile, Marsile Ficin, Michel-Ange.
Cet ouvrage vient d’une critique du symbolisme. Sa thèse est que les auteurs symboliques ne respectent pas les traditions des métiers et ne comprennent pas les corporations dans la société française. Cette perte est liée à la Révolution française. Il faut distinguer le génie d’un artiste, qui signe d’un nom personnel et qui fut maîtrisé, et la vraie trame des civilisations. Ce sont les ouvriers animés qui, par les guildes, transmettent le style d’une civilisation. Des ornementations, des décors, créent un langage intérieur aux corporations et ouvrent un dialogue entre elles et les ouvriers. Le génie fut sur-valorisé, ce qui engendra un oubli du style, une cécité au fait que le génie entre eux s’élargit.
Il reste des individualités inspirées, mais le niveau général de la civilisation s’affaisse au point que nous arrivons à une trivialité de la vie quotidienne qui annonce de grandes crises sociales. Péladan constate ceci à la fin du dix-neuvième siècle… Il faut retourner à la Renaissance qui est le site du fleurissement du style et non des génies. Les Renaissants sont des contributions à la création d’un style, d’un vocabulaire, en provoquant une nouvelle articulation de la langue ou de l’architecture. C’est un plaidoyer pour une création des arts et des métiers qui se fonderaient sur la Renaissance. Le plus grand livre est Le Songe de Poliphile, livre anonyme dont les gravures révolutionnent l’art de la gravure dans ses rapports à l’architecture. Ceci forme un décor général de l’aventure qui crée un style nouveau. Ce dernier devient l’exemple organisateur de l’école de Fontainebleau. Le style importe plus que le génie.
Péladan essaie de rassembler autour de lui des artistes pour créer une guilde réveillant les langues des métiers en reprenant le nom des outils, les positions des pierres dans un mur, des décors, etc. Ceci intéresse Satie, avec qui Péladan crée une fraternité à laquelle adhère Debussy, dans l’idée d’un nouvel artisanat français d’avant-garde qui trouve sa souche dans les traditions des artisans. C’est la Morc, avec un projet rosi-crucien opposé au faux symbolisme. Mais Péladan meurt désespéré et pauvre ! Son style spécifique fait qu’il se promenait avec une robe de magicien, avec une sublime barbe, porteur qu’il était d’un rêve qui meurt à Verdun. Verdun est le hachoir de la gestuelle de l’ouvrier traditionnel.
Péladan est disciple d’un antiquaire de vingt ans son prédécesseur : Grasset d’Orcet. Il travaille sur les mêmes objets, au point que Péladan fut accusé de l’avoir plagié. Cet helléniste brillant écrit des articules dans Matériaux cryptographiques. Cet archéologue vécut treize ans en Grèce et publie à son retour des articles dans la revue Britannica où il propose des hypothèses sur ce qu’il appelle la langue des dieux, qui est celle des artisans qui auraient laissé des traces dans les monuments et qui transmettent une philosophie alternative, un ésotérisme des technologies. Il croit avoir trouvé des mécanismes de ce symbolisme des traditions ; et devient la source de Péladan.
De plus, un autre personnage fascine : Fulcanelli et ses Demeures philosophales, ouvrage qui est un traité d’alchimie. Il étudie des maisons de la Renaissance dont il déchiffre la signification alchimique à partir de règles de Grasset d’Orcet. Les ornementations portent un sens lié à l’art du feu et de la transmutation de la matière. Son autre grand texte est Le Mystère des cathédrales. Fulcanelli est-il Péladan lui-même ? Fulcanelli cite Grasset d’Orcet, ce que ne fait pas Péladan, même s’il s’en inspire directement. Il reprend les mêmes thèses, moins liées à l’histoire de l’art, mais avec la même défense des métiers
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De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 8, alinéa 1:
 
Tout bien pesé, nous pensons que les hommes furent dispersés pour la première fois, suite à la confusion des langues précédemment rappelée, dans toutes les régions du monde, dans toutes les zones et contrées habitables. Et, puisque la racine originelle de l’expansion humaine s’implanta dans les terres occidentales, et qu’à partir de là notre expansion se poursuivit en direction des deux côtés, en des ramifications nombreuses, arrivant finalement jusqu’aux frontières occidentales, c’est probablement à ce moment-là que les gorges d’êtres rationnels burent pour la première fois à tous les fleuves d’Europe ou au moins à certains.
 
Dans ce mouvement de déploiement, les peuples arrivent en Occident. Dès qu’ils marchent vers l’ouest, les hommes commencent à boire l’eau des grands fleuves de l’ouest. L’ouest est une direction pour le ruissellement des eaux. Les grandes régions du monde sont déterminées par le courant des fleuves. La France offre une floraison de fleuves magnifiques qui sont poussés vers une attraction occidentale hespérique. La Loire est ce fleuve du soir.
Ceci se retrouve chez Hölderlin, qui montre que Rhin et Danube naissent l’un à côté de l’autre, puis le Rhin bifurque vers l’ouest et le Danube vers l’est. Ce partage des eaux décide du destin des dieux en Europe. La grande Allemagne se crée autour du Rhin. Hölderlin explique cette sensibilité du ruissellement des eaux avec le destin des peuples.
De même, Guillaume Postel se fait passer pour fou et réussit à vivre au Moyen-orient pour apprendre toutes les langues de ce lieu. Il crée une philosophie à partir de ce savoir. Né en face du mont Saint Michel, il remonte vers l’Orient et recherche des langues perdues ; il effectue le trajet inverse de ce que présente Dante. Pourquoi la France a-t-elle autant de rivières ? Elle est le dernier pays dont la terre émergea après le Déluge, elle est encore occupée par l’afflux des eaux du déluge. Les eaux s’en vont ; et la Loire, la Garonne et la Seine sont des présences de l’eau qui attestent du caractère tardif et proche de l’origine du territoire français. La France touche encore Urtalie, qui pousse chez Rabelais l’arche de Noé et sauve la langue pré-noachique tout en la réservant aux géants.
Pourquoi, au lieu de dire les bouches des hommes, Dante dit-il «les gorges des êtres ratio
nnels» ? Le texte est construit sur des syllogismes, avec des poussées de colère. Des passages inspirés et prophétiques traversent le texte. Le texte latin est le sommet de la rationalité et de l’inspiration. Or cette gorge a un sens profond et énigmatique.
Il faut revenir à l’expression hébraïque «fabriquer les lèvres». Les lèvres s’opposent à la gorge. Et le Contra Gentiles de Thomas d’Aquin commence par une citation de la Bible : ma gorge méditera la vérité, et mes lèvres détesteront l’impie. Dans la gorge se passe la médiation de la vérité: elle est la voie d’accès au cœur. Cette intériorisation de la parole conduit dans l’Apocalypse à ce que Jean mange le Livre. Face à la gorge, les lèvres sont le côté d’extériorisation, de rapport au monde, de l’ouverture vers l’extérieur et de la guerre pour maintenir la pureté de la révélation. Les lèvres sont cet espace de l’action humaine soumise au bon plaisir, la dimension des hommes qui changent les langues, le renouvellement permanent des langues vulgaires. La gorge est la forêt immense du lieu de la parole. La certa forma locutionis a un site corporel, le corps humain porte un site pour la certa forma locutionis qui est la gorge. Dieu place la forme transcendantale de la parole dans la gorge et les idiomes réels sur les lèvres. Nous retrouvons ainsi dans le corps humain l’opposition entre la certa forma locutionis et l’idiome. Ce résultat engendre une physiologie de la question de la langue. Cette physiologie lie le cœur et la capacité primordiale de parler.
Les êtres humains arrivant dans les grands estuaires français ont la liberté de créer des langues parce qu’ils ont en eux la certa forma locutionis : non plus l’Hébreu, mais la langue qui leur reste est consacrée dans les métiers.
Enfin, nous trouvons des éléments chez Rabelais. Claude Gaignebet met en évidence que l’œuvre de Rabelais est une variation autour de la gorge, présente dans les noms des héros (Gargantua). Les scènes de naissance sont marquées par le cri primal, qui fonde l’être humain comme un être de gorge. Nous lisons sous la plume rabelaisienne des scènes d’étranglement, comme dans la réflexion sur chanvre dans la fin du Tiers livre. Il y a une ambivalence de l’étranglement. Rabelais est une systole / diastole de la gorge. Son abondance verbale vient de cet enracinement dans la gorge.
Le pantagruélisme est peut-être en réalité une alternative au freudisme. Rabelais invente une psychanalyse dont le point sensible n’est plus la castration mais la gorge, comme l’anorexie rythme l’individu à partir de la gorge. Cette anorexie échappe à la psychanalyse de la castration. Rabelais aurait décelé en Occident un traumatisme lié à la naissance propre de la société occidentale, qui donne lieu à une anthropologie décelant chez les hommes de nos civilisations un phénomène d’angoisse, de resserrement de la gorge. Le pantagruélisme est une philosophie du trou. L’horizon psychique est de dénouer notre gorge, les vivants sont ceux qui libèrent le canal de la gorge à l’anus. Le Sorge de Heidegger est l’angoisse de la gorge, et il faut infinitiser l’homme par la divination de la gorge. Lire Rabelais, c’est dénouer le trou de la gorge. Heidegger place le Dasein dans l’horizon du Sorge, ce qui manque à la dilatation de la gorge. Les pensées de la finité et de la fragilité sont des philosophies de la gorge nouée, or il faut jouer contre la finitude, le dénouement de la gorge contre la vulnérabilité. Si je dénoue ma gorge, j’entre dans la voie lactée. Le chemin de Saint Jaques est un chemin de libération des flux et des matières du monde en vue d’une apothéose des gorges dénouées.
Est-ce que Dante contient en soi cette élaboration définissant l’homme par la gorge ? Des peuples vont vers l’ouest, Dante les définit comme des gorges. Dante n’est-il pas convaincu que le mystère de l’homme ne repose pas sur la castration du phallus, que le noeud lacanien est à placer dans l’angoisse de gorge, comme si l’homme se définissait comme un animal qui boit et non qui pense ? L’homme aurait comme structure anthropologique de boire - non comme des bêtes, mais de boire frais.
Dante ne pointe pas le noeud de la finitude, mais donne à cette finitude non un infini en acte, mais un horizon qui est celui des finistères, de passer le plus possible à l’ouest dans une considération du soleil couchant. C’est la thèse de Hegel : il n’y a de concept dans sa liberté que dans les ports occidentaux, le port est le lieu où le concept devient mer et s’étend dans une globalisation de l’absolu. Nous renvoyons à l’Essai sur la géographie dans la philosophie de l’histoire.
Dante propose ensuite une géographie de la langue, avec une division des sphères où se développe la langue. La linguistique indo-européenne est totalement légitimée par les analyses présentes. Nous faisons signe vers Benveniste, vers le dictionnaire étymologique de Rey dont l’article «indo-européen» contient un essai sur les langues indo-européennes, et aussi vers Isidore de Séville, qui écrit un glossaire sur la question des langues, auquel Dante se réfère.

 
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 8, alinéas 2 à 6
 
Mais, qu’il s’agisse d’étrangers qui arrivaient pour la première fois, ou de natifs qui revenaient en Europe, ces hommes apportèrent avec eux l’idiomes triparti ; et il revint à ceux qui l’apportaient, pour certains la partie méridionale, pour d’autres la partie septentrionale ; et les troisièmes, que nous appelons maintenant les Grecs, occupèrent en partie l’Europe et en partie l’Asie.
D’un seul et même idiome reçu dans la confusion vengeresse, les divers vulgaires tirèrent ensuite leur origine, comme nous le montrerons plus loin. En effet, toute la région qui s’étend des bouches du Danube ou marais Méotide jusqu’aux frontières occidentales de l’Angleterre, et qui est limitée par les frontières des Italiens et des Français et par l’océan, eut un seul idiome, même si plus tard il en est dérivé différents vulgaires, par les Slavons, les Hongrois, les Teutons, les Saxons, les Angles, et d’autres nations. Ils gardent, chez presque tous, comme seul signe de leur origine commune que quasiment tous ceux ceux qui ont été mentionnés utilisent «ió» pour une réponse affirmative.
Commençant aux limites de cet idiome, à savoir aux frontières de la Hongrie, et s’étendant vers l’est, un autre idiome occupa tout ce qui à partir de là est appelé «Europe», s’étend même au-delà.
Toute la partie de l’Europe située en dehors de ces deux régions eut un troisième idiome, même s’il apparaît actuellement triparti : car certains disent «oc», d’autres «oil», d’autres «si», comme par exemple les Espagnols, les Français et les Italiens. Et le signe évident que les vulgaires de ces trois peuples proviennent d’un seul et même idiome est qu’ils semblent nommer de nombreuse choses au moyen des mêmes vocables, comme «Dieu», «le ciel», «l’amour», «la mer», «la terre», «il est», «il vit», «il meurt», «il aime», et ainsi de suite pour presque tous les autres.
Parmi eux, ceux qui prononcent «oc» occupent la partie occidentale de l’Europe méridionale, en partant des frontières des Génois. Ceux qui disent «sì» occupent la partie orientale à partir de ces frontières, c’est-à-dire jusqu’au promontoire de l’Italie où commence le golfe Adriatique, et jusqu’à la Sicile. Et ceux qui disent «oïl» sont en un certain sens septentrionaux par rapport à ceux-là : en effet ils ont à l’est les Alamans, et pour barrière à l’est et au nord la mer d’Angleterre et sont bornés par les monts d’Aragon ; ils sont délimités au sud par les Provençaux et les pentes de l’Apennin.
 
Dante suppose que, avant les grandes invasions, il existait déjà des populations installées en Europe. Dante a conscience de la vieillesse de la terre française par rapport à la terre italienne. Dante taquine ici la pensée de la souche pré-adamique.
L’idiome triparti est celui qui est illustré par le tableau du glossaire page 319. Le Roman est le Latin. Le Roumain est à la jonction entre le Hongrois et le Slavon. Le Roumain est une langue antérieure à la séparation entre le Grec ancien et le Latin ancien. Nous trouvons des mots sanscrits en Roumain. C’est la même langue qui vient de la mer d’Azov jusqu’en Écosse et en Irlande. L’espace indo-européen est dessiné chez Dante. Il possède une connaissance telle qu’il peut comparer les racines de la langue du sud de la Russie avec des patois de l’Irlande en en montrant la communauté linguistique.
La sphère germanique trouve sa limite avec les frontières françaises et italiennes qui encerclent l’espace latin. Mais la moitié de notre vocabulaire français contemporain est un alliage remontant  aux quatrièmes et cinquième siècles de notre ère. Dante suppose une nature romane du Français lorsqu’il traite de l’origine indo-européenne des langues.  La Roumanie vient des Balkans, évite la Grèce et descend jusqu’en Sicile puis enfin va en Espagne et en France. Ici Dante ne parle pas de l’Étrurie qui ouvre certaines difficultés : le Basque, l’Étrusque, le Hongrois et le Lituanien sont les langues qui posent problème. Par exemple, les Étrusques écrivent en runes comme les Islandais. Touts les autres langues proviennent d’une école latine qui part de la Hongrie et des sources du Danube, avec une influence latine au sud du delta du Danube. Les Roms utilisent un dialecte venant du Sanscrit, ils sont une souche du Sanskrit venue après l’invasion première des indo-européens.
Puis Dante s’intéresse aux langues romanes, plus qu’au Latin. La question de l’être se stabilise plus dans les langues romanes que dans les langues germaniques, ce qui est fabuleux pour Heidegger. La question est de savoir si le Sein est proprement germanique ou s’il vient du sum latin ? Dante semble dire que l’être est à Rome. Il écrit tout ceci dans le latin dont il ne parle même pas ! C’est une Sicile italique et non grecque. Lyon est au point d’équilibre en Oil et Oc. Il y a une Gaule d’Oïl dans la vallée du Po, qui est la Gaule cisalpine.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 1:
 
Il nous faut maintenant mettre à l’épreuve ce que nous possédons de raison, nous qui voulons mener une recherche pour laquelle nous ne pouvons pas nous appuyer sur l’autorité de personne, à savoir quelle variation a connue l’idiome qui à l’origine était un et identique. Et étant donné qu’il est plus sain et plus rapide de passer par des chemins plus connus, parcourons seulement l’idiome qui est le nôtre, laissant de côté les autres, car ce qui est rationnel dans l’un semble bien être également cause dans les autres.

Dante est seul dans cette entreprise, il produit des savoirs nouveaux. Il reprend des savoirs d’Isidore de Séville, mais il invente le concept de vulgaire illustre - seul et pour la première fois. Il est fondateur d’une nouvelle italianité.
L’intelligence est celle de la variation. C’est l’unité d’une multiplicité, ce qui est au-delà d’une scolastique de l’essence et de la fixité de formes substantielles. Le chemin est le premier vers de La Divine comédie.
Dante produit une vérité limitée et intérieure, celle de la langue romaine, et celle de la langue de Si. La langue de Si est variée en autant de dialectes qu’il y a de régions en Italie. Ce n’est pas par provincialisme que Dante tient ce propos, mais en vue d’une interprétation de la variabilité de toutes les langues. Le rationnel est la cause, ce qui nous plonge en pleine épistémologie aristotélicienne. C’est une loi d’analogie : la loi de rationalité de la langue de Si vaut comme celle de la langue d’Oc et celle de la langue d’Oil. Cette analogie des langues porte une rationalisation de chaque espèce entendue comme loi de variation.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 2 :
 
L’idiome que nous arpentons pour en traiter est donc triparti, comme on l’a dit plus haut : car les uns dissent oc, les autres si, les autres encore oïl. Et qu’il fut un au commencement de la confusion (ce qui doit d’abord être prouvé) est clair, parce que nous nous accordons en de nombreux vocables, comme le montrent les docteurs en éloquence. Cette concordance s’oppose à la confusion qui fondit du ciel lors de la construction de Babel.
 
Pourquoi le vocable initial n’est-il pas le Latin? Nous répondrions à cette difficulté en disant que c’est seulement une langue scientifique, jamais parlée - mais cette explication ne tient pas debout. Toujours est-il qu’il n’y a pas le mot «oui» en Latin. Pour Dante, il y a un proto-latin babélique qui se déploie sur les trois régions et fait du latin impérial un idiome particulier parmi d'autres dans la variation générale. Ou bien la langue de Si qui ouvre l’italianité de l’Empire romain est le Latin lui-même, avec seulement une variation dialectale entre le Latin et l’Italien.
 
Il y a une nouvelle résistance à Babel. Une analogie de langues et une proto-latinité font œuvre de résistance. Nous arrivons à la troisième thèse, qui propose une langue sacrée, le proto-latin. La souche latine est une langue sacrée, non de la relation, mais de l’Empire, dont le maître est Virgile. Ce dernier est le théoricien de l’âge d’Auguste. Le Latin est moins puissant que la langue des métiers, qui elle-même est moins puissante que l’Hébreu ; mais il reste une traçabilité de la langue adamique dans le Latin. Le Latin vient des bouches du Danube et se glisse jusqu’en Sicile.
Nous faisons l’hypothèse de Jason et des Argonautes : cette histoire mythique serait un traité idéal de cette langue proto-latine. Elle serait venue de Roumanie, aurait traversé les zones danubiennes, serait passée par la Suisse, aurait romanisé la France et aurait pénétré en Italie à partir du Rhône. Le Latin aurait donc d’abord été en France à Lyon avant de parvenir à Rome.
L’autre hypothèse est que le Latin vient de Troie et est apporté par Énée. Il s’unit avec Lavigna dans un équilibre, le synésis, le mélange du peule troyen et du peuple du Latium. Nous renvoyons au chant VIII de l’Énéide. Les Troyens arrivant dans le Latium renoncent à leur langue, à une partie de leurs dieux, mais apportent leur sang. Les familles sont alors unies dans un même creuset. Cette autre histoire du Latin passe par des racines de la langue troyenne, de la Turquie antique ; ces racines entrant dans la composition d’un dialecte nouveau qui devient le Latin classique. Rome est un asile de langues qui maintient une certaine fidélité à la langue initiale adamique
.
 
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 3:
 
Les docteurs en ces trois langues s’accordent donc sur beaucoup de mots, et particulièrement sur le vocable « amour ». Giraut de Borneil :
Si. M sentis fezelz amics,
Per ver encusera amor ;
Le roi de Navarre :
De fin amor si vient sen et bonté ;
Messire Guido Guinizelli :
Né fé’ amor prima che gentil core,
Né gentil « cor » prima che amor, natura.
 
Dante est lecteur de la langue de son temps, il fut comparé à Homère qui compose sa langue avec les dialectes des îles grecques et de la côte turque. Le poème dantesque est issu de chacun des parlers italiques qui se fixent dans les œuvres. Et ce poème devient la langue du peuple. Giraut de Borneil est un poète de langue d’Oc. Le Roi de Navarre est la langue des troubadour, langue d’Oïl. Messire Guido Guinizelli est un ami de Dante que l’on retrouve dans La Divine comédie, il exemplifie la langue de Si.
 
Recherchons maintenant pourquoi le tout premier idiome a subi une variation tripartite ; et pourquoi chacune de ces variétés a subi à nouveau des variation, à savoir le parler de la partie droite de l’Italie par rapport à celui de la partie gauche (en effet les Padouans et les Pisans parlent différemment) : et pourquoi les habitants de lieux très voisins divergent à ce point dans leurs parlers, comme les gens de Mila  et ceux de Vérone, ceux de Rome et de Florence, et aussi ceux qui appartiennent à un même peuple, comme les habitants de Naples et de Gaète, de Ravenne et dre Faenza, et enfin, ce qui est encore plus remarquable, ceux qui demeurent sous le même régime citadin, comme les Bolonais habitant le bourg Saint Félix, et les Bolonais de la Grande-rue.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéas 4 à 6 :
 
Pourquoi se produisent toutes ces différences et variations dans les discours, cela deviendra évident par une seule et même raison.
Nous disons donc que nul effet, en tant qu’il est effet, ne dépasse sa propre cause, puisque nulle chose ne peut produire ce qu’elle n’est pas. Puisque toute langue qui est nôtre – mis à part celle qui fut concréée par Dieu pour le premier homme – a été refaite selon notre bon plaisir après la confusion qui ne fut rien d’autre que l’oubli du parler précédent, et puisque l’homme est l’animal le plus instable et le plus enclin à la variation, aucun parler ne peut être durable et permanent, mais il faut bien qu’il varie, comme tout ce qui est nôtre, par exemple les mœurs et les coutumes, selon l’éloignement dans l’espace et le temps.
 
Nous distinguons entre les Padouans et ceux qui habitent le delta de l’Arno. Ces deux peuples de navigateurs dominèrent la mer Méditerranée. Le Pisan n’est ni la Ligurie ni la Toscane, mais un dialecte qui reprend beaucoup du Latin. Puis il y a des dialectes dans les quartiers qui se faisaient la guerre.
La variation est l’anthropologie, comme la gorge. Dante sait que ses œuvres sont prises dans ce mouvement d’annihilation permanent, et qu’il y a un désespoir de trouver quoi que ce soit de solide dans le monde. Seule la certa forma locutionis est solide et possède son universalité.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 7:
 
Je ne pense pas qu’il y ait lieu d’émettre des doutes quand nous disons « dans le temps », mais nous sommes plutôt d’avis de le maintenir, car quand nous examinons nos autres œuvres, nous semblons nous différencier de nos concitoyens les plus anciens bien plus que de nos contemporains très éloignés. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à dire que si les plus anciens habitants de Pavie ressuscitaient aujourd’hui, ils parleraient avec les habitants actuels de Pavie en une langue altérée et différente.
 
Le temps bouleverse les langues. La langue italienne est plus loin du Latin que du Sanscrit. La différence dans l’espace est plus modérée que celle dans le temps. Il y a une fraternité dans l’espace qui est cette concordance. Ce passage laisse entendre que la langue de Si est le Latin, Dante suppose l’unité dans la langue de Si des peuples latins.
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 8:
 
Et il n’est pas plus étonnant d’entendre ce que nous disons que de s’apercevoir qu’est devenu adulte un jeune qu’on n’a pas vu grandir : car ce qui change petit à petit nous est insaisissable, et plus la saisie du changement de la chose requiert de temps, plus nous estimons que cette chose est stable.
 
C’est l’idée de changement insensible. Il faut saisir le «je-ne-sais-quoi» du passage. Ceci engage vers une conception variationnelle de l’essence ; c’est ce qui marque le passage de Thomas d’Aquin à Leibniz. C’est aussi un modèle biologique : les langues bougent comme les corps bougent.
 
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 9:
 
Il ne faut donc pas s’étonner si les hommes qui se distinguent peu de bêtes estiment qu’une même cité a toujours mené sa vie de cité dans une langue immuable, puisque la variation d’une langue utilisée dans une même cité se produit petit à petit et très progressivement dans le temps et que, de plus, la vie des hommes est, par sa nature même, très brève.
 
Nous pensons que tout est éternel alors que tout change. Nous vivons si peu que nous ne nous en apercevons pas. Les dialectes s’en vont.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 10
 
Si donc la langue varie dans un même peuple, comme on l’a dit, progressivement au cours des temps, et qu’elle ne puisse jamais demeurer stable, il est nécessaire qu’elle subisse des variations importantes chez ceux qui vivent séparés et éloignés, tout comme subissent des variations importantes les mœurs et les coutumes qui ne sont fixées ni par la nature ni par un accord mais naissent du bon plaisir des hommes et des convenances locales.
 
L’accord suppose une dimension civile, politique, communautaire, qui est le seul moyen de stabiliser les langues. Le Latin est stable car il fut grammaticalisé et fit l’objet d’une permanence scientifique qui dépasse sa vie réelle.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 11:
 
C’est de là que sont partis les inventeurs de l’art de la grammaire, grammaire qui n’est assurément rien d’autre qu’une inaltérable identité du parler à travers le temps et l’espace. Réglée par le consensus commun de plusieurs peuples, elle n’est soumise à aucun arbitraire individuel, et par conséquent n’est pas susceptible de variation. Ils s’inventèrent donc afin d’éviter que, en raison de la variabilité d’une langue fluctuante selon l’arbitraire de chacun, nous ne puissions accéder d’aucune manière, ou de manière seulement imparfaite, aux autorités et faits des anciens, ou de ceux que la différence des lieux rend différents de nous.
 
Le Latin est la langue scientifique qui pallie la crise de la temporalité. Il permet de comprendre les variations dans la spatialité géographique romaine.Le livre fut peut-être écrit à Bologne, ce que nous pouvons penser eu égard à la maîtrise dialectale que possède Dante, jusqu’aux quartiers de cette ville.  Dans cette école et dans cette pensée de la langue, malgré tout Dante prend parti des langues vulgaires et défend la langue maternelle pour lui donner un avenir. Plus elle est fragile, plus elle permet un service suprême par l’art. Les langues viennent de la gorge. Ce qui importe, c’est le souffle de la gorge, qui l’emporte sur les œuvres d’art et sur les traces humaines - pour parler au centre de l’acte de parole cette libération du souffle qui fait la créativité humaine. La dantologie est une apologie du souffle créateur.

jeudi 1 décembre 2011

Nous voyons la réalité d’un idiome proto-latin. Les langes indo-européennes se divisent en une famille germanique qui conduit en Irlande et en Écosse, et une famille romane qui procède des bouches du Danube jusqu’en Espagne.
Nous sommes de plus frappés par l’unité de la France par rapport à l’émiettement des paroles de la filiation romane. La France est divisée entre les langues d’Oc et d’Oïl, mais elle est un miracle d’unité par rapport auquel l’Italie est une myriade de dialectes, un éclatement linguistique invraisemblable. La France vise en permanence l’unité alors que l’Italie survit grâce à sa variété. 
Le proto-latin et les langues indo-européennes 
Il émerge un rapport curieux de Dante avec le Latin. Quand il parle de la tri foliation des idiomes romans, il distingue les langues d’Oïl, d’Oc et de Si. Où est le Latin ? Il est confondu avec la langue de Si, qui est la forme globale des champs de la latinité. Pour Dante, avons-nous jamais parlé sur terre le Latin ? Le Latin est un objet de l’art. Une structuration élaborée fixe le Latin pour diffuser la science, sans qu’il ne soit une langue parlée par un peuple et encore moins par un Empire.
Dante n’associe jamais l’Empire avec le Latin car personne ne parla jamais un Latin pur - si ce n’est les élites transmettant le savoir. Dante vante un rapport fondateur à la langue maternelle et l’Empire, mais le développement de la langue maternelle rend ce dernier impossible. L’Empire semble privé de la source vivante de la langue vulgaire. Plus Dante vante l’empire, plus il l’éloigne de la source vivante. C’est une remise en cause de la capacité pour les élites impériales de dire la vie dans son jaillissement et dans la libre création. Ceci débouche sur une antinomie entre la création et l’empire. Un poète doit se rapprocher de sa langue vulgaire et par là même il s’éloigne de l’Empire. Comment concevoir dès lors le concept de poète impérial ? Il devrait être un poète créateur vulgaire, et devrait être séparé des langues vivantes.
Le De vulgari meurt de cette contradiction. La solution est le vulgaire illustre. Sans être grammaticalisé, il s’élève à une forme de pureté internationale, qui garde sa source vivante tout en élevant à l’universel. Mais à peine cette théorie est-elle faite que le livre s’interrompt. Et quand Dante écrit la Divine comédie, il produit tout sauf un vulgaire illustre. Il n’emploie pas une langue héroïque, mais une langue humble, comique, pratiquant tout sauf le vulgaire illustre - d’où le nom de comédie. Il fait intervenir des vulgaires barbares, comme le Français, des parlers locaux d’une simple rue de Florence ou de Bologne. Ce plurilinguisme radical montre que le Latin devient une énigme : qui parla Latin ? Le Latin déstabilise le traité et rend son dépassement inévitable. Il oblige le savoir dantesque de la langue à se métamorphoser au-delà du traité pour parvenir à une création au-delà des valeurs impériales.
Il manque dans le De vulgari quelque chose que met au premier plan la Divine comédie. Elle ne restaure pas l’idéal du Latin, mais est proche des parlers vulgaires dans leur variété. La victoire de la Divine comédie est son empirisme : elle ne propose plus une forme pure de la langue, mais accepte l’état de fait de la langue de son temps. Elle est un enregistrement de l’état de fait et non l’imposition d’une volonté. Elle est la langue naturelle sans autorité d’une théorie a priori venant la réformer. Cet empirisme prend en considération l’irréductibilité de la parole humaine. La Divine comédie n’est pas sous le signe de l’un mais du divers, non dans la blancheur mais brillante de mille couleurs.
Est-ce que pour autant Dante renonce à toute structure unifiante ? Tout ce que perd en unité la langue dans la Divine comédie est regagné par l’architecture de l’ensemble. L’accent formel n’est plus placé sur la réforme de la langue mais sur la structure de l’œuvre dans sa totalité. Dante porte son poids sur l’architecture d’une œuvre fondée sur le cercle et la triade. Le génie dantesque de la forme émigre de l’exigence linguistique à l’exigence de plan, de circulation ordonnée des contenus, de hiérarchie triangulaire des valeurs esthétiques véhiculées.
L’effet de ceci est de rencontrer mieux un idéal adamique. Si Adam fait les langues avec les qualités (création) et les défauts (variabilité) des hommes, la Divine comédie est plus proche du babil et de la spontanéité adamiques. Au centre de la Divine comédie se trouve le bon plaisir, caractéristique d’Adam. L’humanité après Adam dispose de la liberté de création selon son bon plaisir. La racine adamique de la langue est mieux préservée car la langue est restituée à sa liberté originale, tout en gardant une fonction de signification - car elle dispose de la certa forma locutionis, qui assure que mon bon plaisir reste une structure de communication et un lien avec les autres hommes. En mettant l’accent sur cette liberté, Dante lui offre dans la Divine comédie cette spontanéité de la création adamique. Cette dernière est reprise dans le plan de la Divine comédie. Le pouvoir formel, qui dans De vulgari est concentré sur le fait linguistique, devient la mise en ordre de l’usage que les hommes font de leur liberté.
La liberté est restituée dans l’architectonique de la Divine comédie. Tout ce que l’homme perd en forme dans la langue, il le regagne dans cette structure ; tout ce que l’homme perd en grammaire, il le regagne dans le cercle. Le cercle - et plus précisément la quadrature du cercle - regagne ce qui est perdu dans la hauteur de style. La maturité dantesque est de reconnaître que la vie humaine repose sur deux axes : la liberté dans sa variété (non encore acceptée dans De l’éloquence en vulgaire), et la dotation d’un horizon d’unité aux êtes humains. Cet horizon doit être façonné comme le cercle : le retour sur soi, la capacité à devenir cause de soi, à embrasser la variété pour la faire revenir à l’identique. Donnons aux hommes leur liberté, mais apprenons-leur à se convertir vers le principe ; mettons la liberté en cercle, donnons-lui la capacité à revenir à son point de départ. Alors la liberté empirique concédée, au lieu de verser vers la dispersion, sera une grande forme synthétique unifiante, rassemblante, accomplissante et finale.
C’est l’arche de Noé. Noé fait entrer une variété infinie d’animaux embarqués dans une structure bancale. Et, quand la pluie vient, il arrive à fermer cet assemblage de pièces. Est contenue dans la globalité de l’arche toute la variété de l’humanité et de la nature. La Divine comédie est un ensemble suffisamment ouvert pour que toute la variété de la liberté trouve sa place. Et on transforme en voute l’espace de liberté des hommes, on clôt le bateau avec une forme circulaire, et ensuite on peut s’exposer à la tragédie de la montée des eaux.
Le De vulgari veut faire porter l’accent formel sur la seule langue. Il y parvient de façon trop tendue pour que la richesse de la liberté d’Adam s’y reflète intégralement. Le De vulgari conduit la langue à un principe de sélection.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 3:
 
Les docteurs en ces trois langues s’accordent donc sur beaucoup de mots, et particulièrement sur le vocable « amour ». Giraut de Borneil :
Si. M sentis fezelz amics,
Per ver encusera amor ;
Le roi de Navarre :
De fin amor si vient sen et bonté ;
Messire Guido Guinizelli :
Né fé’ amor prima che gentil core,
Né gentil « cor » prima che amor, natura.
Au chapitre IX, le premier poème est en langue d’Oc, le second en langue d’Oïl. Le fin’amor est une formule de langue d’Oïl et non d’Oc. Il porte l’idée de finalité, de raffinement, de subtilité, de complexité spirituelle. Vient ensuite la langue de Si. Le vocable qui revient avec régularité est celui de la noblesse.
C’est une circularité entre la noblesse et l’amour ; le chevalier a pour fonction l’amour des femmes. Soit la réparation des trois ordres ou fonctions : le paysan, le chevalier et le prêtre. La culture de l’amour n’appartient pas au monde sacerdotal ; l’ordre agricole ne connaît que la reproduction ; et le monde guerrier, pourtant lié à la mort, est porteur d’amour.  L’ensemble du De vulgari est écrit dans la dimension de la seconde fonction, guerrière. Dante écrit dans le ciel de Vénus, et alors il est dans la caste des guerriers. Mars et Vénus sont apparentés. L’amour est doublé dans la mort et dans la guerre.
 
Dante a écrit à Bologne, ce que nous voyons grâce à la connaissance qu’il a des dialectes de cette ville jusque dans ses rues. Bologne nourrit la réflexion de Dante sur la langue.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 6:
 
Nous disons donc que nul effet, en tant qu’il est effet, ne dépasse sa propre cause, puisque nulle chose ne peut produire ce qu’elle n’est pas. Puisque toute langue qui est nôtre – mis à part celle qui fut concréée par Dieu pour le premier homme – a été refaite selon notre bon plaisir après la confusion qui ne fut rien d’autre que l’oubli du parler précédent, et puisque l’homme est l’animal le plus instable et le plus enclin à la variation, aucun parler ne peut être durable et permanent, mais il faut bien qu’il varie, comme tout ce qui est nôtre, par exemple les mœurs et les coutumes, selon l’éloignement dans l’espace et le temps.
 
Nous retrouvons le bon plaisir d’Adam. Dante commence par faire référence aux Seconds analytiques d’Aristote. La rationalité aristotélicienne re-bascule sur la langue.
Le mot français «fabriquer» est «réparata», avec l’idée d’un retour. Ce n’est pas une construction de fond en comble ; mais une adaptation et une réflexion, une manière de «rémunérer» (Mallarmé) les défauts de langue. Les langues se font par création et par intégration de la langue des métiers. C’est un acte de liberté sur des fragments linguistiques qui se restituent.
L’oubli est complet mais aussi limité par les métiers et la loi d’inversion : l’impur porte le plus de signification. La variabilité devient l’axe de La Divine comédie, non contrôlée par des sélections linguistiques, mais par le cercle comme architecture d’ensemble de l’œuvre tout entière. C’est par l’architecture que nous pouvons donner une norme aux société humaines. La Divine comédie est une nouvelle chance donnée à l’architecture, comme si le bégaiement de l’architecte dans le De vulgari était le lieu de l’effort maximal de Dante dans La Divine comédie.
Les mores son transmis par la communauté, l’habitus est stabilisé dans les acquisitions de l’individu. Le manque de culture fait croire que la langue est immuable. Le localisme est le malentendu des gens de la société médiévale qui vivent dans des espaces étroits. La convenance locale est les œuvres de la liberté, mais il faut se libérer de cette congruence pour arriver à l’architecture universelle. Dante intègre le local dans le cercle. C’est un point de vue holistique, un point de vue d’ensemble circulaire de l’univers.


De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 9, alinéa 11:
 
C’est de là que sont partis les inventeurs de l’art de la grammaire, grammaire qui n’est assurément rien d’autre qu’une inaltérable identité du parler à travers le temps et l’espace. Réglée par le consensus commun de plusieurs peuples, elle n’est soumise à aucun arbitraire individuel, et par conséquent n’est pas susceptible de variation. Ils s’inventèrent donc afin d’éviter que, en raison de la variabilité d’une langue fluctuante selon l’arbitraire de chacun, nous ne puissions accéder d’aucune manière, ou de manière seulement imparfaite, aux autorités et faits des anciens, ou de ceux que la différence des lieux rend différents de nous.
 
Nous ne retrouvons jamais le génie du Latin, il n’est qu’une grammaire. Virgile parlait-il un vulgaire de son temps, ou une langue grammaticale ? Le poète de l’Empire est-il proche de la langue maternelle ? Ou est-il contenu dans l’artifice d’une langue politique que Dante récuse ? Virgile perdit-il la liberté d’Adam pour faire l’Énéide ?
Virgile est déjà lié aux Sabins, aux peuples du Latium - et pas seulement au Latin. La langue de Virgile est une langue négociée, ce qui fait perdre la richesse de la lecture. C’est pourquoi beaucoup de monde préfère Homère, perçu comme moins sophistiqué. La question ici est de savoir ce que vaut Virgile.
Les autorités des Anciens sont les livres, et les faits sont les histoires. Dante à cette époque n’a-t-il pas trouvé un lien vivant avec Virgile ? Virgile n’est-il alors qu’une langue négociée ? Ici il ne parle jamais de Virgile. Mais, dans La Divine comédie, Virgile est un fantôme à la voix rauque qui parle à Dante. Virgile eut la bouche fermée depuis la fin de l’Empire jusqu’à ce que Dante le fasse parler. Dans La Divine comédie, Virgile a une voix et non seulement une écriture ; il possède un souffle. Virgile est une vie. Dante s’adresse à Virgile et parle d’un fleuve. Ce fleuve est celui auquel les gorges humaines s’abreuvent. Si Virgile est un fleuve, il est ce qui est au plus près de la gorge - et non seulement des lèvres. Virgile n’est pas sur les lèvres mais dans ma gorge, il est la source d’une remontée au cœur de l’homme. Virgile parle au Chant I de l’Enfer : ici Virgile répond à Dante.


Divine comédie, L’Enfer, Chant I
 
«Je ne suis pas vivant, dit-il, mais je le fus. J'étais Lombard de père aussi bien que de mère ; leur terre à tous les deux avait été Mantoue.
Moi-même, je naquis sub Julio, mais tard ; et je vivais à Rome, au temps du bon Auguste, à l'époque des dieux mensongers et trompeurs.
J'étais alors poète et j'ai chanté d'Anchise le juste rejeton, qui s'est enfui de Troie, quand la Grèce eut brûlé le superbe Ilion.
Mais toi, pourquoi veux-tu retourner vers les peines ? Pourquoi ne pas gravir cette heureuse montagne
qui sert au vrai bonheur de principe et de cause ?»
«Ainsi donc, c'est bien toi, Virgile, cette source qui nous répand des flots si vastes d'éloquence ? dis-je alors, en baissant timidement les yeux.
Toi, qui fus l'ornement, le phare des poètes, aide-moi, pour l'amour et pour la longue étude que j'ai mis à chercher et à lire ton œuvre !
Car c'est toi, mon seigneur et mon autorité ; c'est toi qui m'enseignas comment on fait usage de ce style élevé dont j'ai tiré ma gloire.
 
On passe d’une grammaticalisation consensuelle du De vulgari au grand fleuve de langage, qui nourrit les gorges humaines. Dans La Divine comédie, Dante perce la dimension adamique de la langue de Virgile. La gloire linguistique de Dante vient de Virgile. Mais si Virgile n’était qu’une grammaire, comment Dante aurait-il pu se ressourcer chez lui ? La Divine comédie défend une thèse sur le Latin ; dans De vulgari le Latin est mis de côté, avec une rage contre lui, qui se retrouve dans Le Banquet, où le Latin est un soleil qui décline.
Dans le De vulgari, de plus, Dante traîne dans la boue les Romains : ils n’ont pas une langue mère mais une langue triste. Comment comprendre que ce Dante, qui fait du Christ l’Empereur de Rome et de Jupiter le vrai nom de Yahvé, crache sur Rome dans De l’éloquence en vulgaire ? La Divine comédie est brûlée à Rome, en 1313, bien après De l’éloquence vulgaire. Donc plus Rome est méchante avec Dante, plus il l’aime.

 
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 10, alinéa 1:
 
Notre idiome étant à présent triparti, comme on l’a dit plus haut, nous procédons avec tant d’hésitation que, cherchant à l’évaluer en lui-même sous ses trois variantes sonores, nous n’osons pas en les examinant et en les comparant décider laquelle de ces trois parties aura la précédence, à moins de prendre en compte le fait que les inventeurs de la grammaire se trouvent avoir choisi « sic» comme adverbe d’affirmation, ce qui semble assurer une certaine priorité aux Italiens, qui disent « si ».
 
C’est le paragraphe le plus fin sur le Latin. Il faut méditer les fins déplacements du texte. L’idiome a subi l’éclatement du proto-latin. C’est comme si Dante entendait déjà la rime tierce de La Divine comédie, dans la structure du cercle et du triangle. Les Latins sont les inventeurs de la grammaire. Les Italiens sont les héritiers du Latin, qui ne fut pas une langue vulgaire. Donc la plus vulgaire des langues vient de la plus sophistiquée - ce qui n’est plus vrai avec La Divine comédie.
Heidegger remonte à des conditions pré-syntaxiques de la langue, comme Céline. Tandis que chez Dante le rapport à l’originaire se fait dans le maintien constant d’un lien avec la grammaire.
Ici il y a une lutte à mort entre le Français et l’Italien. Un Français n’accepte pas que l’Italien soit mieux grammaticalisé. Les Français sont ceux qui ont le plus repris du Latin et de son pouvoir syntaxique (avec aussi l’apport du pouvoir syntaxique du Grec).

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 10, alinéa 2 :
 
Chaque partie en effet se prévaut d’amples témoignages. La lange d’oïl allègue ainsi en sa faveur que, grâce à la nature plus facile et plus agréable de son vulgaire, tout ce qui est rédigé ou inventé en prose vulgaire lui appartient en propre, à savoir la Bible compilée avec les faits des Romains et des Troyens, les très belles aventures du roi Arthur, et bien d’autres ouvrages d’histoire et de science. La langue d’oc argumente quant à elle en sa faveur que ceux qui pratiquaient l’éloquence en vulgaire l’ont utilisée les premiers pour faire des poèmes comme une langue plus parfaite et plus douce, comme par exemple Pierre d’Auvergne et d’autres maîtres plus anciens. La troisième langue, qui est celle des Italiens, atteste aussi se primauté grâce à deux privilèges : d’abord, que ceux qui composent des poèmes en vulgaire plus doux et plus délicats  sont ses familiers et ses serviteurs, comme Cino da Pistoia et son ami ; ensuite, qu’elle apparaît davantage appuyée sur la grammaire, qui est commune, un argument de poids aux yeux de ce qui examine la chose de façon rationnelle.
 
 
C’est une description de la France au Moyen-âge. Nous avons souligné l’unité linguistique liée à l’unité monarchique. Or ici Dante parle du développement de la science française. La France porte une vocation européenne. Dante parle des poèmes avant Villon : Chrétien de Troyes, et les grands textes médiévaux. La France utilise l’article, ce qui assouplit et rend plus aisée la langue par rapport au Latin. La France est le premier peuple qui ait porté une créativité en vulgaire.
Grasset d’Orcet part de cette thèse et montre que la langue des métiers est française dans toute l’Europe. Les compagnons parlaient français. Tout l’art des bâtisseurs, des décorateurs, etc., utilisait la langue française. Rabelais ancre son vocabulaire non seulement à Lyon, mais il remonte à cette langue universelle, compagnonnique, fluide et agréable. C’est un droit de propriété à l’égard de la créativité qui ne nous est plus accessible. De Gaulle est le dernier à avoir utilisé une telle langue. 
La Bible compilée est une sorte d’histoire du monde, articulée entre l’histoire païenne et l’histoire biblique. La cour du roi Arthur est en Angleterre, or c’est l’Angleterre en tant qu’elle parle français. La devise du drapeau anglais est écrite en Français. Le cycle arthurien montre à quel point l’Allemagne dépend de la France dans ses textes sur Parsifal.
Catach cite le plus beau chant de la Divine comédie, sur les amoureux. Le Chant V de l’Enfer est celui où sont punis ceux qui commirent les excès de l’amour, avec Paolo et Francesca. Ils racontent à Dante qu’ils tombèrent amoureux en lisant ensemble le cycle de Lancelot : lorsque Lancelot embrasse Genièvre, Paolo et Francesca s’aperçoivent qu’ils tremblent et s’aiment. La situation d’adultère est causée par l’auteur du cycle arthurien. Dante est bouleversé à la vue de ces deux amants soumis à de telles souffrances au point qu’il s’évanouit, «tombé comme un corps mort tombe» (E caddi come corpo morto cade.). Cette histoire est donc tout sauf l’occasion d’une critique de Dante… Il est à la fois ému par une empathie folle et se reconnaît lui-même comme coupable - seulement eut-il la chance de n’être point surpris par le mari.
Paraît sous la punition la figure autrement grandiose du destin. Le cycle arthurien devient un livre du destin, et la Divine comédie elle-même est un livre du destin. La Divine comédie est le Galehaut de l’amour entre Béatrice et Dante. C’est la mise en avant de l’amour initiatique contre l’amour normal. L’adultère est une forme du destin. - C’est en Français qu’on lit les sciences au douzième siècle. C’est ce que reprend Grasset d’Orcet. 
 
L’élément propre de la langue d’Oc est l’éloquence. Comment comprendre «parfait» ? Il y a un jeu de mots sur la douceur : suavis est persuadere, donc l’éloquence a la douceur de la persuasion. Mais il y a une querelle de douceur, car l’Italien réclame aussi pour lui la douceur. La douceur de l’Occitan est la perfection, la douceur de l’Italien est la subtilité. Cette dernière permet une allégorie plus complexe. L’ami de Cino da Pistoia est Dante lui-même.
De plus, la grammaticalisation de l’Italien et sa latinité font sa force. Le choix n’est pas esthétique, mais un choix de la raison. Le choix de Dante d’écrire en Italien est un choix de la rationalité, d’utiliser un lexique et une grammaire. - Mais l’Italien est extraordinairement divisé, en quatorze dialectes, puis un millier de sous-dialectes.
Dante construit-il le vulgaire illustre pour rivaliser avec l’universalité de la langue française ? Mais il échoue
finalement. Cette rivalité France / Italie ne trouve sa résiliation que dans la métaphysique de La Divine comédie. Rabelais manque d’architecture, sans cercle ni triangle. Le cercle n’entre en France qu’avec la Recherche de Proust. Éventuellement les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand et La comédie humaine de Balzac sont une tentative de faire émerger le cercle, mais ce sont déjà des métaphysiques de la destruction. Proust n’y arrive qu’au dernier moment, personne en France ne réussit le cercle de Dante. Notre seul cercle est la table ronde qui place, dans la circularité zodiacale des douze, tout savoir et toute liberté adamique dans la circularité de la table ronde.
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 11, alinéa 1:
 
Étant donné que le vulgaire italien est divisé en de si nombreuses variétés aux sonorités diverses, nous partirons à la chasse d’un parler d’Italie qui soit plus harmonieux et illustre. Et afin d’ouvrir à notre chasse un chemin praticable, nous arracherons d’abord de la forêt les broussailles enchevêtrées et les ronces.
 
C’est une destruction de Rome. Dans ce premier aliéna, nous retrouvons la chasse. Elle conduit à la chasse à la panthère ; et la chasse se conduit dans la La Divine comédie où le lévrier doit sauver l’humanité. Il y a un lévrier chasseur dans le De vulgari et un lévrier politique, impérial, politique, dans le Chant II de l’Enfer.
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 11, alinéa 2:
 
Puisque donc les Romains pensent qu’ils doivent être les premiers de tous, nous commencerons non sans raison par eux dans ce travail de déracinement et de défrichement, en déclarant qu’ils ne doivent aucunement être pris en considération, dans un raisonnement concernant l’éloquence en vulgaire. Nous affirmons en effet que le vulgaire – ou plutôt le parler-triste [tristiloquium] - des Romains est de tous les vulgaires italiens le plus laid. Et cela n’est pas étonnant, quand ils apparaissent, par la laideur de leurs mœurs et coutumes, les plus infects de tous. Ils disent en effet : Messute, quinto dici ?
 
L’accent romain est atroce. Nous avons du mal ici à reconnaître le Dante fou de Rome que nous connaissons par ailleurs. Il dit dans Le Banquet : «passant, si tu savais quelle était cette ville, tu embrasserais les pierres.» Or ici Rome est la Babylone terrestre.
Nous croirions lire du Rabelais, la rencontre de Pantagruel et de Panurge. Rabelais répond à Dante qu’il peut faire une Comédie avec les ordures des vulgaires. Nous retrouvons dans les citations un côté interrogatif qui est celui des compagnons et qui se retrouve chez Rabelais.

 
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 11, alinéas 1 à 3
 
Après avoir trié pour ainsi dire les vulgaires italiens, comparons ceux qui sont restés dans le crible et choisissons-en un qui soit plus honorable et plus excellent.
Et en premier lieu, mettons à l’épreuve notre jugement à propos du sicilien, car le vulgaire sicilien paraît s’attribuer une réputation supérieure aux autres, du fait que tout ce que les Italiens ont composé comme poèmes est appelé sicilien, et que nous trouvons bien  des maîtres d’origine de Sicile qui ont chanté dans un style solennel des chansons comme celle-ci :
Ancor che l’aigua per lo foco lassi
Et
Amor, che lugniamente m’hai menato
Mais cette renommée de la terre de Sicile, si nous regardons bien ce qu’elle indique, ne semble subsister que pour la honte des princes Italiens, qui suivent leur orgueil non pas à la manière des héros mais à celle de la plèbe.
 
Ceci conduit à une attaque de la Sicile et du dernier grand empereur. Ici Dante casse tout ce qui l’aime, et nous saurons ce qu’il aime par La Divine comédie. Le sonnet fut inventé par des poètes de Sicile. Le caractère impérial de Frédéric sauva la Sicile ; puis les choses tournent. Le vulgaire le plus digne de louange est le Toscan. Ou bien le Sicilien est sauvé par l’Empire, mais il n’y a plus d’Empire. Ou bien il est sauvé par le Toscan. Ou bien il n’y a plus de Sicilien.

vendredi 2 décembre 2011

Nous avons vu le passage sur les sources de la littérature française et de l’universalité de la langue française. Cette universalité date de neuf cents ans. Cette lecture du De vulgari permet de lire Rabelais. Dante répare les insuffisances de l’Italie, colmate les déficiences politiques de l’Italien.
Nous avons vu aussi la haine de Rome, qui ne laisse pas de troubler vu les convictions gibelines de Dante. Ce livre porte la trace de la souffrance que Dante endura à Rome.
Nous avons enfin vu la grandeur politique et non linguistique de la Sicile. Elle vit au-dessus de ses moyens sans procurer de réalisation linguistique intégrale.


 De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 13:
 
Après cela, venons-en aux Toscans, qui, abrutis par leur démence, semblent s’arroger le titre du vulgaire illustre. Et ce n’est pas un simple délire de la plèbe, mais, nous le constatons, nombre d’hommes célèbres ont soutenu cela, comme Guittone d’Arezzo, qui jamais ne se tourna vers le vulgaire curial, Bonagiunta de Lucca, Gallo Pisano, Mino Mocato de Sienne, Brunetto de Florence, dont les poèmes, si on prend le temps de les scruter, se révéleront d’un style non curial, mais seulement municipal.
Et puisque les Toscans plus que tous les autres se vautrent dans cette ivresse, il est digne et utile de dépouiller quelque peu de leur pompe les vulgaires municipaux de la Toscane, en les prenant un à un. Les Florentins disent dans leur parler : « Manichiamo, introcque che noi non facciamo altro ».  Les Pisans : « Bene andonno li fatti deFliorensa per Pisa ». Les Lucquois : « Fo voto a Dio ke in grassarra eie lo comuno de Lucca ». Les Siennois : « Onche renegata avess’io Siena », « Ch’ee chesto »  ?. Les Arétins : « Vuo ‘tu venire ovelle  ? ».
De Pérouse, Orvieto, Viterbe ou Civita Castellana, nous n’entendons pas traiter en raison de leur affinité avec les Romains et les Spolétains.
Mais, bien que presque tous les Toscans soient enfermés dans leur parler-hideux, nous pensons que certains ont connu l’excellence du vulgaire, comme Guido, Lapo et un autre, des Florentins, et Cino da Pistoia, que nous mentionnons ici en dernier de manière injuste, contraints par une raison qui le n’est pas.
Si donc nous examinons les parlers toscans, et si nous tenons compte de la manière dont les hommes les plus honoré se sont détournés de leur propre vulgaire, il n’y a aucun doute que le vulgaire que nous cherchons est différent de celui que pratique le peuple toscan.
Si quelqu’un est de l’avis que ce que nous affirmons des Toscans peut se dire des Génois, qu’il se mette bien ceci dans l’esprit : si les Génois, par oubli, perdaient la lettre z, ils devraient ou se taire complètement, ou se refaire une nouvelle langue. La lettre z, prononcée avec beaucoup de dureté, est en effet la partie la plus importante de leur parler.
 
Ce paragraphe XIII s’adresse aux Toscans. Dante règle ses comptes avec une sauvagerie et une drôlerie extrêmes. La lecture des poèmes nous montre sa méchanceté. Il choisit son degré d’évaluation de la valeur du poème qu’il cite. Or il cite uniquement des phrases obscènes des Toscans, il traîne son pays dans la boue. Il n’y a pas de science sans colère.
Ces prétentieux n’ont pas le concept de cour, mais seulement de ville. Les Florentins passent leur temps à manger. Et Pise est écrasée par Florence. La commune de Lucques vit dans sa graisse. Les Siennois se demandent pourquoi ils n’ont pas encore trahi Sienne - sachant que pour Dante la trahison est ce qu’il y a de pire. Les Arétins parlent comme des prostituées.
Le parler des Toscans n’est plus triste comme celui de Rome, mais il est hideux. Certes il y eut Dante et ses amis. S’il part de Florence, qui reste ? S’il reste, qui part ? Dante est tout - et le sait. Dante forme une guilde, les fidèles d’amour, dont le mot d’ordre est d’employer un style noviste, selon le style nouveau inventé par La Vie nouvelle. Il reste le cas de Gênes, avec qui Dante est tout aussi méchant. Les Génois sont encore pires, ce sont des types qui zézayent.
Comment le même Dante put-il apprendre en même temps toutes ces langues ? Il y a le Dante du projet aristocratique pur et odieux, et un Dante populaire qui est celui de la Divine comédie. Ils ne sont jamais réconciliés entre eux. Sauf que le Dante aristocratique n’achève pas ses livres, le Dante populaire si.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 14
 
Passant à présent par les crêtes feuillues de l’Apennin, chassons avec attention, comme à l’accoutumée, dans la partie gauche de l’Italie, en partant de l’Est.
Pénétrant donc dans la Romagne, nous disons qu’il se trouve en Italie deux vulgaires qui se correspondent par des propriétés opposées. L’un d’eux semble être à tel point féminin, en raison de la mollesse de ses vocables et de sa prononciation, qu’un homme, même si sa voix est virile, se fait prendre pour une femme.
Ce trait se rencontre chez tous les Romagnols, et particulièrement les habitants de Forli, dont la cité, bien que la plus récente, se trouve être le cœur de toute la province. Ils disent « deusci » pour affirmer, et « oclo meo » et « corada mea » comme paroles tendres. Nous avons entendu dire que certains d’entre eux ont rimé en se détournant de leur vulgaire propre, comme Thomas et Ugolin Bucciola, tous deux de Faenza.
Et il est un autre vulgaire, comme on l’a dit, qui, par ses vocables et ses accents, est tellement raboteux et rugueux que non seulement il dénature, à cause de sa rude âpreté, ue femme qui le parle, mais même, lecteur, pourrait te la faire prendre pour un homme.
Ce trait se rencontre chez tous ceux qui disent « maia », à savoir les habitants de Brescia, de Vérone et de Vicence ; mais aussi les Padouans, qui tronquent vilainement tous les participes en – tus et les dérivés en – tas par syncope, comme « merco » et « bontè ». A ceux-là ajoutons aussi les Trévisans qui, à la manière des habitants de Brescia et de leurs voisins, prononcent leurs consonnes u comme un f avec apocope, par exemple « nof » pour « novem » et « vif » pour « vivo », ce que nous réprouvons comme étant des plus barbares.
Les Vénitiens non plus ne peuvent pas prétendre à l’honneur de posséder le vulgaire recherché ; et si l’un d’entre eux, aveuglé par l’erreur, s’en vantait, il n’aurait qu’à se rappeler qu’il a une fois dit :
«per le plaghe di Dio tu non verras».
Parmi eux tous, nous avons vu qu’un seul s’était efforcé de se détourner de son vulgaire maternel et de tendre vers le vulgaire curial, à savoir Aldebrandino de Padoue.
C’est pourquoi, au vu de tous les parlers qui ont comparu en jugement dans le présent chapitre, nous déclarons que ni le romagnol ni son opposé, comme on l’a dit, ni le vénitien  ne peuvent être le vulgaire illustre que nous cherchons.
 
 
Vient ensuite la plaine du Po, avec Venise. Dante est moins sévère. Les régions de l’est - où il se réfugia (Bologne, Vérone, Ravenne) - sont mieux traitées. Cet homme de la montagne vécut à la mer ; Rabelais fit le trajet contraire. Il y a des langues douces qui font prendre les hommes pour des femmes, et d’autres dures qui font prendre les femmes pour des hommes. Avant Venise, il y a Brescia, Vérone et Vicence.
Venise sont les gens de la mer, de l’île, de l’Orient. Aujourd’hui le dialecte de Venise est en [z], comme ce que Dante disait de Gênes. Pasolini tente de revenir à une langue dialectale de l’Italie, contre le Toscan académique. Mais ici Dante est doux et peu coléreux.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 15
 
Mais efforçons-nous de parcourir rapidement le reste de la forêt italienne.
Nous disons donc que ceux qui affirment que les Bolonais parlent dans un parler plus beau n’ont peut-être pas tort, puisqu’ils introduisent dans leur propre vulgaire des éléments provenant des villes voisines, Imola, Ferrare et Modène, comme, à notre avis, chacun le fait avec ses voisins. C’est ce que montre Sordello avec sa Mantoue, voisine de Crémone, Brescia et Vérone – cet homme, d’une grande éloquence, a délaissé le vulgaire de sa terre natale, non seulement quand il écrivait des poèmes, mais encore de quelque façon qu’il parlât.
Ainsi les citoyens de Bologne prennent aux habitants d’Imola la douceur et la souplesse, à ceux de Ferrare et de Modène une certaine gutturalité qui est propre aux Lombards et qui résulte, croyons-nous, du mélange des Longobars venus de d’extérieur avec les autochtones.
C’est pourquoi nous ne trouvons personne parmi les habitants de Ferrare, de Modène ou de Reggio qui ait écrit des poèmes. Habitués en effet à leur accent guttural, ils ne peuvent en aucune façon parvenir au vulgaire palatin sans y mettre une certaine âpreté. Et on doit le penser encore davantage pour les habitants de Parme, qui disent « monto » pour « multo ».
Si donc, comme on l’a dit, les Bolonais reçoivent quelque chose des deux côtés, il semble raisonnable que leur parler, grâce au mélange des opposés décrit plus haut, reste tempéré jusqu’à atteindre une douceur digne d’éloge. Sans aucun doute, il en est ainsi, selon notre jugement.
Si donc ceux qui les mettent à la première place, pour la langue vulgaire, ne comparent en fait que les vulgaires municipaux d’Italie, nous les suivons et sommes d’accord ave eux. Si en revanche ils estiment que le vulgaire bolonais doit être préféré absolument, nous ne les suivons pas et sommes en désaccord avec eux. Il n’est en effet pas celui que nous appelons palatin et illustre. Parce que, s’il l’était, le très grand Guido Guinizelli, Guido Ghislieri, Fabruzzo, Onesto, et d’autres poètes de Bologne, tous maîtres illustres et pleins de discernement en matière de vulgaires, ne se seraient jamais détournés de leur propre parler. Le très grand Guido :
Madonna, ‘il fino amore chi’io vi porto ;
Guido Ghislieri :
Donna, lo fermo core ;
Fabritius :
Lo meo lontano gire ;
Onesto :
Piu non actendo il tuo secorso, Amore.
Ces mots sont en vérité bien différents de ceux qui se disent au centre de Bologne.
Puisque personne, nous le pensons, ne soulèvera de doute à propos des autres cités situées aux confins de l’Italie – et si quelqu’un le fait, il ne mérite pas que nous lui répondions -, peu de choses restent à dire dans notre enquête. C’est pourquoi, désirant déposer notre crible, pour passer rapidement en revue ce qui reste, nous dirons que les cités de Trente, de Turin, ainsi que d’Alessandria, ont une situation si proche des frontières de l’Italie qu’elles ne peuvent avoir des parlers purs, de sorte que même si elles avaient le vulgaire le plus beau au lieu du plus vilain, nous n’accepterions pas qu’il soit du véritable italien, en raison du mélange avec d’autres. Par conséquent, si nous sommes en chasse de l’italien illustre, ce que nous chassons ne peut se trouver chez eux.
 
C’est un éloge de Bologne singulier - ce qui fait aujourd’hui encore (et respectivement) horreur à Florence. Ceci prouverait que Dante écrivit son texte à Bologne, ce qui confirme ce que nous avons vu sur sa connaissance des rues de Bologne. Bologne est déjà une élaboration, une langue composée par pondération avec les villages voisins. Le vulgaire illustre est la radicalisation du vulgaire bolognais. La source d’une grande langue impériale naît à Bologne - ce qui est un paradoxe, puisque Bologne est sous l’autorité du Pape. Dante donne une vocation impériale à une ville qui se trouva toujours dans les États pontificaux. Ils sont à la fois guelfes et gibelins par la langue. Sordello est un modèle de ce que doit faire un jour Dante.
Dante aime dans Bologne son lien avec les Lombards, les Allemands. Dante est fasciné par l’Allemagne, par les royaumes qui conquirent la plaine italienne. Les Italiens ont plus de lien avec l’Allemagne qu’avec la France. Bologne a une essence gibeline par l’Allemagne. C’est la percée d’une langue allemande.
Sollers montre que la grande faute de Dante à ses yeux est de succomber à un mythe impérial qui le met au service de l’Europe allemande. Une attraction impériale germanique unit Dante et Maître Eckhart. C’est ici une synthèse entre les autochtones et les Lombards - alors que dans La Divine comédie la semence latine de Florence est une semence sainte. Il y a ici une fascination pour le modèle allemand qui renforce la douceur italienne.
C’est une conciliation des opposés : la grande langue est la conciliation  des opposés. C’est ici le motif de la conciliation et non la pureté de la race qui intéresse Dante. Puis il y a la transcendance du blanc qui traverse l’état municipal de la langue. Le blanc ne vaut que pour le curial et ne peut se satisfaire du municipal. Nous avons déjà étudié le chapitre XVI, avec la blancheur et la panthère, la théorie de l’analogie des couleurs. C’est une organisation des essences à partir d’un premier ; selon une analogie d’attribution par le premier (vulgaire illustre).

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 16, aliéna 5
 
Il se peut néanmoins que le parfum se fasse sentir plus dans l’une que dans l’autre, tout comme la plus simple des substances, qui est Dieu, exhale son parfum dans l’homme plus que dans la bête, dans l’animal plus que dans la plante, dans celle-ci plus que dans le minerai, en celui-ci plus que dans l’élément, dans le feu plus que dans la terre. Et la quantité la plus simple, qui est l’un, exhale son parfum plus dans le nombre impair que dans le nombre pair, et la couleur la plus simple, qui est le blanc, plus que dans le jaune que dans le vert.
 
Il y a un élément alchimique. Nous retrouvons les éléments des opérations alchimiques. Il y a une présence de Dieu qu’il faut extraire de la terre par le feu. Nous cherchons l’or dans la terre, la langue dans les peuples. La Divine comédie est organisée en cercles et en triangles. Le cercle est cause de soi ; le triangle met en avant l’Un qui est la blancheur dans le monde. La beauté de l’impair renvoie à Virgile dans les Géorgiques : les dieux aiment l’impair. L’orphisme se pratique à base de triangles et de ternarités. Et nous aimons le pair, dans lequel nous voyons des symétries. L’impair est un principe aristocratique, avec une pointe qui sort. Le centre est le centre du cercle du chapitre XII de La Vue nouvelle ; l’illustre est ce qui brille ; le curial est la cour de l’Empereur. C’est une roue dont le centre a des rayons égaux qui contribuent à une recentration de la langue.
 
La fin du Livre I présente une langue qui correspond à l’amour. Nous renvoyons à La Vie nouvelle, XII. L’amour est comme le centre du cercle par rapport auquel les rayons se rapportent d’une façon égale ; mais Dante n’en est pas encore là. Le caractère ésotérique de l’amour est construit comme un roue dans laquelle les points d’égalité se rapportent à ce centre, et cette roue conduit à faire un poème qui exprime dans la langue la centralité de Béatrice. L’œuvre de Dante va vers cette circularité de l’expérience qui vient à être une rotation autour d’un centre. Il ne trouve la paix que dans le dernier vers de La Divine comédie, quand il aura trouvé ce cercle. Le monde de La Divine comédie tourne comme le bord du potier qui sert à faire le bord rond de la poterie.
La rotation est le même de l’expérience cardinale de l’expérience linguistique. Nous avons tout déduit depuis Dieu, avec une dimension chronologique et syntagmatique. Mais la vérité amoureuse ne se construit pas ainsi : cette généalogie doit être réécrite dans l’ordre paradigmatique par la roue. Nous passons d’une temporalité orientée à un espace symbolique. Ceci trouve son point axial dans le grémium, la stance de la canzone étant le ventre dans lequel s’incarne le Verbe ; il y a un ventre de la langue dans la stance.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 17:
 
Il faut à présent expliquer pourquoi nous qualifions ce que nous avons d’«illustre», «cardinal», «palatin»  et «curial». Ce faisant, nous rendrons plus clair ce que ce vulgaire est vraiment.
En premier lieu, nous allons éclaircir ce que nous entendons lorsque nous ajoutons «illustre» et pourquoi nous disons «illustre». En disant «illustre», nous entendons quelque chose qui illumine et qui, illuminé, resplendit. De cette façon, nous appelons «illustres» des hommes ou bien parce que, illuminés par le pouvoir, ils illuminent les autres par leur justice et leur charité, ou bien parce que, excellemment instruits, ils instruisent excellemment les autres, comme Sénèque et Numa Pompilius. Le vulgaire dont nous parlons à la fois est élevé par son magistère et son pouvoir, et il élève les siens en honneur et en gloire.
Que ce soit par son magistère qu’il est élevé, cela semble bien clair, car de tant de grossiers vocables des Italiens, de tant de constructions embrouillées, de tant de prononciations défectueuses, de tant d’accents paysans, nous le voyons se dégager ainsi distingué, épuré, parfait et policé, comme le donnent à voir Cino da Pistoi et son ami dans leurs chansons.
Que ce soit par son pouvoir qu’il est rehaussé, cela semble clair. Et y a-t-il plus grand pouvoir que ce qui est capable de retourner le cœur des hommes, jusqu’à faire que celui qui ne veut pas veuille, et que celui qui vent ne veuille pas, comme il l’a fait et le fait encore.
Que ce soit par l’honneur qu’il élève les siens en honneur, c’est évident. Ses serviteurs ne surpassent-ils pas en renommée n’importe quels rois, marquis, comtes et puissants  ? Cela n’a aucunement besoin d’être démontré.
Et qu’il couvre de gloire ses familiers, nous le savons nous-mêmes, nous qui tenons pour rien notre exil grâce à la douceur de cette gloire.
C’est pourquoi nous devons à juste titre le déclarer «illustre».
 
Puis Dante voit les prédicats de la langue. Numa est un roi, un homme de pouvoir. Sénèque renvoie à la science. Ici Dante reconnaît que la langue de Si n’est pas si grammaticale que ce qu’il disait précédemment. Le projet de Dante n’est pas populaire mais aristocratique. Notre religion est d’avoir dans notre impuissance une réserve de puissance qui nous donne la force de persuasion. Ainsi préserver Dante aujourd’hui est la preuve de ce pouvoir de la parole et du centre de la parole dans son illustre puissance. Ce pouvoir de la parole est plus profond que celui du concept, car le concept a besoin de la parole pour se faire entendre. Le fait d’être des gorges rationnelles nous place au centre de la parole. Notre gloire est de surmonter la dureté de nos épreuves grâce à la douceur que lui donne cette langue. Ce Dante d’une violence inouïe que nous avons vue nous fait ici l’aveu d’une tendresse folle.
De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 18:
 
Ce n’est par non plus sans raison que nous parons d’un deuxième adjectif le vulgaire illustre, jusqu’à l’appeler « cardinal ». En effet, de même que la porte en son entier suit le tenon , de sorte que la porte tourne comme tourne son tenon en un mouvement vers l’intérieur ou l’extérieur, de même le troupeau des vulgaires municipaux en son entier tourne et retourne, se meut et s’arrête, en suivant celui- i qui en vérité apparaît vraiment comme le père de famille. Chaque jour n’arrache-t-il pas de la forêt italienne les buissons épineux  ? Chaque jour ne greffe-t-il pas des plantes, ne repique-t-il pas des boutures  ? Que font d’autre ceux qui le cultivent, si ce n’est enlever et ajouter, comme on l’a dit  ? C’est pourquoi il mérite vraiment d’être paré d’un si grand nom.
La raison pour laquelle nous l’appelons « palatin » est que si nous autres, Italiens, avions un palais royal, il aurait sa place en ce palais. Car, si le palais royal est la maison commune de tout le royaume et l’auguste pilote de toutes les parties du royaume, alors tout ce qui est commun à tous sans être propre à aucun devrait le fréquenter et y demeurer ; aucune autre demeure n’est digne d’un tel habitant. Et tel semble bien être le vulgaire dont nos parlons.
De là vient aussi le fait que ceux qui fréquentent les palis royaux parlent toujours en vulgaire illustre. De là vient aussi que notre vulgaire illustre erre comme un étranger et se voit hébergé dans d’humbles hospices, puisque nous n’avons pas de palais royal.
À bon droit il doit être appelé «curial», parce que la curialité n’est rien d’autre qu’une règle bien pondérée de ce qui doit être fait. Et comme la balance d’une telle pesée ne se trouve habituellement que dans les plus excellentes des cours, il s’ensuit que tout ce qui, dans nos actions, est bien pondéré est appelé «curial». Et par conséquent, puisque ce vulgaire a été pesé dans la plus excellente des cours des Italiens, il mérite d’être appelé «curial».
Mais dire qu’il a été pesé dans la plus excellente cour des Italiens semble être un non-sens, puisque nous n’avons pas de cour. La réponse est facile. En effet, même s’il n’existe pas en Italie de cour, au sens d’une cour unifiée, telle la cour du roi d’Allemagne, ses membres, cependant, ne manquent pas. Et comme les membres de cette cour-ci sont unifiés par un prince unique, ainsi les membres de celle-là sont unifiés par la gracieuse lumière de la raison. Aussi serait-il faux de dire que les Italiens n’ont pas de cour, quoique nous n’ayons pas de prince ; puisque nous avons bien une cour, même si elle est physiquement dispersée.
 
Le cardo est le gond. Cette porte de la parole est la bouche. La blancheur devient le père de famille, ce qui manifeste toute la tradition latine. Le premier aliéna est des citations des Géorgiques. C’est ici une métaphore agraire et une géorgique de la langue. Nous retrouvons aussi la centralité et la rotation.
Le Salut de la langue remplace l’absence d’Empereur. C’est une vice-impérialité par la langue. C’est une envie du Louvre. Le vulgaire illustre est la langue du palais royal, du Louvre. Dante traîne dans sa chambre la grandeur de la langue qu’il ne peut placer au centre d’un palais. Avec De Gaulle et Malraux, le plus haut de la langue était à nouveau dans le palais royal - nos hommes politiques actuels rampant dans la broussaille. La curialité est la courtoisie. La plus excellente des cours est la langue de Dante elle-même ; Dante devient à lui seul le centre de la langue. La cour unifiée est celle de la France où un roi unifie le peuple et le pays. Une élite intellectuelle est la République des lettres qui se substitue à l’absence d’une cour impériale en Italie. La République des lettres remplace la République romaine. Cette dispersion conduit l’Italie à sa ruine, encore aujourd’hui.

De l’éloquence en vulgaire, Livre I, paragraphe 19:
 
Ce vulgaire, dont il a été montré qu’il est illustre, cardinal, palatin et curial, nous affirmons qu’il est celui que l’on appelle vulgaire italien. En effet, de même qu’on peut trouver un vulgaire propre à Crémone, on peut en trouver un qui est propre à la Lombardie ; et de même qu’on trouve un vulgaire qui est propre à la Lombardie, on en trouve un qui est propre à tout le côté gauche de l’Italie ; et de même que l’on trouve tous ces vulgaires, il len est un  qui est propre à tout le côté gauche de l’Italie ; et de même que l’on trouve tous ces vulgaires, il en est un qui appartient à l’Italie entière. Et de même qu’on appelle celui-ci «crémonais», celui-ci «lombard» et le troisième «d’une moitié de l’Italie», de même celui qui est de l’Italie entière est appelé «vulgaire italien». C’est celui dont se sont servis les docteurs illustres qui ont écrit des poèmes en langue vulgaire en Italie, comme ceux qui sont originaires de Sicile, des Pouilles, de la Toscane, de la Romagne, de la Lombardie et des deux Marches.
Et puisque c’est notre intention, comme nous l’avons promis au début de cet ouvrage, de transmettre la science de l’éloquence en vulgaire, nous commencerons par celui-ci en tant qu’il est le plus excellent en traitant immédiatement dans les livres de ceux que nous jugeons dignes d’en faire usage, et pour quelle raison, de quelle manière, où et quand il doit être utilisé, et à qui il doit s’adresser. Une fois ces points éclaircis, nous nous occuperons d’éclairer les vulgaires inférieurs, en descendant par degrés jusqu’à celui qui est propre à une seule famille.
 
Malgré la division des milliers de vulgaires, il existe des régions entières, des communautés liées aux grands fonctionnaires et aux grands évêchés, qui font une croissance progressive de la particularité à l’universalité. L’unité ne se fait que par le poème, non par la science ni par les grands mythes comme en France. La France peut se permettre de ne pas être poétique car elle a un roi. Cette détresse de la langue rappelle Heidegger et Hölderlin. L’Allemagne a besoin d’un poète à cause de la fragilité politique. Heidegger est un Dante qui cherche son Empire et qui trouve comme Empire le nazisme ; et qui se met sous la tutelle d’Hölderlin. Dante erre à la recherche d’un empereur, mais au fond La Divine comédie est l’Empereur de l’Italie. Heidegger aurait dû écrire un poème qui aurait pris la place de ce faux empereur qu’est Hitler. C’est ce que fait Celan, qui place un poème en lieu et place d’un Empereur absent.
C’est l’idée d’une redescente dialectique jusque dans les usages de la langue dans ses usages clos familiaux. C’est une montée vers l’un et une re-descente vers le multiple. Cette partie non-écrite, cette dialectique descendante de la langue, est la Divine comédie elle-même. C’est l’Empire en tant qu’il est vécu dans son exil.

De l’éloquence en vulgaire, Livre II, paragraphe 1, aliéna 1
 
Faisant appel une nouvelle fois à la vitalité de notre talent et reprenant la plume pour faire œuvre utile, nous décalons tout d’abord que lev vulgaire illustre italien doit être proféré tant en prose qu’en vers. Mais parce que ses prosateurs reçoivent davantage de ceux qui lient [avientibus] les mots et parce que ce qui a été lié [avietum] semble rester un modèle pour les prosateurs et non l’inverse - ce qui lui confère à l’évidence une certaine supériorité -, nous démêlons d’abord ce qui est métrique, en poursuivant selon l’ordre promis à la fin du premier livre.
 
Nous retrouverons quelque chose de ceci chez Schelling. La poésie est la trame linguistique de la prose. Cette dernière est la reprise des conquêtes de la langue du poème. Le mot avientibus vient de avieo ou auieo, lier. Auieo comporte toutes les voyelles. Être un poète qui lie, c’est être quelqu’un qui lie les voyelles. Auieo lie de manière cabalistique les voyelles. Le premier vers de La Divine comédie injecte, comme le demande ce mot, les cinq voyelles cardinales de toute la langue. Ceci vient de la Kabbale et de l’Hébreu et conduit à Rimbaud.
Schelling dit que la fonction suprême de la métaphysique est de faire entrer ses voyelles dans la langue et libérer la nécessité de la consonne par l’humanité de la voyelle. L’humanité se libère en s’ouvrant au souffle de la voyelle. En définissant la poésie par auieo, Dante écrit une chose qu’il fait : mobiliser les lettres qui mobilisent la liberté. Et auieo est aussi Jéhovah, le mot interdit. C’est le centre des gorges rationnelles, dont le premier cri est El. Nous sommes passés de El à Jéhovah. C’est celui qui fait la torsion, le cercle, du lien qui est en mesure de fonder la parole. Il y a donc une dimension performative de l’œuvre de Dante : quelle est cette opérativité ?  

 
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